Pourquoi le peuple aime le cyclisme

 

Henri Pélissier, un de ceux qui ont forgé l’image des «forçats de la route».

Ce 28 juillet s’est terminé un passionnant Tour de France 2019. Une fois de plus, le succès populaire de l’épreuve ne s’est pas démenti et des millions de spectateurs se sont pressés le long des routes et devant leurs téléviseurs pour admirer ceux que le journaliste Albert Londres, l’un des plus grands journalistes internationaux de la première partie du XXe siècle, a nommé « les forçats de la route » dans un article du Monde en 1924. Depuis plus d’un siècle, malgré de nombreuses  critiques, la compétition à vélo, et notamment l’épreuve phare qu’est le Tour de France, a toujours suscité la passion des foules populaires. Ce succès a des causes profondes que nous voudrions esquisser ici.                         

 

Certes, depuis plus de 100 ans qu’il agrémente nos printemps et nos étés, le cyclisme a suscité des critiques et a traîné quelques brinquebalantes casseroles. Il y a évidemment le dopage et l’argent.

Tous dopés ?

Comme le cyclisme est la discipline sportive la plus dure, la plus exigeante (on le verra plus loin), il est quasi inévitable que, pour supporter les douleurs et l’effort prolongé qu’exige la pratique professionnelle du vélo, les coureurs ont cherché le support de substances illicites et, hélas aussi, souvent dangereuses pour leur santé. Il y eu des périodes où le phénomène a pris beaucoup d’ampleur et a fait douter de l’égalité des chances de tous face à la « glorieuse incertitude du sport ». Heureusement des mesures furent prises et aujourd’hui les cyclistes professionnels sont certainement les sportifs les plus contrôlés. Si, comme pour les as de la bicyclette, d’autres sports utilisaient des « passeports biologiques » aussi exigeants et appliqués quotidiennement, on aurait quelques surprises. Mais la lutte doit rester constante afin que la triste période symbolisée par Lance Armstrong ne revienne jamais.

Les dérives de l’argent

Le cyclisme se déroule dans la société qui est la nôtre en ce début de XXIe siècle et il est donc illusoire d’imaginer qu’il soit indemne des dérives liées à la domination sans partage de l’argent roi. Pourtant, malgré son importance sociétale, il n’est pas trop impacté et ce pour une bonne raison : être spectateur des courses cyclistes est… gratuit. Ce n’est évidemment pas une décision prise pour des raisons éthiques, bien minoritaires sous le néolibéralisme, mais faire payer les spectateurs le long des dizaines, des centaines de kilomètres d’une course est totalement impossible. Dans un vélodrome ou sur les derniers mètres avant l’arrivée peut être payant mais pas dans la majeure partie d’un parcours. Seule la publicité affichée sur les maillots des coureurs finance tout le système et cela n’atteint pas les sommes monstrueuses observées dans l’autre sport populaire, le football. C’est d’ailleurs pour cela que contrairement à ce qui se passe en foot, le résultat n’est pas écrit d’avance puisque là, ce sont toujours les clubs qui ont le plus d’argent qui remportent toujours la compétition (voir notre article de février 2019, « l’argent sale du foot »).

Certes, beaucoup de champions ont, comme par hasard, leur domicile à Monaco, mais c’est, mauvais esprits, parce que l’arrière-pays niçois avec son beau climat et ses petits cols est idéal pour l’entraînement… L’argent qui contamine tout touche naturellement le cyclisme mais on est loin des magouilles, des sommes monstrueuses que brasse le foot (plusieurs centaines de millions € pour le transfert d’un joueur vedette).

La proximité

Une foule considérable vibre et accompagne ses « héros ».

