Le procès d’extradition – Une interview de Marc Molitor (2020)- Julian Assange

JULIAN ASSANGE, UNE VIE
Épisode 34

 

Le procès de l’extradition de Julian Assange a commencé à Londres le 24 février 2020. Pour la Justice anglaise, il s’agit de déterminer si toutes les conditions d’une extradition vers les Etats-Unis sont bien remplies, si les charges retenues par les USA ne semblent pas fondées, si les faits reprochés à Julian Assange ne sont pas incriminés au Royaume-Uni, si l’accusation a un caractère politique, si la sanction encourue aux Etats-Unis est disproportionnée, s’ils ne peuvent pas garantir un procès équitable ou si Julian y risque la peine de mort ou des traitements inhumains ou dégradants, l’extradition ne peut en principe pas être prononcée.

Après 4 journées d’audience consacrées aux arguments de l’accusation et de la défense, le procès a été ajourné jusqu’en avril, pour entendre les témoins. Mais ce calendrier a été bouleversé par la pandémie. Il a repris le lundi 7 septembre et s’est achevé le jeudi 1er octobre. La juge Baraitser a alors annoncé qu’elle rendrait son verdict le lundi 4 janvier 2021.

Marc Molitor, journaliste, et l’un des meilleurs spécialistes du dossier Assange, a suivi tout le procès et répond à nos questions.

 

Il s’agit d’une affaire qui, au-delà de la personne de Julian Assange, concerne la protection de la liberté de la presse et de notre droit à l’information. Dans quelles conditions concrètes s’est tenu ce procès ?

 L’Australie n’a pas revendiqué la protection de son ressortissant
L’affaire a mal commencé. D’abord, l’Australie n’a pas revendiqué la protection de son ressortissant, une pratique pourtant habituelle dans ces circonstances. Alors que des centaines de manifestants se faisaient entendre à l’extérieur, les débats n’ont pas bénéficié d’une réelle publicité, une garantie essentielle d’un procès équitable. La Justice britannique a choisi une petite salle dont la capacité a été encore diminuée en raison du Covid. Même Kristinn Hrafnsson, l’éditeur en chef actuel de WikiLeaks, directement concerné, n’a pas pu entrer. Il a été redirigé vers une salle adjacente, de capacité limitée aussi, dotée d’un écran de taille modeste, avec un son de très mauvaise qualité. Ensuite, la juge Baraister n’a accordé l’agrément pour suivre la retransmission des débats en ligne qu’à un tout petit nombre d’associations : même Amnesty international n’a pas été retenue… Des parlementaires européens non plus… Heureusement, quelques (rares) journalistes qui ont obtenu cet agrément ont effectué un travail remarquable de suivi, restitution et analyse des débats,  presque minute par minute, sur les réseaux sociaux… Il faut notamment saluer le travail de Craig Murray ou encore, sur twitter, du journaliste américain Kevin Gosztola, du site Shadowproof.

Depuis les audiences de février, le virus s’était répandu dans la prison de Belmarsh et beaucoup de détenus – dont Julian Assange – avaient été confinés 24h sur 24 en cellule. Alors que Julian est particulièrement vulnérable au virus à cause de son état de santé déjà affaibli, alors que des détenus qui purgent leur peine (Julian, lui, est en détention préventive) ont bénéficié d’une libération provisoire dans le pays pour cause de Covid, alors que de nombreuses voix dans le monde se sont élevées pour qu’on le sorte de Belmarsh, la magistrate s’y est opposée. Pendant le procès, la compagne de Julian, Stella Morris, a révélé que

chaque jour, il [était] réveillé à 5h00 du matin, menotté, mis en cellule de détention provisoire, déshabillé et radiographié. Il [était] transporté pendant 1h30 dans chaque sens dans ce qui ressemble à un cercueil vertical dans un fourgon claustrophobe…
Julian doit se mettre à genoux pour leur parler à travers une fente de la cage
Dans la salle, Julian participe donc à son propre procès enfermé dans un box vitré, comme un dangereux terroriste, et entouré de deux gardiens… Lorsqu’il signale qu’il veut communiquer avec eux, ses avocats qui sont installés devant lui et lui tournent le dos, ne peuvent pas s’en rendre compte ; la juge a refusé de le laisser s’asseoir auprès d’eux, estimant que ça reviendrait à une libération conditionnelle ! Julian doit se mettre à genoux pour leur parler à travers une fente de la cage, à quelques mètres seulement des oreilles des procureurs.

