Quand le mouvement de la transition se politise

Il y a un peu plus de 2 ans, POUR publiait un cahier d’analyse titré « Quelle transition vivrons-nous ? ». La douzaine de contributeurs qui avaient participé à l’écriture de ce dossier avaient des avis parfois très enthousiastes, parfois plus réservés, quant à l’avenir du  mouvement de la transition. Une critique souvent lue était que les transitionneurs n’étaient pas assez « politiques », qu’ils se contentaient d’agir « à côté » des forces dominantes et que ce « retrait »[1] provoquerait leur impuissance. Or, voici que le noyau central de la transition de Belgique publie un manifeste : « Pour accélérer la Transition Écologique et Solidaire »[2]. Ce texte prouve aux pessimistes que décider d’agir par soi-même, en attendant que les « responsables » politiques comprennent enfin l’urgence, n’empêche pas d’avoir des idées et des revendications très précises sur ce qu’il conviendrait de faire collectivement.

Le mouvement de la transition, initié par Rob Hopkins en 2006, s’est aujourd’hui implanté dans plus de 60 pays. Il est particulièrement actif en Belgique sous l’étiquette du « Réseau transition.be, acteurs du changement positif ». Ces véritables transitionneurs[3] ont beaucoup travaillé ce printemps et ont organisé de nombreuses rencontres, conférences et ateliers, notamment, en mars, 8 grands événements regroupés sous le nom Transition Now.

Ce vaste remue-méninges n’est pas resté sans effets et, en juin, le Réseau transition et une dizaine de partenaires2 faisaient connaître un manifeste qui résume ce que le versant écologiste et social de la société civile de Belgique francophone attend comme organisation collective et donc des mandataires politiques. Lisons leur objectif : « Ce manifeste présente une série de propositions afin d’amplifier la Transition écologique et sociale en Belgique. Selon les scientifiques, les générations actuelles sont en effet les dernières à pouvoir préserver les conditions propices aux formes de vies actuelles sur Terre. Et nous ne sommes pas en avance. Pour relever ce défi sans précédent dans l’histoire de l’humanité, nous aurons donc besoin de citoyen·ne∙s et de mandataires politiques qui fassent preuve d’imagination, d’intégrité, de compassion, d’ouverture aux autres, de remise en question, de détermination et de courage ».

Ce généreux appel se traduit par des revendications concrètes, organisées en 11 chapitres rigoureusement argumentés. Nous n’allons pas pouvoir les détailler ici. Il en est de prévisibles quand on connaît les priorités des transitionneurs. Ainsi, les chapitres « Rester sous la barre des 1,5°C », « Préserver le vivant », « Remettre de la cohérence dans le quotidien » ou « Développer des systèmes alimentaires durables et résilients » reprennent des propositions que l’on sait faire partie des priorités du mouvement de la transition. Certains (qui les connaissent mal) seront peut-être plus étonnés qu’ils aient des idées bien précises sur des sujets tels que « Renforcer la cohésion sociale », « Assurer la prospérité et le partage des richesses », « Garantir l’accès à la santé et au bien-être », « Réorienter l’éducation », « Impliquer les acteurs associatifs, de l’éducation et de la recherche ».

Des accents sociaux marqués

Reprenons, à l’intention de ceux qui jugent le mouvement de la transition totalement insensible aux préoccupations sociales quelques passages qui prouvent que cela ne se vérifie pas. Ils sont d’abord bien conscients de cette critique : « Il est parfois reproché à la Transition d’être un mouvement de la classe moyenne éduquée, peu accessible aux personnes précarisées. Sans entrer ici dans ce débat, nous dirons que ce n’est ni complètement vrai ni complètement faux, selon le point de vue depuis lequel on se place. Il est important de préciser ici que par transition inclusive nous entendons une inclusivité au sens large. Une ouverture interculturelle, interprofessionnelle, intergénérationnelle… Femmes, hommes et enfants de bonne volonté, quelle que soit la (les) “catégorie(s)” de population dont ils font partie… » Des propositions pratiques démentent donc cet a priori, tant sur le plan démocratique (« Accorder une attention particulière aux personnes et groupes qui “restent à la marge”, qui « ne viennent jamais » ou qui disposent de peu de moyens pour se faire entendre. Favoriser le droit à l’expression de l’ensemble des groupes de la société par des méthodes adaptées, notamment la « capacitation citoyenne ») que sur le plan socio-économique (« Dans le but d’assurer un partage des richesses plus juste, trois mesures sont ressorties de nos discussions : Diminuer et partager le temps de travail. Permettre à tout le monde d’avoir du travail et aussi du temps libre pour déployer la Transition dans leur vie personnelle et/ou dans leur quartier. (…) Mettre en place une allocation de reconversion professionnelle au service de la Transition. Viser d’ici à 2030 la reconversion professionnelle d’activités économiques qui sont responsables de 60% des émissions de gaz à effets de serre en Belgique vers des secteurs qui déploient la Transition, régénèrent les écosystèmes et captent des gaz à effets de serre (et 100% de reconversion en 2040). Pour ce faire, permettre aux personnes de quitter et/ou créer leur emploi (…) et garantir un “Revenu Minimum pour la Transition” pour subvenir à leurs besoins. (…) Développer des économies locales, sociales et solidaires »).

