Le conflit social chez DELHAIZE à travers la caricature de presse

ANALYSE DE L’IHOES NO  225 – 24 AOÛT 2023

Nous republions cette analyse, publiée initialement le 24 août 2023
par Julien Dohet sur le site de l’IHOES.
L’auteur et l’IHOES tiennent à remercier tout particulièrement Frédéric du Bus, Pierre Kroll, Jacques Sondron et Nicolas Vadot qui ont accepté que certains de leurs dessins de presse autour du conflit Delhaize soient reproduits gratuitement à l’intérieur de cet article.

Il y a de cela dix ans, dans une précédente publication de l’IHOES, nous analysions la manière dont les caricaturistes s’étaient exprimés dans la presse quotidienne belge francophone lors de la restructuration de l’entreprise sidérurgique ArcelorMittal (1). Depuis, nous nous sommes également intéressé à deux autres conflits sociaux : le mouvement syndical interprofessionnel de 2014-2015(2) et le mouvement des gilets jaunes fin 2018(3).

Cette année, le conflit historique commencé le 7 mars au sein du groupe de grande distribution Delhaize est l’occasion de renouveler l’expérience en examinant si les regards des caricaturistes ont évolué, tenant compte de la nature un peu différente du conflit(4), mais qui reste un événement impliquant les organisations syndicales.

Au-delà de la manière dont la contestation est représentée par les caricaturistes, quel rôle attribuent-ils aux organisations syndicales ? Le syndicalisme est-il toujours fortement assimilé à la FGTB ? Comment les autres acteurs de ce conflit figurent-ils, ou pas, dans ces dessins de presse ? Quels événements, enjeux, aspects y sont mis en avant ?

 

Un corpus qui évolue

Alors qu’en 2013, nous écrivions que la caricature de presse regagnait ses lettres de noblesse, il nous faut, dix ans plus tard, nuancer ce constat. En effet, à l’occasion de leur changement de format mi-février 2023 (soit quelques jours seulement avant le début du confit analysé ici), les journaux du groupe Sudinfo (La Meuse, La Nouvelle Gazette, La Province, Nord Éclair et La Capitale) ont mis fin à la collaboration longue de dix ans avec le caricaturiste Oli (Olivier Pirnay). Aucune explication n’a été fournie aux lecteurs sur ce changement. Nous analysions en 2013 les caricatures de huit dessinateurs différents ; dix ans plus tard, ils ne sont plus que la moitié à couvrir l’actualité dans la presse étudiée. Au sein des cinq quotidiens dépouillés, nous retrouvons : Frédéric du Bus (dit duBus) dans La Libre et La Dernière Heure, Pierre Kroll dans Le Soir, Jacques Sondron dans L’Avenir et Nicolas Vadot dans L’Écho. Tous les quatre sont des dessinateurs présents dans nos analyses depuis le début de nos recherches dans ce domaine. Là où les organes de presse font le choix de continuer à recourir à des caricaturistes, il y a une incontestable continuité qui montre combien leur présence s’avère centrale et assez inamovible, la place qui leur est accordée restant significative à des endroits stratégiques du journal, à savoir en deuxième ou en dernière page.

Au total, notre corpus comprend 20 dessins, publiés entre le 9 mars et le 9 août 2023(5), soit sur une période de 5 mois. Notons dès à présent que ces dates de publication sont trompeuses. En effet, alors que le conflit est toujours bien en cours (avec des fermetures de magasins, des actions de soutien de la société civile, etc.), les caricaturistes se sont complètement détournés du sujet à partir de la fin mai, avant d’y revenir pour couvrir, début août (soit cinq mois après le début du conflit), l’annonce du passage sous franchise des 15 premiers magasins. Le conflit chez ArcelorMittal, d’une durée de 14 mois, avait lui aussi été couvert dans son ensemble (avec de longues périodes de pause) par les caricaturistes, mais il avait proportionnellement suscité moins de dessins.

