Par-delà les proclamations triomphalistes et les rodomontades consécutives à l’installation de quelques usines de batteries électriques et un rebond temporaire de l’attractivité du pays, la désindustrialisation se poursuit en France, comme en témoignent les annonces récentes concernant les fermetures. Or cette réalité économique a également une épaisseur sociale et partant, un retentissement dont les responsables politiques peinent à prendre la mesure.
La première vertu des livres d’histoire est de documenter un phénomène. Celui de Romain Castellesi, issu d’une thèse préparée au sein du laboratoire LIR3S de l’université de Bourgogne, insiste sur sa profondeur historique. Localement en effet, c’est au sortir de la Seconde Guerre mondiale que certaines activités dans quelques bassins industriels déclinent, précipitant les premières interventions des pouvoirs publics autour de l’aménagement des territoires. La désindustrialisation a donc une longue histoire avant que le terme et la notion ne s’imposent dans le débat public dans les années 1970. Savoir commencer une grève en propose une histoire pionnière en France.
Si vous pouvez lire ceci, c’est parce que d’autres se sont abonnés.
MERCI À CELLES ET CEUX QUI NOUS SOUTIENNENT !
C’est grâce à vous que nous pouvons publier du contenu.
Vous pouvez aussi nous soutenir en vous abonnant,
sur Tipeee, ou nous soutenir GRATUITEMENT avec Lilo !
Ce faisant, ce livre éclaire également l’épaisseur sociale du phénomène : pour les habitants de ces territoires, mesure-t-on les effets de ces discours qui ne cessent de proclamer que la crise frappe, que la situation empire et que le futur s’assombrit depuis deux ou trois générations ? Prend-on la mesure du drame quand ces hommes, ces femmes et leurs enfants, des familles entières donc, vivent la disparition répétée d’emplois industriels, pénibles certes mais plutôt correctement rémunérés, et donc une paupérisation, y compris quand d’autres emplois, spécialement dans le tertiaire, apparaissent ? Quand un ouvrier devient plongeur dans un restaurant, quand une ouvrière se reconvertit comme auxiliaire de vie, l’une et l’autre ne perdent pas seulement du pouvoir d’achat. C’est aussi la fierté à exercer son travail – et notamment à produire – qui est ruinée, en même temps que disparaissent des collectifs qui structurent aussi la sociabilité.
Une historienne américaine, Sherry Lee Linkon, a proposé une métaphore efficace, la « demi-vie », pour désigner la période et les effets de la désindustrialisation. La demi-vie désigne en effet la période pendant laquelle des déchets nucléaires demeurent hautement radioactifs. De même, la désindustrialisation est un processus économique qui a commencé de ravager notre tissu social il y a trois quarts de siècle et qui continue de le défaire. Une carte électorale de la France au sortir des élections législatives de l’été 2024 le montre, quand l’ancien cœur industriel du pays, un très grand quart nord-est, se donne à l’extrême droite, hormis dans les métropoles. J’invite les lecteurs sceptiques à superposer les cartes pour vérifier ce passage du rouge au noir, comme le nomme un des plus fins analystes de la désindustrialisation, Alessandro Portelli, qui traduit une défaite politique et culturelleii. Il faut la cécité, obtuse ou criminelle, des responsables politiques pour ignorer cette demi-vie et partant, ce spectre.
En documentant un phénomène, un livre d’histoire vient déplacer un récit demi-savant, c’est sa seconde vertu. Depuis presque un demi-siècle, on nous rebat les oreilles avec les Trente Glorieuses, période enchanteresse pendant laquelle la France aurait uniment nagé dans la prospérité et l’allégresse. Avec d’autres, qui pointent son coût environnemental ravageur, Romain Castellesi déconstruit cette fable politique. Parce qu’il faut quitter les grandes métropoles et leurs beaux quartiers pour connaître en profondeur l’histoire d’un pays, il arpente cinq terrains provinciaux – Autun, Carmaux, Romans-sur-Isère, Sochaux et l’agglomération rouennaise – et montre combien les fermetures et le chômage ont inquiété les mondes ouvriers au plus fort de la croissance économique.
Troisième enseignement : un plan social n’existe pas. La sociologue Danièle Linhart avait déjà ciselé une formule expliquant que tout plan social laisse le social en plan. Notre auteur complète le propos en montrant comment ces suppressions d’emplois viennent ravager, non pas seulement des familles ouvrières, mais aussi des territoires dont la cohésion est sapée et le tissu social lacéré. Ce ne sont pas seulement des friches industrielles qui incarnent ces stigmates de la désindustrialisation dans le paysage, mais encore toute une série de maux sociaux au quotidien : la paupérisation accélérée, des communautés ouvrières brisées et, dans son sillage, des pathologies sociales (la délinquance ou la criminalité) qui feront ensuite les délices des torchons d’extrême droite.
