Religions et sociétés

Abdennour Bidar est un philosophe et spécialiste des mutations dans la vie spirituelle dans le monde contemporain. Il a coordonné un livre collectif Aux origines de la catastrophe. Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Avec une trentaine d’autres auteur.e.s renommé.e.s[1], il a été logiquement chargé du chapitre sur la religion.

Coordonné par Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Hugues Dorzée (magazine Imagine), la plupart des contributeur.ice.s ont abordé le sujet de l’influence de la religion sous l’angle de la problématique de la crise écologique qui est jugée, par quasi tous, comme la plus grave menaçant l’avenir de nos civilisations. À côté d’autres grands thèmes comme « La grande accélération », « La grande exploitation », « La Grande séparation », Bidar est lui, avec 5 autres, chargé d’expliciter le thème de « La grande bifurcation ».

L’auteur expose qu’historiquement toutes les sociétés avaient une ou des divinités qui constituaient le ciment des diverses civilisations.

L’auteur expose qu’historiquement toutes les sociétés avaient une ou des divinités qui constituaient le ciment des diverses civilisations. Une telle organisation collective serait apparue en Eurasie à une période comprise entre 1500 et 500 avant Jésus-Christ. S’il y a plusieurs visions du monde, elles font toutes référence à une « transcendance radicale » (appelée « axiale »). Le divin, situé au-delà de l’univers sensible est celui qui orchestre la vie des humains (« Que votre volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel » est une phrase importante du Notre Père, prière la plus récitée dans le monde chrétien.)

Cette verticalisation de la vie spirituelle a logiquement déteint sur d’autres compartiments des sociétés : des autorités transcendantes et normatives se retrouvent dominantes dans la logique de modes de fonctionnement où une autorité surplombe les individus ordinaires. Rois, experts scientifiques, grands prêtres dirigent d’en haut la vie de tous, même dans les sociétés théoriquement sécularisées.
C’est au XVIIe siècle qu’en Occident le passage d’une domination de Dieux extérieurs à l’univers sensible a eu lieu progressivement, ce qui a conduit à l’asservissement de la majorité des citoyens par des entités profanes. Un philosophe déterminant dans cette évolution est le philosophe Descartes qui a décrété que les humains devaient se comporter « comme maîtres et possesseurs de la nature ».
Ainsi donc la relation à la nature des sociétés modernes devenait, non plus être une interaction avec une entité considérée comme sacrée (la Terre Mère), mais comme une relation de maître à sujet, sujet que l’on pouvait exploiter dans l’intérêt des nouveaux dominants. Non seulement les humains se sont ainsi séparés de la nature avec laquelle ils vivaient en harmonie et sont passés en une logique de prédation et d’extractivisme. Ainsi, le capitalisme (libéral ou d’État), qui est l’idéologie dominante en ce début de XXIe siècle, transpose au niveau des nations et de quasi toutes les organisations humaines cette hiérarchie qu’on ne peut contester[2].

Bidar nous dit : « Le capitalisme est typiquement une structure verticale, dès lors que le « haut » (détenteurs des moyens de production, actionnaires, investisseurs…) commande absolument la vie du « bas » (emploi, consommation des masses). Même la démocratie représentative fonctionne top down à partir d’élus qui, à tous les niveaux (national, régional, communal) gouvernent. »

Ce qui est en crise aujourd’hui est souvent dû à des dysfonctionnements, conséquences de la verticalité des décisions. Ainsi la crise écologique est une conséquence désastreuse de la posture verticale de quasi toutes les sociétés. Tels des monarques, les pseudos « élites » réduisent en quasi esclavage la majorité des populations pour disposer sans vergogne tant les ressources naturelles que la force de travail des individus ordinaires. Mais ce mode d’organisation est, de nos temps, de plus en plus contesté (…comme si son génie était désormais épuisé. Comme s’il avait fait son temps. (…) À l’autorité des dieux que les peuples accueillaient comme une lumière s’est substituée la domination inique des hommes sur la nature et sur d’autres hommes ; d’en haut venait la bénédiction, d’en haut vient aujourd’hui la malédiction ».
L’auteur ne suggère pas un retour en arrière, mais il juge que « le temps de la transcendance est sans doute achevé ». Selon lui, il faudrait réfléchir avec un angle de vision large, ne pas croire que les causes de l’effondrement seraient politiques, technologiques ou historiques, sans tenir compte des idéologies ou spiritualités qui organisent et modèlent chacune des civilisations. Si les sociétés vivent successivement un surgissement, un apogée, un déclin, les sociétés verticales en seraient dans la troisième phase, le déclin.
En cette phase de transition, « la mort de Dieu » nous dit Nietzsche, le dieu argent a pris sa place ? Le phantasme de l’Homo deus (Youval Noah Harari) est une caricature post-moderne de l’incarnation divine. Le retour d’un religieux fait ressusciter de nouvelles formes d’obscurantisme. C’est Malraux qui a dit que « le XXIe  siècle sera religieux ou ne sera pas. » Mais il ne se doutait sans doute pas que le religieux prendrait les formes très profanes auxquelles nous assistons aujourd’hui.

Tous ces symptômes seraient dus « au fait que nous sommes à présent parfaitement lost in transition , entre deux âges de nos vies spirituelles ». Dirigés nous étions des créatures crées et dirigées par des Dieux. Nous entrons juste dans une nouvelle vie spirituelle « marquée par le chaos propre à toute destruction créatrice, et à toute émergence, dans la douleur et l’incertitude d’un sens nouveau ».

Quel pourrait être ce sens nouveau ?

 

 

Abdennour Bidar

Aux origines de la catastrophe.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Les liens qui libèrent & Imagine

Novembre 2020

194 pages, 17 euros.

 

 

 

 

[1] Entre autres, Alain Damasio, Paul Jorion, Dany-Robert Dufour, Renaud Duterme, Éric Toussaint, François Jarigue, Malcolm Ferdinand, Geneviève Azam, Dominique Bourg, Nancy Huston… tous et toutes bien connus de ceux qui s’intéressent aux aspects théoriques de l’écologie.

[2] There is no alternative (TINA), traduit en français par « Il n’y a pas d’autre choix » ou « Il n’y a pas d’alternative » ou « Il n’y a pas de plan B », est un slogan politique sacralisant le néolibéralisme. Cette phrase est  couramment attribuée à Margaret Thatcher lorsqu’elle était Première ministre du Royaume-Uni.