 

Des dessins qui suivent les principales étapes du conflit

Le  conflit  au  sein  du  groupe  Delhaize  commence  le  mardi  7  mars  quand  l’actionnaire  néerlandais(6) annonce sa volonté de faire passer sous franchise(7) les 128 magasins (sur 764) encore gérés en propre. 9200 travailleuses et travailleurs sont concerné·es. Si une restructuration était attendue, la nature de la décision et son ampleur surprennent tout le monde. Le passage à la franchise a de multiples conséquences liées au changement de commission paritaire et entraîne, pour le personnel, des diminutions de salaire et une détérioration des conditions de travail… mais aussi la fin de la représentation syndicale et l’individualisation totale des relations sociales (puisque le nombre minimum de travailleurs et travailleuses pour la mise en place d’une délégation syndicale n’est plus atteint au sein de cette reconfiguration morcelée).

Immédiatement, les syndicats font savoir leur opposition et l’on assiste à des mobilisations qui prennent la forme de fermetures spontanées des magasins concernés et de blocages du dépôt principal situé à Zellik. Très vite, les observateurs notent que ce qui est dénoncé par les syndicats comme une manière de contourner la loi Renault sur les licenciements collectifs(8)  n’apparaît nullement négociable par Delhaize qui mobilise la justice et les forces de l’ordre, notamment dès le premier conseil d’entreprise (CE) extra- ordinaire le 14 mars. Devant l’impasse, un conciliateur social est nommé fin mars, dont la mission échoue dès la mi-avril. Entretemps, les négociations sectorielles dans le commerce ont été affectées par le conflit chez Delhaize. Malgré les décisions judiciaires permettant de casser des piquets de grève obtenues à la suite de requêtes introduites en extrême urgence par le groupe de grande distribution, le conflit conti- nue et reçoit l’appui d’acteurs de la société civile à travers des cartes blanches(9), mais surtout, à partir du mois de mai, par des actions menées par des collectifs de soutien.

Le journal L’Avenir est le premier à publier, dès le mercredi 8 mars, un dessin (assez épuré). Un énorme lion (logo de Delhaize) écrase de petits personnages. Sa queue forme le sigle « € » et la légende est expli- cite : « Le profit sans les emmerdes(10) ».

Le jeudi 9 mars, L’Écho et La Libre proposent chacun leur regard sur le conflit. Vadot dessine le lion stylisé de Delhaize s’éloignant, un peu penaud, dans la neige avec comme commentaire « Lion un peu perdu, en pleine mutation(11) », tandis que duBus met directement le doigt sur le nœud du conflit en représentant un franchisé inquiet mettant sa tête dans la gueule du lion (DESSIN CI-CONTRE). À ses côtés, un personnage, en costume de dresseur, portant un chapeau avec l’indication « Delhaize », tente de le rassurer en signalant « Ne vous inquiétez pas ! il est très gentil(12) ».

 

 

 

Ce thème du lion de cirque est repris également par Kroll dans son  premier dessin  (CI-CONTRE)  paru  une  semaine  plus tard, le 15 mars. Représenté debout sur les pattes arrière sur un plot « Delhaize », le lion du groupe de grande distribution tient un cerceau et encourage des syndicalistes à le franchir par un : « Allez ! ». Les syndicalistes répondent unanimement : « Non ».

Ces syndicalistes sont reconnaissables à leurs chasubles (toutes rouges, de la couleur de la FGTB, à l’ex- ception d’une verte et d’une bleue, symbolisant respectivement la CSC et la CGSLB), certains ont les bras croisés, d’autres le poing levé. La scène se passe dans une cage, tandis qu’à l’extérieur, on aperçoit une dame avec un caddie(13).

 

 

Après 15 jours de conflit, force est de constater que le blocage est total. Faisant allusion à la situation en France, duBus illustre une réunion de négociation chez Delhaize : une personne en bout de table dit « Je propose qu’on passe en force avec le 49.3(14) », tandis que Vadot transforme le lion de Delhaize en « Marsupidelhaize(15) » dont l’extrémité de la longue queue prend la forme d’un poing serré qui frappe avec force(16) (DESSIN EN HAUT DE L’ARTICLE). Sondron,  quant  à  lui,  illustre  la  tension  lors  du conseil  d’entreprise  extraordinaire  qui  s’est déroulé en présence de nombreux policiers et de vigiles (DESSIN  CI-CONTRE). L’un d’entre eux exerce une fouille sur un personnage habillé de rouge bras levés, tandis qu’un drapeau rouge « SETCa- FGTB » traîne par terre. Son collègue commente : « Pour la prochaine réunion, ils ont prévu 45’… », « On aura le temps pour une fouille à nu(17) ».

