Effondrement des services publics
L’éducation, en particulier, est le symbole de cet échec. Avec des classes surchargées, des enseignants en sous-effectifs et des écoles délabrées, le système scolaire est incapable de répondre aux besoins d’une jeunesse nombreuse et en quête d’avenir. Cet effondrement du système éducatif alimente un sentiment d’abandon et de mépris parmi les Mahorais. Ils constatent chaque jour que la promesse d’égalité républicaine reste une illusion.
Les infrastructures sanitaires et sociales sont tout aussi défaillantes. Les femmes comoriennes qui bravent les flots pour accoucher à Mayotte afin que leurs enfants acquièrent la nationalité française, contribuent à une pression démographique croissante. Mais ces enfants, bien que nés sur le sol français, grandissent souvent dans des conditions indignes. Ils alimentent les bidonvilles, des espaces d’exclusion où se forment des bandes de jeunes livrés à eux-mêmes, vecteurs de violences et d’émeutes récurrentes. À leur majorité, en vertu du droit du sol, ces enfants peuvent acquérir la nationalité française.
La colère gronde dans une population qui se sent méprisée, prise en étau entre un État central distant et des besoins locaux criants. Mais ce mépris ne se limite pas aux politiques sociales : il se manifeste aussi dans la gestion de l’environnement. Mayotte est une île en pleine dégradation écologique, où les bidonvilles, sans réseaux d’assainissement, rejettent leurs déchets dans une mer polluée, comme j’ai pu l’étudier dans le cadre d’une mission pour l’association Littocean. La destruction des mangroves (due à un développement urbain incontrôlé et au changement climatique) et en conséquence des récifs coralliens, essentiels pour limiter l’érosion et les submersions marines, témoigne de l’incapacité à relier environnement et développement.
Une gestion écologique devenue symbole technocratique
À cela s’ajoute un paradoxe criant : tandis que les populations locales luttent pour survivre, des moyens considérables sont mobilisés pour protéger l’écosystème marin par le biais du parc naturel de Mayotte. Ce parc, destiné à préserver la biodiversité exceptionnelle des récifs coralliens, devient un symbole d’une gestion technocratique déconnectée des réalités humaines. Les Mahorais, exclus de ce projet, perçoivent cette conservation comme une nouvelle forme de colonialisme : une « colonisation bleue » où la priorité est donnée à la nature, administrée par l’État français, au détriment des habitants. Ce fossé entre la préservation de l’environnement et les besoins des communautés accentue le sentiment d’abandon et l’idée que Mayotte n’est qu’un territoire périphérique, instrumentalisé pour des objectifs extérieurs et géopolitiques, traité comme une colonie et non comme un territoire français à part entière.
Dans ce contexte, le changement climatique agit comme un catalyseur. Il intensifie les phénomènes naturels extrêmes, tels que les cyclones ou les sécheresses, et exacerbe les inégalités. L’élévation du niveau de la mer menace directement les habitations précaires situées sur les littoraux, tandis que les ressources en eau, déjà insuffisantes, s’amenuisent. Les catastrophes naturelles se multiplient, mais elles ne sont pas de simples fatalités : elles frappent un territoire déjà fragilisé, où chaque événement climatique devient un désastre humain par manque de préparation.
Un avenir impensable et tragique
Face à cette accumulation de crises, c’est le rapport au temps qui interroge. À Mayotte, l’idée même d’un avenir semble inatteignable. Les Mahorais vivent dans un présent sans repères, où les mêmes drames – émeutes, violences, destructions – se répètent sans fin. François Hartog, dans sa réflexion sur le présentisme, décrit cet état où le passé perd sa valeur, où le futur est inconcevable, et où seul le présent s’impose, figé dans l’urgence et l’incapacité d’anticiper.
Mayotte incarne cette temporalité brisée. L’île n’a pas de nostalgie d’un âge d’or, car son histoire est marquée par des fractures successives : colonisation, séparation des Comores, départementalisation ratée. Elle n’a pas non plus de projet d’avenir, car les conditions de vie, les inégalités et les crises structurelles la maintiennent dans un état d’urgence permanent. Ce présentisme exacerbé renforce le sentiment d’impuissance, rendant impossible toute perspective de reconstruction ou de progrès.
