L’argent sale du foot

On a finalement assez peu parlé des football leaks qui ont ébranlé la renommée du sport qui brasse le plus d’argent de par le monde. Et pourtant, ces 18 millions de documents analysés par 12 médias internationaux ont de quoi conforter les constats scandaleux décrits dans le n°5 de POUR, « L’injustice fiscale tue la démocratie et décuple la pauvreté ».

Même les supporters les plus convaincus doivent le reconnaître : il y a tellement d’argent dans le monde du football professionnel que cela enlève une grande part du plaisir que l’on trouvait auparavant dans cette discipline. La formule « la glorieuse incertitude du sport » n’y est plus qu’un lointain souvenir : à la fin ce sont toujours les plus riches qui l’emportent…

Ceux qui veulent découvrir les mille turpitudes provoquées par l’argent qui ruisselle (par vers les pauvres) dans le monde frelaté du football professionnel liront avec stupéfaction le très complet dossier « Quelque chose de pourri au royaume du football » réalisé par Henri Houben, en ligne sur le site du GRESEA (Groupe de Réflexion pour une Politique Économique Alternative). Nous n’en retiendrons ici que les aspects liés à la fraude et à l’évasion fiscale, celle qui prive les États des moyens nécessaires pour assurer des politiques publiques dignes d’une nation dite développée.

L’incroyable concentration d’argent

Tout d’abord, il faut réaliser la progression de la concentration financière dans ce milieu, notamment en Europe. Ainsi, le graphique ci-dessous montre que les fédérations des 5 nations dominant le foot en Europe (Allemagne, Angleterre, Espagne, France et Italie) ont vu leurs recettes croître de 9% en moyenne chaque année depuis 10 ans pour atteindre le montant énorme de 15,7 milliards d’€ en 2017.

Graphique 1 – Évolution des revenus des 5 principales fédérations de football de 1997 à 2018 (en milliards €)

Source : calculs (GRESEA) sur base de Statista, Revenue of the biggest European soccer leagues – https://www.statista.com/statistics/261218/big-five-european-soccer-leagues-revenue/.

Sur la même période, un autre graphique montre que selon la formule très capitaliste « The winner takes all » (« Le gagnant rafle tout »), ces 5 fédérations ont capté entre 65% et 73% du fric circulant en Europe dans le secteur du football.

Graphique 2 – Part des principales fédérations de football en Europe de 1997 à 2017 (en %)

Source : Calculs (GRESEA) sur base de UEFA, Panorama du football interclubs européen UEFA, Rapport de benchmarking sur la procédure d’octroi de licence aux clubs, exercice financier 2016 et  UEFA, The European Club Footballing Landscape, Club Licensing Benchmarking Report, 2017.

Au final, une vingtaine de clubs deviennent de véritables multinationales qui drainent vers elles des sommes gigantesques, sources des appétits les plus cupides.

Tableau 1 – Les 10 clubs européens les plus riches : recettes de la saison 2016-2017 (en millions €)

Clubs Pays Revenus
1 Manchester United Angleterre 676,3
2 Real Madrid Espagne 674,6
3 FC Barcelone Espagne 648,3
4 Bayern Munich Allemagne 587,8
5 Manchester City Angleterre 527,7
6 Arsenal Angleterre 487,6
7 PSG France 486,2
8 Chelsea Angleterre 428,0
9 Liverpool Angleterre 424,2
10 Juventus Turin Italie 405,7

Selon que vous soyez puissant ou misérable…

Tout récemment, vient de se clôturer un épisode qui a été assez largement médiatisé car il concernait Cristiano Ronaldo, vedette mondiale et valeur (monétaire) sûre : il vient d’être vendu du Real Madrid à la Juventus de Turin pour un bail de 4 ans pour la modique somme de 112 millions d’€ (Ronaldo est déjà un peu âgé, 33 ans, et il n’a donc pas atteint le prix du plus jeune Neymar : 222 millions d’€).

Si ces montants vous font tourner la tête, ils ont aussi fait vaciller celle de Cristiano. Entre 2011 et 2014 ses revenus d’origine espagnole (il en a d’autres) se sont élevés à 43 millions d’€ mais il n’en a déclaré que 11,5. Belle différence ! Entre 2015 et 2020 il a encore tenté de dissimuler 28,4 millions d’€.

Bien entouré par de puissants avocats fiscalistes, Ronaldo avait négocié avec le fisc espagnol et avait obtenu en mai 2018 un pré-accord prévoyant qu’il verserait 14 millions d’€ pour laver ses gros péchés. Hélas pour lui, en juin 2018, un nouveau gouvernement socialiste arrivait au pouvoir en Espagne, ce qui entraînait des changements à la tête de l’administration fiscale du pays. Selon la Loi, Cristiano Ronaldo aurait pu être condamné à payer une amende d’au moins 28 millions d’€ et encourir une peine de prison allant jusqu’à 3 ans et demi. Sale coup pour la Juventus qui aurait vu son achat de 122 millions d’€ séjourner, non sur le banc des réservistes, mais sur le grabat des forçats ! En cette mi-janvier 2019, est tombée la décision finale : le Portugais est condamné à payer une amende de 18,8 millions € et écope d’une peine de prison de 24 mois. Tiens, 24 mois et pas 42 mois, cela tombe bien : en Espagne, pour les premières infractions, les peines inférieures ou égales à 2 ans peuvent être effectuées sous le régime de la probation (moyennant une petite amende supplémentaire de 365.000€, dans les moyens de notre star). Ronaldo pourra donc continuer à jouer au ballon en Italie et à gagner assez d’argent pour régler sa note de près de 19 millions d’€. Une fois de plus, l’on aura pu voir s’appliquer la morale par laquelle La Fontaine concluait sa fable, « Les animaux malades de la peste » : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».