C’est alors qu’un médiateur social est nommé. La nouvelle est illustrée par duBus, qui le 29 mars dessine une dame poussant un caddie et hurlant :

« Si vous ne vous mettez pas d’accord, j’irai faire mes courses ailleurs ». À sa droite, un groupe de travailleuses et travailleurs devant un volet fermé sur lequel on peut lire « Grève » et « Fermé », tan- dis qu’à sa gauche le lion de Delhaize est dessiné avec un air étonné(18). Le même jour, sous le titre « Un médiateur social chez Delhaize », Kroll fait endosser au médiateur le costume de dompteur qu’il représente inquiet mettant la tête dans la gueule du lion de l’enseigne (DESSIN CI-CONTRE). Derrière lui, la présidente du SETCa, Myriam Delmée, non identifiée de manière nominative mais parfaitement reconnaissable, lui demande : « Alors ? ». Petit détail : Le postérieur du lion arbore deux pétards mèche allumée (un marqué « FGTB », l’autre « CSC »)(19).

Kroll réutilise cette image dans son dessin du 18 mai. Le lion, outre différents objets dont un pétard à la mèche allumée dans le postérieur, est couvert de caddies renversés, d’une poubelle, et un petit chien lui mord la jambe. Il interpelle un groupe de personnes qui s’éloigne : « Et de quoi j’me mêle ? Vous êtes qui, vous ? ». Elles répondent « Des clients », « Ex-clients » précise même le seul personnage féminin, tandis qu’un autre membre du groupe arbore en première ligne une pancarte « Boycott(20) ».

Ce dessin intervient alors que les cartes blanches et les actions de soutien au personnel se multiplient, concrétisant la menace déjà évoquée dans la caricature de duBus du 29 mars. Ce dernier illustre fin mai les difficultés d’une concertation qui patine. Intitulé « Concertation », il représente des syndicalistes, iden- tifiables à leur pancarte « Non », pénétrer dans une salle de réunion où un homme bien portant en costume-cravate les invite à s’installer à une table. Le dessin prend toute sa saveur avec l’air mi-étonné, mi-apeuré des syndicalistes dont le regard est dirigé non vers la table, mais vers l’immense logo de Delhaize qui la surmonte où le lion s’est transformé en dragon crachant des flammes(21).

Enfin, le samedi 5 août, alors que plus aucun dessin n’avait été publié depuis deux mois malgré une per- manence du conflit, Sondron revient sur l’actualité de Delhaize en se faisant l’écho d’articles de presse répercutant des inquiétudes des candidats franchisés face aux conditions imposées par Delhaize. Intitulé

« Delhaize, des candidats franchisés doutent de la rentabilité », ce dessin représente la queue du lion de l’enseigne formant une corde pour se pendre(22). Deux jours plus tard (soit cinq mois jour pour jour après l’annonce de son plan de franchise), la direction divulgue, lors d’un conseil d’entreprise, la liste des 15 premiers magasins qui seront franchisés. Cette déclaration, tant en raison de sa forme que de son fond, relance la conflictualité et la détermination des syndicats qui font part d’actions à court, moyen et long termes. Le lendemain, duBus et Kroll évoquent l’annonce de Delhaize, mais sous un angle à la fois diffé- rent et complémentaire. Le premier représente un chevalier en armure s’approchant inquiet d’un groupe de travailleuses et travailleurs de Delhaize (identifiables au logo et au nom sur leur veste). Ceux-ci l’ac- cueillent, tomates en main, en disant « C’est notre nouveau patron », « il tombe bien » « les tomates sont en promo ». Le second livre un dessin touffu intitulé « Delhaize : les 15 premiers franchisés ». Il repré- sente un logo géant qui, au cri de « En avant ! », écrase ou renverse sur son passage personnes et cad- dies. 14 personnes s’accrochent à lui, notamment à sa queue. Parmi elles, une femme avoue « j’ai un peu le trac quand même ». Une autre, assise sur la tête du lion, lui demande « vous pourriez être un peu moins brutal !? », tandis que deux autres, à l’arrière, déclarent à Myriam Delmée « faut pas nous en vouloir » « on sera gentils ». Brandissant une pancarte, celle-ci leur répond « on va pas vous aider ! ».