On rappellera que les échanges avec son équipe de défense étaient déjà limités à Belmarsh, et avaient encore été restreints avec la Covid (WANTED , épisode 33).

L’organisation des débats elle-même pose question. Craig Murray, présent dans la salle d’audience écrira :

« Si vous me demandiez de résumer aujourd’hui en un mot, ce mot serait sans doute ’’passage en force’’. Il s’agissait de faire avancer l’audition le plus rapidement possible et en exposant le moins possible au public ce qui se passait. Accès refusé, ajournement refusé, exposition des preuves de la défense refusée, retrait des charges de substitution refusé ».
 Une quarantaine de témoins devaient être entendus, dont des personnalités aussi remarquables que Noam Chomsky ou Daniel Ellsberg, souvent en visioconférence. Mais la liaison était très mauvaise, ce qui a provoqué de nombreuses interruptions. Les témoins avaient 30 minutes pour s’exprimer, avant d’être soumis à un interrogatoire de l’accusation, mais il ne sera jamais question que le procureur américain, Lewis, soit confronté à un contre-interrogatoire de la défense. En pratique, et sans que la juge trouve à y redire, le procureur jouera la montre : il posera de longues questions à chaque témoin et tentera de le contraindre à répondre par oui ou par non, sans le laisser argumenter. Il leur contestera de manière systématique le statut de spécialiste ou d’expert, et leur reprochera des biais de partialité. L’accusation ira jusqu’à faire parvenir à certains experts de la défense, 24 heures avant leur déposition, des liasses de documents supplémentaires, pour essayer de les coincer à l’audience sur leur connaissance de ces informations.

La manière dont sont conduits les contre-interrogatoires va agacer Julian, qui tentera d’intervenir à deux reprises, avant de se voir menacé par la juge d’être raccompagné en cellule.

 

Peux-tu nous expliquer quels sont les chefs d’accusation qui pèsent sur Julian ?

 

Pour l’essentiel, l’accusation invoque la violation de la loi américaine sur l’espionnage (Espionage Act de 1917) pour incriminer des faits commis en 2010 et 2011 : la collecte, la détention et diffusion d’informations classifiées par WikiLeaks et donc par Assange, son éditeur. Pour la défense, ces révélations qui doivent être considérées comme de l’aide à des ennemis des USA ont compromis la sécurité des Etats-Unis et mis en danger des centaines de collaborateurs des troupes américaines en Afghanistan et Irak dont les noms n’ont pas été effacés des publications, ainsi que d’autres personnes dans le monde suite à la publication des cables des ambassades américaines.

Pour l’accusation, Julian Assange n’est pas un journaliste. Il est un simple individu
Dans ses dernières répliques, l’accusation a surtout insisté sur la complicité de Julian Assange et du soldat (Bradley) Chelsea Manning : lors de conférences publiques, WikiLeaks et Julian Assange auraient appelé à rechercher un maximum de documents classifiés en commettant des intrusions informatiques. Chelsea Manning aurait répondu à l’appel en piratant des ordinateurs du Pentagone, avec l’aide technique de Julian Assange. Pour l’accusation, Julian Assange n’est pas un journaliste. Il est un simple individu, complice d’un Américain qu’il a encouragé et aidé à commettre des crimes de droit commun, qui existent aussi d’ailleurs dans le droit britannique. Quels que soient le pays où il se trouve et sa nationalité, il remplit les conditions d’une extradition.

La ligne de l’accusation s’est en réalité affinée au fil de trois actes successifs (émis par le Grand Jury qui travaille sur ces incriminations depuis 2010). Le troisième acte a été émis par les procureurs américains fin juin 2020. C’est encore une anomalie : ils n’auraient pas pu le produire si les audiences s’étaient déroulées en mai comme c’était prévu. La défense contestera sa validité, et demandera un report des audiences pour pouvoir préparer un nouvel argumentaire avec Julian, mais la juge n’en aura cure et fera d’ailleurs « fictivement » ré-arrêter Julian lors de la réouverture du procès, le 7 septembre, sur la base de ce nouvel acte… Ce troisième acte étoffe le caractère « conspiratif » de l’activité générale de WikiLeaks, dont plusieurs collaborateurs sont visés.

 

Les collaborateurs de WikiLeaks, et d’autres journalistes, sont-ils susceptibles d’être eux aussi poursuivis ?

