Les 3 crimes du docteur Bas-de-Laine

Cela ressemble à un film d’horreur à petit budget.  Une croisée de chemins, vers la fin de la nuit : un corps étendu, lacéré de blessures profondes, mais vivant.  Cela tourne vaguement au grotesque quand on voit arriver un espèce de médecin de village qui cherche à vendre au blessé des petits sparadraps.  Lorsqu’il découvre qu’en réalité ces sparadraps sont empoisonnés, le spectateur risque de décrocher (c’est quand même un peu tiré par les cheveux, non ?) … mais son intérêt sera peut-être relancé s’il devine que le faux médecin fait partie de la bande d’escrocs qui a poignardé la victime.  Quelles peuvent bien être les mobiles cachés de ce docteur que ses amis assureurs surnomment, pour le taquiner, « docteur Bas-de-Laine » ?

Blessures profondes

Le corps blessé, dans notre histoire,  c’est le corps social.  Depuis trois générations, la Sécu l’avait guéri d’une ancienne malédiction : devenir vieux signifiait,  sauf pour les aristocrates, devenir pauvre. Bien sûr la guérison n’était pas parfaite : bien des vieux, et surtout de vieilles, ont trop peu pour vivre dignement.  Mais du moins la grande majorité échappent à la grande misère,  ou à devoir dépendre entièrement de leurs enfants,  grâce à cette médecine merveilleuse : la cotisation sociale. Ceux qui travaillent prennent soin de ceux qui ne peuvent momentanément pas,  et de ceux qui ne travaillent plus,  ou pas encore. La figure des « Vieux » a bien changé depuis l’enfance de Jacques Brel : au lieu de vieillards usés attendant la fin dans la peur et la gène,  on a vu apparaître de nouveaux citoyens,  arrivant en bonne santé, vers 60 ans,  au seuil d’une seconde vie,  avec du temps,  de la liberté, des compétences acquises dans l’emploi et dans la vie … et des envies de vivre encore,  de loisirs,  de rencontres et de culture. Ces nombreux nouveaux citoyens sont d’ailleurs vite devenus indispensables : que serait notre vivre ensemble sans les millions de services que les seniors rendent à leurs proches,  dans leur quartier,  dans des associations … ?

Ce droit à une vie digne après le travail est devenu un élément central du contrat social. Mais depuis quatre ans il reçoit des coups violents. Avec le passage à 67 ans de l’âge légal[1],  et la suppression ou le report de quasi toutes les mesures de départ anticipé ou de crédit temps en fin de carrière,  le gouvernement Michel a allongé la durée de nos carrières de plusieurs années : au moins 2, 6 ou 7 ans pour beaucoup,  8 ans pour certain-es !  Un hommage à Sarkozy, sous forme de « travailler plus (longtemps) pour gagner plus » ?  Non : on travaillera plus tard, mais on gagnera moins à la pension : les modes de calcul (notamment des périodes assimilées) ont été revus à la baisse, et le saut d’index, qui a coupé 2% dans toutes les rémunérations à partir de 2015, se répercutera sur le calcul de nos pensions.

Quelques années en plus, quelques dizaines d’euros en moins : sommes-nous face à de simples « réglages », pas si dramatiques ?   Pour sortir de cette vision lénifiante (et fausse) ; il faut bien voir que ces deux déplacements se font autour de seuils critiques.

Pour ce qui est de l’âge : avant ce gouvernement, l’âge moyen de départ effectif du boulot se situait autour de 59 ou 60 ans : seule une minorité travaillait jusque 65 ans.  Les autres ne pouvaient pas, parce que leur santé ne le permettait plus, ou parce qu’ils se faisaient virer avant (et se retrouvaient bien souvent en « prépension[2] ») ; d’autres encore choisissaient d’arrêter un peu plus tôt.  L’action de ce gouvernement vise à rapprocher l’âge de départ effectif de 67 ans.  Or les statistiques de santé publique indiquent un seuil crucial : l’espérance de vie sans invalidité est en Belgique de 64 ans ; 61 ans pour les personnes moins qualifiées.  Le gouvernement MR-NVA ne fait donc pas que « rallonger un peu » !  Il nous pousse de l’autre côté de ce seuil, dans un autre monde : hier, la majorité des travailleurs (pas tous, hélas !) pouvaient quitter le travail en bonne santé ; demain, ce sera l’inverse.  Seule une minorité privilégiée arrivera à la pension sans souffrir d’invalidités.