Cette gratuité du cyclisme que chacun peut aller admirer là où il le souhaite, le long d’une petite route proche de son domicile ou à un endroit stratégique (côte, col, secteur pavé…) pour les connaisseurs est un second atout qui explique la popularité du cyclisme. Sur le bord de la route, vous voyez passer votre héros à quelques centimètres de vous, parfois même, dans un col où ils passent à vitesse réduite, certains les touchent où les accompagnent quelques mètres en se faisant exploser les poumons en courant à leur côté en leur hurlant des encouragements. Dans le cyclisme, le spectateur se sent un peu acteur et il n’y a qu’à voir les accoutrements les plus fous qu’arborent les supporters pour se faire voir (de la télévision qui joue un rôle de plus en plus important dans le succès de la discipline). Il en est même qui s’autorisent une petite poussette pour les derniers qui souffrent le martyr. Nous ne parlerons pas des ultra-minoritaires (ah les salauds !) qui, parfois, ont porté un coup à l’adversaire de leur préféré. Parfois, je me demande comment, dans certaines étapes de montagne, les leaders osent foncer tête baissée vers une foule compacte d’admirateurs qui tous, voulant voir leur champion arriver, ne s’effacent qu’à la dernière seconde. Le cycliste dans le rôle du taureau et le fan dans le rôle du torero. Parfois l’esquive est ratée et le choc est rude pour les deux…

Les champions cyclistes pros sont des vedettes mondiales mais la plupart restent simples et lors des départs, ils fraient volontiers avec leurs supporters et leur accordent sourires, mots gentils et autographes.

Une foule considérable vibre et accompagne ses « héros ».

Le courage

On l’a dit, le cyclisme est le sport le plus exigeant physiquement. Des courses d’un jour de près de 300km ou des étapes d’une course qui s’étale parfois sur 3 semaines exigent des efforts gigantesques, une endurance incroyable. Comme dans tous les sports de haut niveau, des qualités athlétiques hors normes sont nécessaires pour briller mais le cyclisme est sans doute un des rares sports où un moins doué peut l’emporter parce qu’il est plus courageux, plus résistant à la douleur, plus capable d’aller puiser dans le tréfonds de sa souffrance pour résister à plus fort que lui.

Et ce n’est qu’une facette du courage nécessaire au cycliste : le vélo est un sport dangereux, sans aucun doute le plus dangereux de tous. On ne compte pas les chutes, plus ou moins graves, qui émaillent toute course. Il n’est pas un coureur qui n’ait quelques fractures et quelques mois d’inactivité pour convalescence après un accident grave. Ce n’est heureusement pas très fréquent mais on recense plusieurs décès de cyclistes en course, ou des handicapés à vie.

Ce qui est le plus étonnant est la réaction courante de la majorité d’un cycliste  lors d’une chute grave. Si la blessure n’est pas majeure, on en voit se relever, ensanglantés, remonter en selle et tenter de rejoindre l’arrivée, parfois avec de graves fractures. Il en est même, qui dans des courses à étapes, souffrent le martyr des jours durant, couverts de pansements, pour ne pas abandonner, la course et leurs équipiers. Quand on en voit glisser sur le bitume à du 50km/h, se relever sanguinolents et repartir avec détermination, on ne peut que sourire en pensant à ces vedettes du foot qui, tombant sur l’herbe, se tordent dans d’impressionnantes convulsions de douleur (d’accord, c’est pour influencer l’arbitre, mais quand même, quel cinéma…).

Un cadre grandiose

Si la plupart des disciplines sportives se déroulent dans des salles ou dans des stades, la course à vélo se pratique en pleine nature et on peut faire confiance aux organisateurs pour emmener les pelotons en des endroits beaux et peu ordinaires. Vallées et collines ardennaises, pavés antédiluviens des routes de campagnes de Flandre et, surtout, montagnes alpestres et pyrénéennes des trois grands tours (de France, Giro, Vuelta). Dans de tels décors grandioses, les minuscules humains démontrent qu’ils peuvent se surpasser dans de magnifiques écrins naturels.