 

Un emblème qui fait le bonheur des caricaturistes

Cet emblème de lion de Delhaize, « la marque au lion » (pour reprendre un de leurs slogans), est une aubaine  pour  les  caricaturistes  qui  l’utilisent  de  multiples  manières  comme  nous  l’avons  évoqué. Significativement, il n’est absent que dans trois dessins. Dans un seul, il figure en tant que personnage secondaire, et dans cinq, il apparaît en fond dans sa fonction, parfois détournée, de logo. Dans onze des- sins, soit la majeure partie, il tient un des rôles principaux. C’est le cas notamment dans un dessin de Vadot qui tisse des liens entre l’actualité syndicale et économique d’une seconde entreprise ayant un lion comme emblème, à savoir ING (DESSIN PAGE SUIVANTE, EN HAUT). La banque a en effet, peu auparavant, licen- cié un délégué syndical, provoquant des actions syndicales et un recours en justice (qui sera gagné). Intitulé « Vous voulez la paix avec les syndicats ? », il représente, dans un décor de savane, les félins de Delhaize et d’ING en réponse à la question posée par le titre déclarent : « Évitez d’avoir un lion comme logo. Il paraît qu’on a l’air agressifs(23). »

Transformé en dragon, en marsupilami, en dresseur de cirque, etc., le lion incarne donc totalement l’entre- prise. Les dirigeants, quant à eux, ne sont jamais des- sinés de manière précise, ils n’apparaissent que dans quatre dessins sous les traits d’hommes en costume- cravate. Une vision conforme à la réalité d’une direc- tion  locale  n’ayant  pas  de  réel  pouvoir  de  décision, mais qui renforce l’idée qu’il n’y aurait pas de vérita- bles personnes à la source des choix économiques posés,  mais  uniquement  un  capitalisme  désincarné. C’est là un contraste flagrant avec la manière dont les caricaturistes avaient traité le conflit chez Mittal et où la figure du dirigeant indien apparaissait régulière- ment.

Par rapport à nos précédentes recherches évoquées en début d’article, une différence notable se marque dans la représentation des syndicats. Ceux-ci figurent dans la moitié des dessins, soit dix fois. Et encore, chez duBus à deux reprises, c’est ambigu : dans l’un de ses dessins, c’est plutôt un groupe de grévistes que les syndicats à proprement parler qui sont représentés, et dans l’autre, les syndicats sont clairement figurés mais ils ne sont pas identifiés (comme appartenant à la FGTB, à la CSC, ou à la GCSLB). Restent sept dessins où les syndicats sont acteurs de la scène qui se joue.

 

 

Dans ceux-là, on retrouve la prédominance de la FGTB, déjà remarquée dans nos précédentes analyses, qui semble incarner pour les dessinateurs le fait syndical. Six de ces sept dessins (si l’on excepte la mention sur un des pétards dans le dessin de Kroll) mettent unique- ment en scène la FGTB. C’est notamment le cas d’un dessin de Vadot intitulé « La direction de Delhaize rend hommage à Fosbury(24)  » (DESSIN CI-CONTRE) : un personnage en costume-cravate tenant une mallette avec le logo Delhaize effectue un Fosbury-flop au-dessus de cinq personnes tenant des pancartes « Non à la franchisation » et « Front commun syndical ».

Contrairement à ce que laisse entendre cette indication, la CSC n’est pas évoquée dans le dessin, les chasubles des personnages et les pancartes étant coloriées en rouge… Plus révélateur encore, la FGTB est représentée à quatre reprises uniquement par la présidente du SETCa en charge du commerce, Myriam Delmée, trois fois par Pierre Kroll et une fois par Nicolas Vadot.