Pour ce qui est des montants : une grande partie des pensions en Belgique (parmi les plus basses d’Europe) sont déjà en-dessous du seuil de pauvreté.  Une femme sur deux touche une pension inférieur à 1.000 € ! Retirer quelques dizaines d’euros (par les bidouillages des modes de calcul) ou quelques centaines (par les mesures « pénibilité – lire ci-dessous) ce n’est donc pas comme enlever 300 € à une pension de ministre.  Là oui, on pourrait parler de « léger réglage ».  Pour la majorité des travailleuses et travailleurs, la pension légale est le principal ou le seul revenu.  S’il est proche du seuil de pauvreté, c’est donc bien risquer un basculement de grande ampleur que d’encore le diminuer.

Notre système de pensions n’était pas le paradis sur terre.  Mais les mesures du gouvernement Michel le conduisent dans une direction qu’on peut résumer comme ceci : « bienvenue à la pension, si vous faites partie de l’élite privilégiée.  Sinon, vous avez désormais le choix : y arriver mort, ou bien pauvre et invalide. »

Sparadraps empoisonnés

Voilà pour le corps blessé.  Gravement. Mais le gouvernement, dans un calendrier outrancièrement électoraliste, avait promis : de 2014 à 2017 on dézingue le système, mais en 2018 on viendra avec des réparations.  Il paraît que l’électeur a la mémoire courte : alors pourquoi se gêner ?

Et voici le brave docteur Bas-de-Laine avec ses réparations : si vous exercez un métier pénible, vous pourrez partir plus tôt.  La formule n’est pas absurde a priori : l’espérance de vie, et spécialement l’espérance de vie en bonne santé, dépend fortement du type de qualification, et des conditions de travail.  Il y a donc une forme de justice à en tenir compte. Le Front Commun Syndical avait donc accepté d’en discuter, et était arrivé à trois conclusions majeures : primo, il ne faut pas partir d’une liste de métiers, mais bien de critères permettant d’objectiver le plus possible la pénibilité réellement subie[3] ; secundo il fallait que la pénibilité reconnue permette de partir plus tôt à la pension, et non pas de percevoir un « bonus »[4] ; tertio : puisque les attaques contre les (futurs) pensionnés étaient de très grande ampleur (cfr ci-dessus), il fallait des « réparations » de grande ampleur.

Hélas, le ministre est venu avec un cadre tout à l’opposé de ces principes : un budget riquiqui, pour des listes de métiers ignorant largement le 4ème critère (charge psycho-sociale).  Et surtout, même pour les rares travailleurs dont le métier serait reconnu comme pénible[5], une « réparation » ridicule.  Une année de travail de nuit, par exemple, compterait pour … 1,05 année !  Si vous subissez par exemple des horaires variables avec travail de nuit durant 10 ans, vous pourrez partir … 6 mois plus tôt !  Au final, pour 10 ans de travail de nuit, le gouvernement nous propose une rallonge de 5 ou 6 ans de carrière moins 6 mois de généreuse compensation…

Mais le pire reste à venir.  Non seulement ce sont des petits sparadraps pour des plaies béantes, non seulement il n’y en aura pas pour tout le monde, mais on s’aperçoit qu’ils sont empoisonnés ! Car supposons que vous ayez travaillé 30 ans dans des horaires de nuit et/ou variables ou coupés. Et que vous n’en soyez pas mort avant l’âge.  Vous gagnez 30 fois 0,05 années : vous pouvez partir 18 mois plus tôt.  Mais votre âge de pension reste fixé à 67 ans : vous pouvez partir 18 mois plus tôt dans le régime de « pension anticipée ». C’est un détail ?  Non : ce régime vous donne droit à un montant inférieur de pension.  Jusqu’à 350 € par mois de différence ! Avec le summum du cynisme : plus votre travail a été pénible, plus vous grappillez quelques mois de carrière en moins … et moins vous touchez quand vous partez.  Le gouvernement n’est pas démonté par cette absurdité : il suffira, dit-il, aux victimes du travail pénible de … ne pas utiliser leur droit de quitter plus tôt (sic !) … et quand ils quitteront ils auront un petit bonus.  Espérons que ledit bonus suffise à acheter un fauteuil roulant ou un déambulateur : prolonger le travail pénible est l’inverse de ce que demandaient les syndicats … et le bon sens.