Les gros poissons

Si Ronaldo s’est fait coincer par le fisc espagnol, c’est sans doute parce que c’est un amateur, un petit tricheur pas aussi habile que les requins qui nagent dans les eaux troubles du football pro. Les grands profiteurs, qui n’ont pas le talent physique du jeune Portugais mais un savoir-faire d’évasion voire de fraude fiscale, sont d’abord les agents de joueurs. Ceux-ci, amassent beaucoup en vendant les joueurs d’un club à un autre, empochant au passage des commissions somptueuses. Ils agissent dans la discrétion et utilisent des sociétés-écrans implantées dans des paradis fiscaux pour échapper à tout contrôle. Les plus habiles ont pour noms Pinhas Zahavi, Jorge Mendes, Jonathan Barnett ou Mino Raiola.

Pinhas Zahavi est un Israélien de 76 ans. Il a supervisé le transfert de Neymar de Barcelone au PSG et a touché plus de 10 millions € de commissions à cette occasion. Grâce à des sociétés installées à Gibraltar, Malte, Chypre et les îles Vierges britanniques, il ne paie quasiment pas d’impôt. Il vit à Londres mais « paie » ses impôts en Israël où il y a obtenu un arrangement fiscal personnalisé très favorable. Il est à la tête d’un holging, Gol International, qui a son siège social à Gibraltar où il ne paie aucun impôt sur ses bénéfices. Les dirigeants de ce holding sont en fait des prête-noms fournis par Finsbury Trust, une société locale qui aide les investisseurs à s’installer à Gibraltar. Zahavi est présent en Belgique, accusé d’escroquerie, faux et usage de faux, car il dirigerait en sous-main l’équipe de première division, le Royal Excel Mouscron. C’est logiquement interdit par les règles internationales puisqu’il y a d’évidence conflit d’intérêt entre un agent et un propriétaire de club. Zahavi se cacherait depuis peu derrière une société coréenne, Bongo, appartenant à un Thaïlandais. On constate que l’on est clairement dans les montages qu’apprécient particulièrement les fraudeurs fiscaux internationaux et qui ruinent les finances de nos pays.

Des investissements juteux

Les liens entre foot, argent et politique atteignent les plus hauts sommets dans l’achat des grands clubs par des milliardaires qui en tirent des avantages financiers ou politiques. On se souviendra de Silvio Berlusconi qui décupla sa renommée (ce qui l’aida à prendre le pouvoir en Italie) en investissant dans l’AC Milan. Mais il est d’autres conquêtes profitables… En 2003, le milliardaire russe Roman Abramovitch acheta le club anglais de Chelsea pour 200 millions. Les recettes annuelles du club ont alors allègrement grimpé et Chelsea devenait champion en 2005 et 2006. Voilà un investissement qui rapporte. Peu après, un fonds d’investissement d’Abu Dhabi achète une autre équipe anglaise, Manchester City. En 4 ans, le cheik Mansour bin Zayed Al Nahyan a dépensé 1,3 milliard d’€. On a vu dans le tableau 1 que Manchester City est devenu, en 2017, le 5ème club européen en termes de revenus. Accessoirement, depuis 2010, City se trouve dans les 5 premiers du championnat d’Angleterre et fut vainqueur en 2012, 2014 et 2018. En 7 ans, cela aura coûté 2,7 milliards d’€ mais les recettes à venir sont prometteuses.

En 2011, c’est le Qatar qui acquiert 70% du Paris Saint-Germain (PSG). On y recrute des vedettes internationales (dont Neymar pour 222 millions d’€). Les recettes passent de 100 millions d’€ en 2011 à 220 millions un an plus tard. Le club végétait en milieu de classement mais depuis 2013, il a conquis le trophée à 5 reprises.

En juillet 2018, tout au long de la Coupe du Monde, Gérard Lambert a publié, sur le site de POUR, une dizaine de chroniques qui essayaient d’encore nous faire rêver grâce au sport le plus pratiqué sur la planète. Il y eut, certes, des beaux moments, surtout pour les supporter Belges et Français, mais il faut hélas constater que, là aussi, l’argent est devenu roi, qu’il entraîne des dérives, de la corruption et, qu’en fin de compte, ce sont quasi toujours les plus riches qui gagnent.

Tiens, à propos de Coupe du Monde, où va se dérouler la prochaine, en 2022 ? Dans un pays où la culture du foot est importante et donc pour le grand plaisir des supporters ? Vous n’y êtes pas du tout : ce sera à Doha, en novembre (il y fait vraiment trop chaud en juillet, date séculaire de la Coupe). Les milliards déversés par le Qatar sur le PSG et par les Émirats Arabes Unis sur Manchester City auraient-ils donc aussi servi à améliorer l’image de marque de ces États et d’y attirer, dans des stades couverts et climatisés (aberration environnementale et sportive), le plus grand événement sportif planétaire ? Décidément, l’argent (du pétrole et du gaz dans ce cas) peut vraiment tout acheter, même la renommée internationale de pays aux politiques très très peu démocratiques…

Alain Adriaens