La situation actuelle de Mayotte peut être qualifiée d’hypercriticité : un état où les tensions sociales, politiques et environnementales atteignent un point de rupture, où chaque élément, même mineur, peut précipiter un effondrement global.
Ce terme désigne non seulement l’accumulation des vulnérabilités, mais aussi l’incapacité à s’en extraire. L’hypercriticité, c’est l’impossibilité de penser au-delà de l’urgence, l’incapacité de construire des ponts entre les crises pour trouver des solutions globales. À Mayotte, cet état est visible dans chaque aspect de la vie : dans l’école qui échoue à offrir un avenir, dans les bidonvilles qui s’étendent, dans la mer qui rejette les déchets de l’île et engloutit peu à peu ses côtes, dans l’accès à l’eau et à un environnement sain, dans la pression démographique et ses conséquences écologiques.
Cette crise révèle une conjonction inédite entre deux histoires : celle, humaine, de la globalisation, avec ses migrations, ses inégalités et ses fractures coloniales ; et celle, planétaire, d’une Terre abîmée par la dégradation accélérée des écosystèmes. Comme l’explique Dipesh Chakrabarty dans _Une planète, plusieurs mondes_, ce croisement marque une rupture : à Mayotte, cette rencontre s’incarne dans une « planète des pauvres », où les damnés de la Terre subissent de plein fouet l’amplification de ces dynamiques destructrices. Ici, les vulnérabilités humaines et écologiques se confondent dans un cycle sans précédent, soulignant la nouveauté tragique de cette crise.
Toutefois, l’hypercriticité peut aussi être un point de départ. Elle force à regarder en face l’ampleur des problèmes et à repenser radicalement les relations entre les hommes, leur territoire et leur futur. Si Mayotte continue sur cette voie, elle risque de devenir un archétype de l’effondrement insulaire, un avertissement pour d’autres territoires. Mais si elle parvient à dépasser ce présentisme, à prendre en compte l’histoire passée, à s’attaquer aux urgences présentes tout en imaginant un avenir collectif mettant en avant la double identité mahoraise française et comorienne pour en faire un exemple d’hybridité culturelle réussie, elle pourrait, paradoxalement, transformer sa fragilité en force, en inventant un modèle résilient face aux défis du XXIe siècle. Le temps, à Mayotte, n’a pas encore retrouvé son cours, mais il n’est pas trop tard pour le remettre en mouvement.
Bernard Kalaora,
20 décembre 2024, Université de Picardie Jules Verne.
Source :
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The Conversation, Licence Creative Commons.
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A LIRE sur Mayotte, sur The Conversation, en accès libre.
●”Cyclone Chido à Mayotte : comprendre le phénomène météorologique et son impact catastrophique”, 18 décembre 2024, Stella Bourdin, Université d’Oxford, et Davide Faranda, Université Paris-Saclay.
●”Mayotte, les politiques d’exclusion ont-elles alourdi le bilan du cyclone ?”, 17 décembre 2024, Clementine Lehuger, Université de Picardie Jules Verne.
●”Mayotte, une urbanisation à repenser”, 20 décembre 2024, collectif d’auteurs, Universités de Bordeaux et Montpellier et ENSAP Bordeaux.
●”Mayotte, les Comores, la métropole : ambiguités d’une situation (post) coloniale”, 21 décembre 2024, collectif d’auteurs, Universités de Paris Nanterre, de Paris-Cergy et de Lumière-Lyon 2.
●”A Mayotte, changer le droit du sol ne fait pas forcément baisser le nombre de naissances issues de parents étrangers”, 20 décembre 2024, Julie Gazeaud, Université Clermont Auvergne.
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Illustration : Description Français : Mamoudzou Date 27 April 2021 Source Own work Author Bebetot. Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license. File:
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