Mutation culturelle et militantisme d’aujourd’hui

6ème chronique de Guy Bajoit[1]

Dans ma 3ème chronique[2], j’ai proposé une analyse de la mutation culturelle qui s’est produite dans les sociétés contemporaines : entre le dernier quart du XXe et le premier quart du XXIe siècle, nous sommes passés du règne du modèle culturel progressiste de la première modernité à celui du modèle culturel subjectiviste de la seconde. Dans ma 4ème chronique[3], je me suis efforcé de montrer les conséquences de cette mutation sur les relations sociales dans notre vie quotidienne (en famille, à l’école, au travail, etc.). Puisque mon but est d’évaluer l’efficacité des formes actuelles de lutte contre le capitalisme néolibéral (que j’aborderai dans ma 7ème chronique), je voudrais examiner dans celle-ci de quelle manière cette mutation a aussi changé le rapport des individus au militantisme, et les conséquences de ce changement sur la conception des luttes sociales et politiques. Pour illustrer mon propos, je vais prendre deux idéaux-types de militants, très différents et même opposés : l’un est un délégué syndical du mouvement ouvrier, et l’autre milite dans le mouvement pour la transition (il est « transitionneur »). Je suis bien conscient qu’entre ces deux conceptions extrêmes du militantisme, il existe une grande quantité de formes intermédiaires d’engagement, sur lesquelles je reviendrai dans ma prochaine chronique.  

1- Le militantisme d’hier : l’exemple du mouvement ouvrier

Je dois d’abord revenir ici sur une question essentielle que j’ai déjà traitée dans ma 5ème chronique.[4] Quatre formes de lutte, sociales et/ou politiques, se sont attaquées au capitalisme d’avant-hier et d’hier : le socialisme utopique, le syndicalisme revendicatif ouvrier, le coopérativisme autogestionnaire et le communisme révolutionnaire. J’ai expliqué dans cette chronique que, de ces quatre méthodes de lutte, c’est le syndicalisme ouvrier qui a été – et de très loin – le plus efficace[5] : en effet, ce sont les luttes ouvrières qui, en un siècle, ont conduit nos sociétés à une amélioration substantielle des conditions matérielles et sociales de vie, non seulement de la classe ouvrière mais de l’ensemble de leurs populations.[6] Plusieurs raisons expliquent ce succès, dont voici les principales.

a) La justesse des enjeux revendiqués

Le mouvement ouvrier a d’abord été efficace parce que, suivant en cela les conseils de K. Marx lui-même, il s’est attaqué aux enjeux « stratégiques » dans sa relation avec la bourgeoisie. Par « stratégiques », j’entends les enjeux qui étaient indispensables à la reproduction et à l’augmentation de la puissance[7] de la bourgeoisie comme classe gestionnaire[8] : ces enjeux étaient le temps de travail et le niveau des salaires, dans un cadre juridique garantissant la propriété privée des moyens de production. En imposant à la bourgeoisie (grâce à des années de conflit et des sacrifices énormes) la réduction du temps de travail et la hausse des salaires, le mouvement ouvrier, sans remettre en cause la propriété privée, a placé la bourgeoisie dans une impasse, dont elle ne pouvait sortir qu’en augmentant la productivité du travail par l’innovation technologique, ce qui a eu pour effet de l’obliger à devenir plus « dirigeante » (à financer l’innovation, à réinvestir et créer des emplois, à payer plus d’impôts, à financer la sécurité sociale…). Le mouvement ouvrier a donc frappé juste !

b) La construction d’une solidarité organisée

Le prolétariat a mis longtemps avant de parvenir à construire une force sociale suffisante pour imposer ses revendications. « Prolétaires de tous pays, unissez-vous » fut un objectif indispensable mais difficile à atteindre. Ils ont dû surmonter toutes sortes de divisions (professionnelles, idéologiques, nationales…) sur lesquelles je ne reviendrai pas ici. Il a fallu aussi que certaines conditions objectives soient réunies (la fin des métiers et des corporations, la concentration des usines dans des pôles industriels…). Ces conditions ont favorisé leur unité. Celle-ci, cependant, est restée partielle, puisque plusieurs syndicats rivaux ont subsisté dans chaque pays. Il leur a fallu aussi créer des organisations syndicales, avec tout ce que cela comporte de contraintes pour leurs membres : une hiérarchie de rôles sociaux complémentaires ; des normes à respecter (avec le risque de bureaucratisation) ; une autorité à exercer (des ordres à donner et à recevoir, des évaluations et des sanctions) ; des délégations de pouvoir ; des alliances, donc des compromis à tolérer ; des dissidences à gérer par rapport à « la ligne politique définie par des leaders » ; des conflits (internes et externes) à mener ; des ressources financières à obtenir des membres et à gérer (honnêtement), etc.