Soulignons qu’à aucun moment les dessinateurs n’ont jugé nécessaire de noter son nom, partant donc du principe qu’elle est suffisamment connue du public dans ce dossier où elle est effectivement fort pré- sente médiatiquement pour que sa représentation tout en rondeurs avec ses cheveux courts et ses lunettes suffise à l’identifier. À l’exception de la caricature de Sondron mettant en scène un syndicaliste fouillé par un vigile, tous les dessins représentant des groupes de syndicalistes ou de grévistes sont com- posés d’hommes… et de femmes. C’est une évolution notable par rapport à nos précédentes publications. Elle s’explique cependant très largement par le fait que le secteur de la grande distribution alimentaire emploie très majoritairement des femmes.

Un autre acteur du conflit n’est pas oublié par les caricaturistes. Il s’agit de clients qui sont présents dans trois dessins : une fois comme figurant en arrière-plan (dans le dessin du 15 mars de Kroll déjà évo- qué) et à deux reprises comme personnage principal. La figure du client est seule dans le dessin de duBus évoquant le fait d’aller faire ses courses dans un autre magasin. Dans ces deux premiers cas, il s’agit d’une femme avec un caddie. Pour illustrer le mouvement de boycott de Delhaize mis en place par la société civile, Kroll dessine un groupe composé de deux hommes et d’une femme. Le personnel, en tant qu’acteur propre en dehors de son éventuelle syndicalisation, mais opposé à ce qui lui arrive, est aussi représenté, notamment dans le dernier dessin de duBus.

Le dernier acteur apparaissant dans les dessins est plus abstrait : il s’agit du franchisé (à savoir le res- ponsable de magasin tenu de passer sous statut d’indépendant). Il est représenté deux fois par duBus. Une fois en chevalier ; l’autre fois la tête dans la gueule du lion. Le dessinateur pointe bien là l’élément central du dossier qui crispe tout le monde, à savoir : les conditions que Delhaize imposera après l’appli- cation de son plan de franchise. Vadot les évoque aussi dans deux dessins : d’une part, par le biais d’une pancarte « Non à la franchisation » brandie par les syndicalistes de la FGTB ; d’autre part, dans un des- sin spécifique résumant parfaitement l’enjeu quelque peu technique du dossier de la modification de commission paritaire. Sous le titre « Le jeu des différences », on y voit deux travailleurs se regarder l’air dubitatif. Tous deux tiennent dans les mains une caisse de pommes avec l’étiquette « Salaires ». Toute l’intelligence du dessin repose sur le fait que la caisse tenue par le personnage portant une casquette « CP 201 » (commission paritaire 201) contient neuf pommes, tandis que celle tenue par le personnage avec une casquette « CP 202 » (commission paritaire 202) en contient… 12(25) ! (Notez qu’en réalité, le transfert s’effectue de la commission paritaire 202 – et non 201 – vers la CP 202.1(26).) De cette manière, le caricaturiste nous informe d’une des conséquences de la mise en œuvre du plan de franchise.

La question de la franchise comme enjeu du conflit en cours, mais avec des impacts potentiels plus larges dans le secteur, est aussi au centre d’un dessin de duBus. Devant les portes d’un magasin aux enseignes

« Colruyt/Dreamland/Dreambaby » se tient un groupe de personnes visiblement fâchées et qu’une pan- carte « Travailleurs Delhaize solidarités » permet d’identifier comme de potentiels grévistes/syndica- listes travaillant au sein du groupe Colruyt. Un homme en costume-cravate s’ adresse à eux en disant :

« Je vais être franc avec vous », à quoi ils/elles répondent : « Ah non hein », « Pas le coup de la franchise(27)  » (DESSIN CI-CONTRE). Enfin, c’est cette question de la franchise et du sort des franchisés qu’illustrent les trois derniers dessins de notre corpus.