Résumons : tout le monde en a pris pour quelques années de plus : au moins 2, parfois 8 à 10.  Et les pensions ont baissé.  Mais le gouvernement « répare » : quelques rares élus pourront partir quelques mois plus tôt … mais en le payant cher sur le montant de leur pension – et d’autant plus cher que leur carrière aura été plus pénible ! …

Guérir la maladie plutôt que négocier la taille des sparadraps

Il faut au contraire adopter une approche globale du dossier :  non pas négocier la taille des sparadraps, mais soigner et consolider l’ensemble de notre système de pension. Une telle approche globale consisterait à dénoncer les mesures d’allongement des carrières, dans une logique symbolisée par 3 chiffres : 55 | 60 | 65.  Dès 55 ans il faut pouvoir ralentir[7] ; à 60 ans tout travailleur licencié doit pouvoir bénéficier d’un RCC (ex-« prépension ») – c’est-à-dire que son entreprise doit contribuer pour améliorer le statut de chômeur ; et à 65 ans tout le monde a droit à la pension – et à une pension qui ne pourrait pas être inférieur à 1.500€/mois.

Bien sûr, le ministre, et quelques éditorialistes trop occupés à commenter pour étudier le dossier, vont partout répétant qu’un projet basé sur cette logique 55 | 60 | 65  n’est pas finançable.  Nous y reviendrons dans un prochain article.  Mais indiquons déjà en une phrase combien cet argument est mensonger.  Daniel Bacquelaine, qui n’est pas surnommé pour rien le « ministre des assureurs » plaide pour que les entreprises généralisent des pensions complémentaires (privées) à hauteur de minimum 3% des salaires bruts.  D’un côté il est cohérent : il avoue que les pensions légales sont trop faibles pour vivre.  Et plutôt que de les relever, il appelle les gens à épargner pour leurs vieux jours, via les soi-disant « 2ème et 3ème pilier ».  Mais attendez un peu : si les entreprises ont réellement 3% de la masse des salaires bruts à donner aux assureurs pour compléter nos pensions trop faibles … pourquoi ne pourrait-on pas relever les cotisations sociales (1% serait déjà pas mal) pour financer, par le seul système juste et efficace, des fins de carrière vivables pour tout le monde ?

Nous jeter dans les bras des assureurs

Et voilà donc dévoilé le 3ème crime du docteur Bas-de-Laine, qui est aussi le mobile des deux premiers.  Prolonger les carrières au-delà de ce qui est physiquement tenable, baisser les montants des pensions, et « réparer » avec des mini-sparadraps empoisonnés n’est pas le scénario d’un esprit dérangé et incompétent.  C’est un plan méthodique pour nous jeter dans les bras des assureurs, qui regardent nos fins de vie comme Texaco ou Total regardent un pays pauvre gorgé de pétrole.  Notre pauvreté de fin de vie est pour eux un eldorado, qu’ils comptent bien exploiter sans limites et sans scrupules.  Encore est-il logique que des multinationales du « pension business » escomptent se faire des milliards sur nos pensions : elles font leur job, qui est d’extraire du profit à tout prix, de tout ce qui peut s’acheter et se vendre – y compris la santé, l’air et l’eau, et notre vie même.  Mais qu’un ministre chargé des pensions nous pousse dans ce piège mortel, c’est de la haute trahison.  Le public ne s’y trompe pas, d’ailleurs.  Malgré les biais antisyndicaux permanents de la presse dominante/dominée, le soutien populaire aux actions contre le plan Bacquelaine tourne autour de 80%.

Pour la CNE, comme pour beaucoup d’autres organisations syndicales, la question cruciale est aujourd’hui : à 7 mois des élections générales, entrons-nous dans l’agenda du gouvernement qui rêve que d’ici aux élections on ne discute plus que des « réparations » (qu’il offre « généreusement ») en oubliant les violentes attaques qu’il a portées au système depuis 4 ans ?  Ou bien voulons-nous faire du dossier global des fins de carrière un débat-phare dans l’opinion publique, et obliger ce gouvernement (et le prochain) à rétablir nos droits ?