c) Un fonctionnement plus ou moins démocratique

Souvenons-nous d’abord de ce que le sociologue italien Roberto Michels appelait la « loi d’airain de l’oligarchie » : toute organisation tend à devenir oligarchique (donc à être de moins en moins démocratique), parce qu’à chaque niveau de la hiérarchie ceux qui occupent le rang supérieur ont intérêt à échapper au contrôle de leurs subordonnés pour n’avoir pas de comptes à leur rendre ; et ceux qui occupent le rang inférieur ont un souci parfaitement complémentaire : ne pas leur demander des comptes, parce qu’il est bien plus facile de les laisser faire que de les contrôler ![9] Il a donc fallu beaucoup de temps aux syndicats pour faire le difficile apprentissage du fonctionnement démocratique. Mais, même s’il est toujours resté imparfait, c’est lui qui a rendu possible à la fois le soutien, mais aussi la critique, le contrôle des dirigeants et leur choix par leurs « bases », conditions indispensables de la vaste mobilisation sociale qui était nécessaire pour durer dans le temps, résister à la répression et accumuler lentement les victoires partielles.

d) Une utopie crédible : le socialisme

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Guy Bajoit


[1] Professeur émérite de sociologie de l’Université catholique de Louvain. Vos commentaires seront bien venus à guy.bajoit@uclouvain.be
[2] « La mutation du modèle culturel dans les sociétés modernes. »
[3] « Le changement socioculturel dans la vie quotidienne. »
[4] « Quelques leçons du passé pour comprendre et orienter les luttes du présent ».
[5] Relisez attentivement le point 4 de cette 5ème chronique : « Certaines formes de lutte ont été plus efficaces que d’autres » et, en particulier, la note n°9 en bas de page.
[6] Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les conditions de vie des Norvégiens et des Russes d’aujourd’hui. À ceux qui lèveront leur bouclier contre cette phrase et me diront que le sens de la vie n’est pas dans l’avoir mais dans l’être, je répondrai tranquillement qu’il est très difficile d’être quand on n’a pas !
[7] J’appelle « puissance » la capacité d’une classe gestionnaire : 1- de contraindre une classe productrice à fournir un surplus de richesse ; 2- de s’approprier ce surplus et 3- de décider librement de l’usage qu’elle en fera. Toutes les classes gestionnaires, historiquement connues, ont construit leur puissance en faisant cela, de multiples manières.
[8] Je rappelle qu’une classe gestionnaire est dite « dominante » quand elle gère le surplus économique pour satisfaire ses intérêts privés et ceux de ses alliés, et qu’elle est dite « dirigeante » quand elle le gère pour satisfaire des besoins d’intérêt général. C’est juste une convention de langage que je tiens d’Alain Touraine.
[9] Voir Roberto Michels, Les partis politiques. Notez bien que la responsabilité de la dérive oligarchique et bureaucratique appartient aux deux acteurs et pas seulement à celui qui gère l’organisation ; elle se situe donc dans la logique de la relation entre les deux. L’expression « loi d’airain » est cependant excessive parce qu’elle implique l’idée d’un processus inévitable, inflexible. Or, les relations sociales laissent toujours aux acteurs un champ d’action plus ou moins ouvert, échappant au déterminisme.
[10] Je recommande vivement la lecture du Cahier d’Analyse : « Quelle transition vivrons-nous ? », édité par Pour-Press (hors-série, n°2, déc. 2017, janv.-févr. 2018), écrit par une quinzaine d’auteurs et coordonné par Alain Adriaens. Les phrases entre guillemets et en italiques (dont j’ai indiqué les pages) sont extraites de cette brochure.
[11] Comme le mouvement coopérativiste a été depuis le XIXe siècle et est encore une manière de montrer qu’on peut se passer du capitalisme, sans pour autant le combattre, sans le réformer, ni le supprimer. De même que le monachisme et l’érémitisme ont (à la fin du XIe siècle) obligé l’Église catholique à se réformer (Réforme grégorienne) et l’ont sans doute sauvée ainsi de la disparition !
[12] Selon l’expression de Paul-Marie Boulanger, in Cahier d’analyse (cité ci-dessus en note 10).
[13] Je rappelle qu’en France, cette « transformation interstitielle » a pris 8 siècles : depuis le XI(avec la renaissance des villes, du commerce et de l’artisanat), jusqu’au XVIIIe (avec les révolutions industrielles). Mais aussi, qu’il a fallu passer par des conflits d’une extrême violence pour chasser le féodalisme, l’aristocratie et l’Église catholique du pouvoir de l’État.
[14] Voir ma chronique n° 2.


By Guy Bajoit

Guy Bajoit Guy Bajoit est né en 1937 à Mélin (Brabant Wallon) de parents ouvriers. Il est d'abord devenu ingénieur commercial, puis directeur du service financier de l'Université catholique de Louvain. Il a créé ensuite, dans la même université, un service coopération au développement (le Secrétariat du Tiers-Monde), qu'il a dirigé, tout en faisant une licence et un doctorat en sociologie. Il a ensuite été professeur associé à l'Université de Lille I, puis chargé de cours et professeur à la FOPES (Faculté ouverte de politique économique et sociale de l'UC). Il est actuellement « professeur émérite ». Son engagement politique a commencé par une solidarité avec les Palestiniens, puis avec le MIR bolivien, ensuite avec la gauche latino-américaine, en particulier avec celle du Chili. Ses recherches et son enseignement ont porté sur : le développement, l'action collective, la jeunesse, le changement social et culturel, la subjectivation de l'individu... Depuis sa retraite, il s'intéresse à la sociologie de l'histoire. Pour en savoir plus sur sa carrière académique et ses publications, voir son dossier sur Wikipédia.