 

Une analyse à la fois fine et incomplète

Il ressort de l’analyse de notre corpus de dessins que la violence de l’annonce faite par Delhaize et son absence de volonté de faire fonctionner le dia- logue et la concertation sociales sont perçues et soulignées par les dessinateurs. La disproportion du rapport de force également, avec un lion omni- présent et qui prend souvent beaucoup plus de place dans la caricature que les travailleuses et travailleurs en lutte. La personnification de la lutte

collective syndicale, déjà observée avec Marc Goblet (dans les analyses relatives au plan d’action syndi- cal de 2014-2015), s’opère cette fois avec Myriam Delmée. Et à nouveau, la FGTB est quasi omniprésente dans les dessins représentant des acteurs syndicaux alors que, tant sur le terrain que dans les médias, la CSC est elle aussi active. Nous nous trouvons là devant un décalage entre l’imaginaire collectif, issu de l’histoire sociale et des modes d’action, auquel n’échappent pas les dessinateurs et une réalité plus hété- rogène en 2023.

En même temps, la représentation dans les dessins du rôle des clients et celle des enjeux autour de la franchise, des conditions salariales et de travail en découlant, témoignent d’une bonne perception et d’une analyse fine de la situation par les éditorialistes que sont les dessinateurs de presse quotidienne. On peut cependant s’étonner de l’absence totale d’un thème généralement récurrent dans les dessins évoquant les actions syndicales, à savoir celui du piquet de grève. Le recours par Delhaize à la voie judi- ciaire pour les faire interdire est pourtant un élément important du conflit et qui a suscité de nombreuses réactions,  entre  autres  de  la  part  d’acteurs  académiques,  juridiques  et  associatifs.  Un  autre  grand absent, mais là l’absence illustrant parfaitement la réalité, étant les acteurs politiques. Ceux-ci, contrai- rement à ce qui était le cas dans le conflit ArcelorMittal analysé il y a 10 ans, sont ici beaucoup plus dis- crets. Notamment parce qu’ils ne veulent pas s’attaquer au système de la franchise. Le ministre de l’Emploi (socialiste), Pierre-Yves Dermagne a nommé un conciliateur, mais qui n’a aucun pouvoir… Il a en outre évoqué le dépôt d’une proposition de modification de la loi Renault, mais sans avoir de majorité au sein de la majorité. Début août, lors de l’annonce des premiers magasins franchisés, il est revenu à la charge, mais à nouveau sans mesures concrètes immédiates.

 

Par Julien Dohet,
« Le conflit social chez Delhaize de 2023 à travers la caricature de presse », Analyse de l’IHOES, no  225, 24 août 2023,

[En ligne] www.ihoes.be/PDF/IHOES_Analyse225.pdf.