Toutefois, les partisans de la lutte des classes n’approuveront pas le positionnement non conflictuel des transitionneurs. S’ils citent l’égérie états-unienne qu’ils aiment bien, Alexandria Ocasio-Cortez, ils ont une notion de l’inclusivité qui sera sans doute trop large à leurs yeux : « C’est-à-dire autant les personnes qui vivent dans la précarité et les classes moyennes que les personnes qui ont “réussi” dans notre société et ont de l’argent. Toutes les personnes de bonne volonté ont quelque chose à apporter et un point de vue important à prendre en compte... »

On trouve aussi dans ce manifeste la volonté d’accélérer la mutation culturelle préalable aux changements de fond avec des ouvertures telles que : « Les acteurs associatifs, de l’éducation et de la recherche ont des revendications communes : orienter le financement public de la recherche pour qu’elle contribue plus largement à la transition écologique et solidaire et mieux valoriser les services à la société des acteurs académiques (ex. la vulgarisation), à côté de leurs missions de formation et de recherche »

Pas aussi naïfs qu’on ne le dit

S’ils ont listé leurs revendications, les transitionneurs savent que ce n’est qu’un début : « Nous savons que ce que nous faisons n’est pas suffisant et que nous faisons notre part. Nous allons continuer à déployer des stratégies variées et complémentaires : sensibilisation, formation, accompagnement des dynamiques de transition (citoyen·ne·s, entrepreneuriales, politiques, académiques…), expérimentation d’alternatives, économie sociale, protection de l’environnement, plaidoyer, actions non violentes, mise en réseau d’acteurs de la Transition avec diverses composantes de la société civile (lutte contre la pauvreté, partenaires sociaux, monde de l’entrepreneuriat, secteur de la santé…), recherche, organisation d’événements… Nous ne sommes pas naïf ve·s, mais nous engageons à rester actif·ve·s, constructi∙f·ve·s, vigilant·e·s et déterminé·e·s. Nous savons que le chemin sera semé d’embûches et aussi de moments historiques ».

Et, à la fin du manifeste, on trouve une mise en demeure claire à l’égard du monde politique : « S’il est incorrect de dire que rien n’a été fait par les pouvoirs politiques, il est cependant clair qu’au regard des enjeux actuels, cette action est largement insuffisante, et même parfois incompréhensible. Alors que l’urgence est avérée et que la situation nécessite une réorientation des ressources disponibles (institutions, personnel, temps, argent…) vers une Transition rapide et démocratique, les politiques publiques sont à la traîne, depuis trop longtemps. Regagner une légitimité et la confiance des citoyen·ne·s passera nécessairement par une action politique déterminée et lucide en faveur d’une Transition écologique et sociale. Ce que nous demandons aux mandataires politiques, aux gouvernements et aux parlements: faire votre part dans les changements en cours, légiférer en faveur du changement, supprimer ce qui bloque la Transition et désengager l’État des énergies fossiles, interdire les pratiques qui continuent à détruire les fondations de la vie sur Terre. Le pouvoir judiciaire est également concerné pour faire respecter ces interdictions. Favoriser la décarbonation rapide et réelle de l’économie, soutenir de façon forte les dynamiques émergentes de la société civile et des associations qui sont actives sur le terrain. Et bien entendu, tout cela ne se fera qu’avec la mise à disposition de budgets importants pour la Transition écologique et sociale, ce qui impliquera des réorientations budgétaires, une fiscalité plus juste et une utilisation de tous les moyens financiers à la disposition de l’État. ».

Au vu de ce qui précède, il serait sans doute bon que revoient leur jugement ceux qui considèrent le mouvement de la transition n’est qu’un ramassis de colibris, juste bons à amener leur petite goutte d’eau sur le brasier qui menace la planète…

Alain Adriaens


[1] Le « retrait » comme mode d’action politique a été théorisé par Gustav Landauer dès 1903 : La Communauté par le retrait et autres essais, traduit de l’allemand et présenté par Charles Daget, éditions du Sandre, 2008.
[2] Une dizaine d’organisations (Réseau Transition, Agroecology in Action, Association 21, CNCD 11. 11.11, IEW, Réseau Idée, RCR, SAW-B, Rencontre des Continents) sont partenaires du document et on nous donne même le nom des personnes qui ont personnellement collaboré à l’élaboration du texte sous la direction de Josué Dusoulier et Pauline Steisel : Bénédicte Allaert, Eleonore Barrelet, Antoinette Brouyaux, Géraldine Dohet, Christophe Dubois, Sébastien Kennes, Frédérique Konstantatos, Ségolène Malengreaux, Véronique Rigot et Christophe Schoune.
[3] Nous avons publié il y a peu, l’article « La trahison de la transition » qui dénonçait la récupération du terme transition pour en faire un simple synonyme de changement, souvent superficiel, ce qui n’est certainement pas l’objectif du mouvement de la transition.