Ignorance
Pourquoi avons-nous cette idée de la Russie, cette image d’une opacité lointaine ? Pourquoi ce pays semble-t-il soustrait de l’ambiance générale de mondialisation ? Pourquoi se figure-t-on que la Russie reste un bloc, comme au temps de l’URSS et même du tsarisme ?
Je hasarde ici une confidence. Depuis que je suis le sport (pas à défaut de le pratiquer), à la radio, à la télévision, et dans la presse écrite, les champions de l’Est m’intéressent. Depuis longtemps donc puisque je consomme du spectacle sportif depuis le jour des années 60 où mes parents ont acheté un poste de télévision. Systématiquem
ent, je voyais une présentation négative de ces individus, femmes et hommes, décrits comme des rouages d’un appareil d’État, donc suspects de manipulation, acteurs de propagande, soumis, téléguidés, sans personnalité propre, et ombrageux,
Par esprit de contradiction, par refus des préjugés, par rejet des visions consensuelles et prétendument incontournables, j’ai aimé découvrir ces athlètes repoussés. J’aimais quand ils gagnaient face aux Américains.
Valery Brumel venait du plus profond Sibérien, avec sa tête de jeune bien élevé et sa dégaine esthétique à souhait. Avec élégance, il se présentait devant les barres du saut en hauteur en affichant une concentration tempérée par un certain détachement. Il a été deuxième ds Jeux Olympiques de Rome, puis champion en 1964 à Tokyo. Et c’est en Californie qu’il a établi un de ses records du monde devant 80,000 Américains de qui il a recueilli le respect et les applaudissements.
Un peu comme celui de Gagarine à son retour de l’espace, son sourire éclatant désarçonnait les commentateurs politico-sportifs de la suprématie de la civilisation occidentale. Durant les années 70, Valery Borzov désarçonnait tout le monde par sa technique et son explosivité sur le sprint de 100 mètres. En football, mon admiration d’enfant était tournée vers Lev Yachine, dit « l’araignée noire ». C’était un gardien de but exceptionnel, peu démonstratif, toujours présent au bon moment.
En cette époque présente d’ouverture mondiale, la Coupe de football devrait être l’occasion d’intéresser le monde aux mystères, aux bonheurs et aux difficultés des contrées russes, des villes, des campagnes. Samara, Nijni Novgorod, Ekaterinburg, ces noms de villes sentent la Russie profonde, l’inconnue, la mal aimée, la Russie du docteur Jivago, des bateliers de la Volga, des plaines enneigées.
J’aurais aimé découvrir la Russie des distances, des transports, des fleuves, des canaux, des lacs immenses, la Russie modelée. J’aurais aimé comprendre pourquoi les envahisseurs de la Russie, Français, Allemands ou moins prétendants comme les Mongols, ne l’ont jamais conquise. Seuls les Russes savent que leur pays est profond.
Je peste contre ces gens des médias qui estiment, depuis Rostov sur le Don qu’on y parle très peu l’anglais et pas du tout le français. Que dirait-on d’un journaliste de Moscou qui estimerait qu’à Namur on parle très peu le russe et pas du tout l’ukrainien ? Et je ris de ces supporters, des Suisses je crois, qui ont confondu deux villes qui se nomment Rostov et sont arrivés à 1.500 kilomètres du match qu’ils voulaient voir.
Aujourd’hui, je ne suis pas plus avancé qu’au sortir de l’école. La Volga, qui passe par Nijni Novgorod, Kazan et Samara, trois villes de plus d’un million d’habitants où des matchs sont organisés, ne m’a pas été expliquée. Elle draine pourtant un bassin qui fait 40 fois la Belgique, elle relie la Baltique à la Caspienne, au prix de travaux inimaginables, en retenues, canaux et ouvrages d’art, elle constitue une veine industrielle puissante parce qu’elle marque la ligne d’une sorte de Russie infranchissable.
J’aurais aimé être moins superficiel en politique russe. Souhait perdu, Je sais seulement que Poutine tient cette affaire d’une main de maître (ça manquait à ma culture) et, ah oui, que tous les Russes ne sont pas intéressés par la Coupe, et, ah bon, que les gens sont gentils et accueillants, même s’il faut savoir qu’il n’ont pas le même humour ni les mêmes enthousiasmes que les nôtres.
N’oubliez pas, Belgique est qualifiée, elle va à Rostov affronter le Japon. Ne vous trompez pas, c’est au Sud, sur le Don. Il s’agit de la « porte du Caucase » autre grand affaire de la géographie, à découvrir. La température peut y osciller entre -30 et +40°, il paraît que de ce côté-là du monde, un village nommé Starocherkasskaya était un important fort cosaque. Autre affaire historique à découvrir.
Gérard Lambert