  • 1 – Julien DOHET, « La restructuration d’ArcelorMittal Liège à travers la caricature », Analyse de l’IHOES n° 118, 27 décembre 2013, [En ligne] https://tinyurl.com/IHOES118.
  • 2 – J. DOHET, « Le plan d’action syndical de fin 2014 à travers la caricature », Analyse de l’IHOES, n° 139, 5 février 2015, [En ligne] https://tinyurl.com/IHOES139 et J. DOHET, « Le plan d’action syndical de 2015 à travers la caricature », Analyse de l’IHOES, n° 158, 12 juillet 2016, [En ligne] https://tinyurl.com/IHOES158.
  • 3 – J. DOHET, « Le mouvement des gilets jaunes à travers la caricature de la presse quotidienne francophone belge en fin d’année 2018 », Analyse de l’IHOES, n° 198, 24 janvier 2019, [En ligne] https://tinyurl.com/IHOES198.
  • 4 – Ces différences relèvent de plusieurs aspects. Ainsi par exemple, le conflit chez ArcelorMittal, se concentrait dans le bassin lié- geois tandis que les mobilisations chez Delhaize touchent l’ensemble du territoire belge ; on peut aussi observer des traditions syndicales différentes portées par des ouvriers ou des employés. Enfin, alors que la lutte dans la sidérurgie concernait la fer- meture d’un site, nous sommes ici face à l’évolution d’un secteur entier, celui de la grande distribution.
  • 5 – Six dans L’Écho, six dans La Libre/La DH, cinq dans Le Soir et trois dans L’Avenir.
  • 6 – En juin 2015, le groupe néerlandais Ahold rachète le groupe familial belge Delhaize pour devenir Ahold-Delhaize.
  • 7 – Une franchise est un contrat commercial que le franchisé signe avec le propriétaire d’une marque de commerce (le franchi- seur). Cela lui donne le droit d’exploiter cette marque au sein d’une entreprise en contrepartie d’une rémunération. Le franchisé est donc un indépendant qui prend les risques, engage le personnel, etc., mais qui ne peut commercialiser que les marchandises du franchiseur (dans ce cas-ci, Delhaize). Il ne bénéficie donc pas d’une totale liberté, d’où le fait que les syndicats parlent par- fois de « faux indépendants ».
  • 8 – La « Procédure Renault » ou « loi Renault » fait référence à loi belge du 13 février 1998, relative aux licenciements collectifs qui impose une série d’obligations à l’employeur. Elle est mise en place à la suite d’un licenciement collectif drastique en 1997 dans l’usine Renault Industrie Belgique S.A. du construc- teur automobile français Renault à Vilvorde.
  • 9 – Par exemple, celle-ci : « Carte blanche : pourquoi les Delhaiziens peuvent et doivent gagner » par un groupe de signataires issus du monde académique, associatif et juri- dique, RTBF.be, 20 avril 2023, [En ligne] https://tinyurl.com/3739ue6f.
  • 10 – L’Avenir, mercredi 8 mars 2023.
  • 11 – L’Écho, jeudi 9 mars 2023.
  • 12 – La Libre, jeudi 9 mars 2023.
  • 13  – Le Soir, mercredi 15 mars 2023.
  • 14 – La Libre, mercredi 22 mars 2023.
    Concernant l’allusion au « 49.3 », précisons qu’il s’agit d’une disposition de la Constitution française, normalement exception- nelle,  qui  permet  au  Premier  Ministre  d’engager  la  responsabilité  du  Gouvernement  sans  avoir  besoin  d’un  vote  positif  à l’Assemblée nationale. Le dessinateur fait ici référence à l’utilisation de cette procédure pour faire passer la réforme des retraites en mars 2023.
  • 15 – En référence bien entendu au fameux Marsupilami de Franquin.
  • 16 – L’Écho, mardi 28 mars 2023.
  • 17  – L’Avenir, mercredi 22 mars 2023.
  • 18 – La Libre, mercredi 29 mars 2023.
  • 19  – Le Soir, mercredi 29 mars 2023.
  • 20  – Le Soir, jeudi 18 mai 2023.
  • 21 – La Libre, mercredi 24 mai 2023.
  • 22 – L’Avenir, samedi 5 août 2023.
  • 23 – L’Écho, vendredi 14 avril 2023.
  • 24 – L’Écho, mercredi 15 mars 2023.
  • 25 – L’Écho, jeudi 30 mars 2023.
  • 26 – Un tract du SETCa datant du 9 mars précisait : « Concrètement, le passage vers la franchise implique le passage vers une autre commission du commerce [la CP 202.01 au lieu de la CP 202], où les conditions de travail sont nettement moins avantageuses pour les travailleurs. Tout d’abord, il n’y a généralement pas de négociation collective sur les conditions de travail dans les magasins franchisés puisqu’il s’agit souvent de structures de moins de 50 personnes (et où il n’y a pas d’obligation d’avoir une représentation syndicale). En matière de conditions de travail, il existe de nombreuses différences : travail du dimanche (ce qui n’est pas le cas dans les magasins intégrés), heures d’ouvertures beaucoup plus larges (et donc plus de demande de flexibilité de la part des travailleurs avec des horaires élargis), recours massif à des étudiants jobistes (et donc moins de possibilité pour les temps partiels d’avoir accès à des heures complémentaires), des flexi-jobs, des différences en termes de rémunération (barèmes, primes de fin d’année, pécule de vacances moins élevés) et de régime de congés. […]. Chez Delhaize, sur certains points, il y avait également d’autres dispositions plus spécifiques et plus favorables. »
    Pour plus d’information sur le sujet, voir aussi : Guillaume WOELFLE, « Passage de magasins sous franchise chez Delhaize : que perdront vraiment les employés et quand ? », La Première, 28 mars 2023, [En ligne] https://tinyurl.com/2v38ht85.