Ces dernières années, la télévision, ses hélicoptères et ses drones, a ajouté un intérêt supplémentaire à la discipline. Les coureurs vu d’en haut, dans des paysages tellement beaux, donnent envie d’aller passer ses vacances par là. Pas étonnant que les villes soient prêtes à débourser des sommes croquignolettes pour être ville de départ ou d’arrivée de grandes courses. Cela attire du monde le jour même mais aussi par la suite, pour le plus grand profit du commerce local.

Le décor de la fin du Tour de France 2019, qui s’est terminé hier, a été en phase avec l’actualité de cet été. Lors des deux dernières étapes, après trois jours de canicule, la course a dû être arrêtée et écourtée car un orage de grêle a recouvert la route de 10cm de glace et provoqué des coulées de boues rendant la route totalement impraticable. La colère de Gaia, annoncée depuis longtemps par les écologistes a aussi fait irruption dans la course. Tout est décidément détraqué, mon bon Monsieur…

Cela ressemble tellement à la vie

Ce n’est peut-être pas conscient chez la plupart des fans de cyclisme, mais une saison cycliste ou une grande course à étapes, cela ressemble furieusement à la vie qu’affrontent la plupart des gens du peuple qui sont, justement, les fervents supporters de ce sport.

Au départ, vous faites partie d’une entreprise : cela s’appelle une équipe. Comme dans toute entreprise, il y a des chefs, non seulement à côté des coureurs, mais aussi au sein du groupe de ceux qui pédalent. Il y a les vedettes et puis les lieutenants. Les vedettes sont les plus forts mais ils ne peuvent rien s’ils ne sont soutenus par de fidèles seconds, des porteurs d’eau (enfin de bidon et de ravito). La solidarité au sein de l’équipe est essentielle. Les bons leaders sont ceux qui savent remercier leurs seconds et notamment en leur accordant parfois « un bon de sortie » lors d’une course de moindre importance. Mais parfois, un second, un vizir, « veut devenir calife à la place du calife » et les dissensions éclatent. La défaite est souvent le résultat de ce genre de conflit. Le mieux alors est de changer d’entreprise (d’équipe) pour la saison suivante.

Mais au-delà, de ces rapports humains, essentiels au sein de toute communauté humaine, il y a aussi le destin. Une crevaison ou un ennui mécanique au mauvais moment, une chute malheureuse et des mois d’entraînement, des heures d’effort, la perspective du succès qui approche, approche… et patatras, tout peut s’écrouler en une seconde. C’est la vie diront certains et, de fait, cela ressemble souvent à nos histoires personnelles qui butent sur des obstacles imprévus alors que nous avions posé pierre après pierre dans un projet de vie.

Certains coureurs nous donnent le courage de repartir. Quel amateur de cyclisme ne pense à un Philippe Gilbert que l’on voit plonger dans un ravin alors qu’il est en tête d’une course, en sortir péniblement et remonter sur sa selle, avant, logiquement de devoir abandonner car il a des os brisés? Mais quelques mois plus tard, il remporte un monument du cyclisme comme Paris-Roubaix… On demande parfois à nos responsables politiques d’être exemplaires, ce qu’ils sont rarement. Ils devraient prendre des leçons chez les rois de la bicyclette… Et pour revenir sur le courage, bien que tous tombés au moins une fois, on les voit descendre des cols à du 90km/h (on dit à juste titre à tombeau ouvert…), frôler des ravins insondables et relancer la machine pour aller encore plus vite.

La vie des gens du peuple est comme cela, avec des espoirs souvent déçus par des coups du destin ; mais eux non plus n’ont pas le choix et ils doivent remonter en selle, meurtris, moins performants, mais « la vie c’est comme cela ». Pas étonnant qu’ils aiment de vélo qui illustre et sublime leur quotidien de « forçats du capitalisme hyper-moderne ».

Julian Alaphilippe a fait rêver la France
avant que la multinationale Ineos n’emporte le morceau.

Alain Adriaens