Cet acte pourrait préfigurer l’avenir. L’idée semble en effet de s’attaquer aux autres membres de WikiLeaks et, au-delà, à la liberté de la presse en général. Timm Trevor, président de la Freedom of the Press Foundation commentera :

La décision d’inculper Julian Assange est une escalade sans précédent de la guerre de Trump contre le journalisme. (…) Pour l’instant il ne peut pas poursuivre les journalistes du New York Times ou du Washington Post qui publient des documents classés. Cela pourra changer si Julian Assange est condamné.

 

Et du côté de la défense ?

La défense invoque le caractère politique des requêtes américaines, et la violation du traité d’extradition anglo-américain dont l’article 4 exclut des requêtes de ce genre. Il s’agit de poursuites inédites pour la publication de documents d’intérêt public. Les témoins entendus ont montré que Julian Assange et WikiLeaks ont fait un travail considérable pour effacer les noms des documents publiés. Quant à la publication des câbles diplomatiques non expurgés, elle est la suite d’imprudences de journalistes du Guardian. Mais en tout état de cause, l’accusation n’apporte aucune preuve de dommages avérés à des personnes dont les noms auraient été publiés.

Pour la défense, Chelsea Manning a agi de son propre chef en communiquant les fichiers à WikiLeaks et son métier lui permettait d’y accéder sans hacker les ordinateurs du pentagone (WANTED, épisode 15 ). L’accusation tord les faits en criminalisant ces actes. Assange n’a jamais appelé personne à commettre des activités criminelles, mais a exigé la transparence sur des faits et gestes importants que les États ou d’autres acteurs puissants tentent de soustraire à la connaissance publique. C’est du journalisme classique aussi, plusieurs témoins sont venus l’affirmer avec force et on n’a jamais utilisé l’Espionage Act auparavant pour poursuivre un journaliste, dont le titre est par ailleurs dans le cas présent reconnu par les organisations professionnelles et la qualité consacrée par de nombreux prix internationaux.

Les USA ont acheté l’Équateur pour livrer Julian Assange
Sur le caractère politique de l’accusation, la défense rappelle que l’Administration Trump a relancé les poursuites, alors que l’Administration Obama les avait abandonnées car, estimait-elle, il faudrait alors aussi poursuivre bien d’autres médias qui ont publié les révélations de WikiLeaks. Donald Trump a par ailleurs proposé d’accorder une grâce à Julian Assange, en échange de déclarations qui écarteraient les suspicions d’ingérence russe dans son élection. Le secrétaire d’État Pompeo a qualifié WikiLeaks d’agence de renseignement non étatique aux USA et de nombreuses personnalités politiques, tant dans le camp démocrate que conservateur, ont appelé à la « neutralisation » et même au meurtre d’Assange. Les USA ont acheté l’Équateur pour livrer Julian Assange, l’ont espionné dans l’ambassade et, après son expulsion, tous ses fichiers essentiels, y compris les informations sur sa ligne de défense, ont été saisis et transmis par l’Equateur aux États-Unis.

Ces éléments montrent aussi que Julian Assange ne bénéficierait pas des garanties d’un procès équitable aux État-Unis, une condition requise pour l’extradition. Cette analyse est renforcée par le fait qu’il serait jugé par la Spy Court des États-Unis, où sont traitées les affaires de « sécurité nationale » et qui avait ouvert en 2010 une enquête « secrète » contre WikiLeaks et Assange (le fameux Grand Jury, dont Julian a eu vent, et qui l’avait conduit à se réfugier dans l’ambassade d’Equateur – Voir WANTED 25).  Le jury de la Spy Court est recruté dans la région de Virginie où se trouve la plus grande concentration de membres de la communauté du renseignement américain (la CIA et ses sous-traitants), ce qui jette un doute sur son impartialité. En outre, l’accusation se fonde sur l’Espionnage Act qui prive l’accusé du droit,      pour sa défense, d’expliquer ses motivations. L’accusé ne peut pas non plus évoquer le contenu de documents classifiés qu’il a publiés pour démontrer l’intérêt public d’une telle publication.

La requête d’extradition n’a donc pas lieu d’être, on abuse ici du tribunal
Par ailleurs, la peine qu’encourt Julian (175 ans) est disproportionnée. Que ce soit avant son procès, ou dans la prison où il sera incarcéré s’il est condamné (une prison « supermax » dédiée aux terroristes et aux espions), Julian Assange serait soumis à des traitements inhumains et dégradants. Sa santé mentale est en jeu. Les risques de suicide sont réels. Enfin, cela fait trop longtemps qu’il est privé de liberté : le rapport du groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire estime qu’il faut prendre en compte toute la période écoulée depuis sa première incarcération en 2010. De plus, les faits datent de 2010, et le temps écoulé est un des motifs qui interdit une extradition.