Quatrième enseignement : plusieurs décennies durant, ces hommes et ces femmes luttèrent pour préserver leur emploi, leur usine, leurs univers, leur coin, leurs amitiés, le futur pour leurs enfants, bref, toute leur vie ou leur monde. Romain Castellesi a en effet interrogé d’abondance des témoins et les a écoutés. En restituant leurs propos, il montre que c’était un monde tout entier qui était en jeu et qui pouvait se défaire. Comme à chaque fois dans les luttes, il y a ceux qui font cavalier seul : dans le cas des fermetures d’entreprises, les passagers clandestins font défection en douce, espérant toucher les bénéfices à la fois de la lutte collective et d’un positionnement précoce sur le marché du travail. Mais globalement, ouvrières et ouvriers luttèrent.
La France n’a pas connu de combat qui symbolise à lui tout seul la lutte contre la désindustrialisation : il n’y a pas d’équivalent à la grève immense que les mineurs britanniques menèrent pendant un an, de mars 1984 à mars 1985, contre le plan de démantèlement des charbonnages ourdi par Margaret Thatcher. Cette absence de combat éponyme ne signifie pas consentement. Tout au contraire, Romain Castellesi traque et retrace, dans ses départements comme au plan national, les luttes conduites pour empêcher les licenciements et les fermetures, des luttes « dos au mur », comme il l’écrit avec justesse, parce qu’on n’a pas le choix et guère de repli. Ce faisant, il note leurs actions, légales et illégales, les manifestations ou les actions coups de poing (et coups de sang aussi), les grèves ou les séquestrations, dressant un inventaire des « arts de la résistance » ouvrière.
Évidemment, nous connaissons la fin. Souvent, presque toujours même, ces hommes et ces femmes perdirent, et le combat, et leur emploi ; pas immédiatement parfois, obtenant quelque répit ou de plus généreuses indemnités (faussement) compensatrices. C’est donc un récit déceptif, mais ce ne saurait être une raison pour l’ignorer. Car Romain Castellesi choisit, dans son récit, de se placer à la hauteur de ces ouvriers, et de leur côté, pour mieux nous restituer leurs motivations et le choix de leurs méthodes, pour nous faire entendre leur colère, leur rage même, ou leur désespoir. Ce livre offre l’occasion de nous déshabituer à ces discours qui occupent depuis des décennies nos journaux au point qu’on ne les remarque guère et qu’on les écoute à peine. En leur donnant toute leur résonance, en les resituant dans la grande histoire, l’auteur nous permet de lire sur nouveaux frais ces discours désespérés ou révoltés, et de les entendre enfin. Par là et dans la manière dont elle dé-fait, c’est-à-dire détruit et disperse, la classe ouvrière, il restitue la réalité littéralement scandaleuse et révoltante de la désindustrialisation.
On le devine, le livre ne baigne pas dans une quiétude équanime. Il est empli d’une colère sourde et bruisse de cris et de slogans : on y voit des banderoles, on y entend des grévistes, des hommes et des femmes debout. Car Romain Castellesi accorde une importance particulière au « genre de la désindustrialisation », c’est-à-dire à la manière dont elle affecte spécifiquement et donc différemment les hommes et les femmes en fonction des carrières professionnelles, des secteurs d’activité, des places des uns et des autres dans le tissu économique local et dans la société, sans chercher à isoler des victimes principales. Chez les femmes, si l’accès à l’emploi avait favorisé une émancipation, inversement sa perte suscite une rétraction de l’autonomie et concourt à un durcissement des assignations de genre ou à des formes de « retraditionnalisation ».
La désindustrialisation vient également durement affecter les ouvriers, dont la fierté repose sur la capacité à faire vivre toute leur famille et à produire des objets nécessaires ou de qualité. Et Leurs enfants après eux, dirons-nous après Nicolas Mathieu, car la désindustrialisation a frappé et frappe encore au moins deux générations.
Dès lors, il faut empoigner sans attendre ce livre qui, dans une audace raisonnée, offre la première histoire de ce processus à l’échelle nationale. Ouvrage pionnier donc, mais informé des renouvellements historiographiques anglo-saxons, Savoir commencer une grève retrace un large demi-siècle dont on ignore un pan crucial. Comme tel, il constitue l’exemple même d’une histoire urgente, qu’il faut lire et faire connaître. Pour qu’enfin le pays et ce continent prennent conscience de cette demi-vie et de ce spectre qui les ravagent à bas bruit, et osent se tenir debout, (re)commencer ou inventer : car un bon livre d’histoire, enfin, aide à ébaucher le futur.
Xavier Vigna
8 mars 2025, en accès libre,
Extrait de sa préface au livre de Romain Castellesi, Savoir commencer une grève. Résistances ouvrières à la désindustrialisation dans la France contemporaine, Éditions Agone, 2025, qui vient de paraître.
Source :
Préface en accès libre sur le site des Editions Agone et diffusée par diverses lettres d’information, dont celle des Editions Agone.