La position de la CNE est claire : nous rejetons la logique globale d’appauvrissement des pensionnés et de destruction de la Sécu de ce gouvernement MR-NVA, et nous la combattrons par tous les moyens.

Felipe Van Keirsbilck
Secrétaire Général de la CNE


[1] Pour être précis : 66 ans à partir de 2025 et 67 ans à partir de 2030 (donc 66 pour tous ceux qui sont nés entre 1960 et 1964, et 67 pour tous ceux qui sont nés en 1965 ou après)
[2] Terme populaire mais impropre, désormais avantageusement remplacé par « RCC » pour « Régime de Chômage avec Complément (payé par l’entreprise) : la prépension n’a jamais relevé du régime des pensions ; c’est bien l’ONEm (le chômage, donc) qui la payait, et elle se distinguait du chômage pur et simple notamment  par le fait que l’entreprise qui m’a licencié devait payer un complément – une manière de lui faire prendre un peu ses responsabilités dans les conséquences du choix de licencier…
[3] Les 4 critères retenus par les syndicats étaient : l’organisation du travail (horaires de nuit, variables, coupés …), les charges physiques lourdes, les risques de sécurité, et la charge psychologique ou émotionnelle.  C’est surtout le 4ème qui constituait une avancée par rapport aux notions traditionnelles de la pénibilité des métiers.
[4] Il semble en effet difficile à justifier d’encourager financièrement les gens à se détruire la santé.  Si un travail vous mine, il faut l’arrêter plus tôt, pas recevoir une prime pour le prolonger !
[5] Il y a en effet de multiples « pièges administratifs » pour ne pas que la pénibilité effective soit enregistrée.  Exemple : vous avez travaillé durant 20 ans é déplacer de lourdes charges.  En 2018 votre médecin vous a conseillé de demander un poste allégé – ou de dire adieu à votre dos.  Vous avez obtenu ce poste.  Pas de chance : le projet de loi prévoit qu’il faut, pour que ce passé soit reconnu, avoir conservé le même poste chez le même employeur jusqu’au 1 janvier 2020.  Donc vos 20 années compteront … pour rien.  Votre dos est cassé, mais tant pis pour vous : fallait pas écouter votre médecin …
[6] Le raisonnement qui suit concerne surtout les secteurs privés.  Pour le secteur public, une partie des syndicats a conclu un protocole d’accord avec le Ministre … et attend de savoir ce que le gouvernement en fera.
[7] comme le permettaient des formules d’emplois « fin de carrière » à temps partiel, supprimées ou reportées après 60 ans par le gouvernement


By Felipe Van Keirsbilck

Felipe Van Keirsbilck, né en 1965 en Bolivie, est arrivé en Belgique à 4 ans : il s’y sent toujours un peu étranger, et rien de ce qui touche aux étrangers ne lui est étranger. Militant pacifiste, antiraciste, écologiste rouge vert (il est lui-même à 98% biodégradable) et féministe (pour preuve : il a le bonheur d’être père de 5 filles), il considère comme une chance, un apprentissage et un privilège de travailler depuis 22 ans pour la CNE, dont il est actuellement le Secrétaire Général. La CNE lui a appris les exigences de l’action collective et de l’éducation permanente (ou « éducation populaire » comme on dit mieux en France) Il y a trouvé un syndicalisme où penser n’est pas interdit, et où la prise en compte du réel n’est pas une excuse pour ne rien essayer. Les débats au sein de la CNE, et la radicalisation politique austéritaire en UE depuis 2010, lui ont fait abandonner la foi aux deux religions obligatoires du 21ème siècle : l’européisme et la foi en la croissance. Toujours non-violent, il est néanmoins chaque matin plus radical, pour l’évidente raison que c’est la gravité de la situation qui se radicalise, sur le triple plan social, écologique et des libertés fondamentales. Dans ces chroniques pour Pour il tentera de rendre visibles (et qui sait légitimes ?) les profonds conflits d’intérêts qui opposent les groupes sociaux, et de montrer comment l’intérêt de la classe dominante est de rendre ces conflits invisibles, pathologiques ou ridicules, et de casser les dispositifs sociaux institués durant le court 20ème siècle pour leur donner une représentation efficace.