La requête d’extradition n’a donc pas lieu d’être, on abuse ici du tribunal.

 

Ce tableau est bien sombre… quelles sont les perspectives pour Julian Assange demain ?

J’aimerais être optimiste et ne pas exclure une bonne surprise. Mais si l’on s’en tient au contexte, à l’attitude des procureurs et magistrats britanniques depuis le début, aux conflit d’intérêt, etc., ce n’est en effet pas très positif pour Julian Assange. Il y aussi la probabilité, assez forte à mes yeux, que la juge se concentre sur des points juridiques techniques, comme les contradictions entre le droit pénal anglais, le droit international et le texte du traité d’extradition entre les Etats-Unis et le Royaume Uni, et écarte tout ce qui a trait à l’évocation par la défense des risques encourus par Julian Assange en cas d’extradition et de procès aux Etats-Unis. Elle pourrait dire « ce n’est pas mon affaire de juger le système de la justice américaine, Assange pourra bien se défendre là-bas avec ses avocats »… le principal pour elle étant le vernis de légalité de l’extradition. Heureusement qu’il y a les possibilités d’appel, mais là aussi le pronostic reste difficile.

Voilà, c’était le dernier épisode de la série WANTED. Nous vous remercions, vous qui l’avez lue, partagée et divulguée et nous espérons avoir contribué à mieux donner à comprendre la vie de Julian, son combat pour un monde plus juste à travers son travail de journaliste et WikiLeaks, ainsi que les enjeux de son procès. Demain, toutes nos pensées iront à Julian. Il va falloir se battre. « Keep Fighting », comme dit Julian. Et nous nous battrons.

 

Belgium4Assange

Texte écrit par Delphine Noels,
Avec la collaboration de Marc Molitor, Pascale Vielle et Bogdan Zamfir

Le 4 janvier 2021 sera une date historique : à Londres, la justice britannique rendra son verdict dans le procès d’extradition de Julian Assange. Quels sont les enjeux de ce procès ? En quoi nous concernent-t-ils directement ? Difficile d’avoir les idées claires à ce sujet tant la mésinformation et la désinformation ont été grandes.

A partir du 1er décembre et jusqu’au 4 janvier, Belgium4Assange diffusera quotidiennement un épisode de WANTED, série Facebook qui raconte la vie de Julian Assange en 34 épisodes.

Sources/ Pour aller plus loin

Les actes du procès :

https://assangecourt.report/

 

Les 3 actes d’accusation du Grand Jury de Virginie :

 

Laura Poitras explique comment est mobilisé l’Espionage Act et les conséquences du procès pour le journalisme : https://www.nytimes.com/2020/12/21/opinion/laura-poitras-assange-espionage-act.html.

 

La procédure d’extradition au Royaume-Uni : https://www.gov.uk/government/publications/extradition-act-2003 .

 

Le traité d’extradition anglo-américain : https://www.gov.uk/government/publications/extradition-treaty-between-the-uk-and-the-usa-with-exchange-of-notes

 

Les prisons « supermax » aux Etats-Unis : https://fr.wikipedia.org/wiki/Supermax.

 

Shadowproof, le média indépendant de Kevin Gosztola (on peut le soutenir) : https://shadowproof.com.

 

Suivez Kevin Gosztola sur twitter ce lundi : @kgosztola ; Il animera le 4 janvier à 21h00 (heure de Bruxelles) un panel organisé par l’équipe de défense de Julian Assange, où siégeront : Noam Chomsky, Marjorie Cohn et Daniel Ellsberg. Il faut s’inscrire au lien suivant : https://us02web.zoom.us/webinar/register/WN_Xa9prRzkQzaDHUU_vRRnGw?timezone_id=Europe%2FLuxembourg

 

Les compte-rendus de Craig Murray : https://lautjournal.info/20200916/reprise-de-laudience-pour-lextradition-dassange (FR – traduction de Victor Dedaj).

https://www.craigmurray.org.uk/archives/2020/02/your-man-in-the-public-gallery-assange-hearing-day-1/ (EN).

 

A écouter : Antoine Vey, membre français de l’équipe de défense, sur les perspectives : https://www.franceinter.fr/emissions/l-instant-m/l-instant-m-28-decembre-2020.