Les négociations annuelles de l’ONU sur le climat sont censées être des espaces dans lesquels peut être élaborée une réponse internationale au problème le plus urgent de notre époque, la crise climatique. Mais pour nombre de participant·es à la dernière Conférence des Parties (COP), qui s’est tenue à Dubaï en décembre 2023, il s’agissait plutôt d’une foire commerciale. Les mouvements sociaux étaient largement absents. Cela s’explique en partie par les difficultés à se mobiliser dans un pays répressif (pour la deuxième année consécutive, après l’Égypte en 2022). Un boycott déterminé en solidarité avec Gaza a également incité nombre d’activistes à rester chez eux[1]. Les entreprises, quant à elles, étaient présentes en masse. Un nombre record de 2 756 lobbyistes de l’industrie des combustibles fossiles et du secteur de la viande ont rempli les salles de la conférence. L’un d’entre eux, le directeur de la compagnie pétrolière nationale des Émirats arabes unis, présidait l’événement[2].
De l’extérieur, la COP28 ressemblait moins à une réunion intergouvernementale sur le climat qu’au spectacle extravagant du Forum économique mondial qui se déroule chaque année à Davos, en Suisse, où milliardaires, PDG et hommes politiques de haut niveau se réunissent, avec une poignée d’« experts », pour élaborer des agendas communs et serrer des mains. Lors de cette COP, presque aucune avancée n’a été faite sur le travail urgent des gouvernements visant à trouver des solutions aux graves conflits politiques et sociaux qui sont au cœur de la crise climatique. Au lieu de cela, la COP28 a servi de plate-forme aux entreprises polluantes pour présenter leurs « solutions », consolider leurs programmes avec d’autres entreprises et gouvernements, et signer de lucratifs « contrats carbone ».
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Le pouvoir des entreprises au sein de la COP s’est renforcé ces dernières années, encourageant ainsi une évolution dangereuse vers des « solutions » privées à des problèmes publics, qui rapportent des bénéfices aux entreprises tout en faisant payer la facture aux citoyen·nes. Prenons l’exemple du fonds pour les pertes et dommages, censé transférer de l’argent des pays du Nord, qui portent l’essentiel de la responsabilité du changement climatique, vers les pays du Sud global qui ont peu contribué à la crise, mais qui peinent à faire face aux conséquences. Les équipes de négociation de la COP28 ont réussi à faire adopter définitivement le fonds, mais les sommes engagées sont loin d’atteindre les 250 milliards de dollars jugés nécessaires[3]. Les États-Unis, pays qui porte la plus lourde responsabilité dans la crise climatique actuelle, se sont engagés à verser la maigre somme de 70 millions de dollars au fonds. Les Émirats arabes unis, qui assuraient la présidence de la COP28, n’ont promis que 100 millions de dollars, tout en annonçant un engagement de 30 milliards de dollars en faveur d’un nouveau fonds d’investissement privé basé à Dubaï, qui s’associera à BlackRock et à d’autres gestionnaires d’actifs pour réaliser des « investissements climatiques » dans les pays du Sud[4]. Et il ne s’agit pas d’une aide. Les populations des pays ciblés devront rembourser ces milliards, par le biais de remboursements de prêts ou de redevances prélevées sur les infrastructures privatisées d’énergie ou de transport qui seront construites sur place.
La mainmise des entreprises a également été manifeste dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture, qui a fait l’objet d’une attention particulière lors de la COP28.
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Les entreprises agroalimentaires colonisent la COP
Les Émirats arabes unis ont profité de leur présidence de la COP28 pour faire de l’alimentation et de l’agriculture une thématique centrale de l’ordre du jour. Cela aurait dû être fait depuis longtemps. Nos modes de production et de consommation alimentaires sont à l’origine d’un tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre chaque année. Dans le même temps, le changement climatique affecte gravement la capacité des populations agricoles, des communautés de pêche et des autres producteurs et productrices alimentaires à nous nourrir et à assurer leurs propres moyens de subsistance. Certains se sont toutefois demandé si les Émirats arabes unis n’étaient pas en train d’instrumentaliser l’alimentation pour détourner l’attention de l’urgence d’éliminer progressivement les combustibles fossiles, qui constituent la base de leur richesse et de leur pouvoir.
En effet, bien que la COP28 ait débuté par une déclaration sur l’alimentation et l’agriculture approuvée par plus de 150 chef·fes d’État, cette déclaration n’a pas de valeur[5]. Elle ne fait pas partie du processus de négociation effectif de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et le texte n’engage pas les signataires à atteindre des objectifs mesurables ou à prendre des mesures concrètes. L’approbation de cette déclaration n’a pas non plus eu d’impact visible sur les négociations officielles qui se déroulaient en même temps.
L’alimentation et l’agriculture ont été manifestement absentes de la négociation du texte central de la COP28 : le « bilan mondial », qui évalue les progrès accomplis depuis l’Accord de Paris[6]. Ce n’est qu’à la toute dernière minute que quelques mentions de l’agriculture ont été ajoutées au texte, et uniquement en référence à l’« adaptation » au climat. Rien n’a été dit sur l’« atténuation », c’est-à-dire la réduction des émissions qui proviennent du secteur alimentaire.
Le « Travail conjoint de Charm el-Cheikh sur la mise en œuvre de l’action climatique dans le domaine de l’agriculture et de la sécurité alimentaire » n’a pas non plus progressé. Il s’agit d’un programme quadriennal relevant de l’Organe subsidiaire de conseil scientifique et technologique créé lors de la COP27. Il est censé nous apporter des engagements réels pour l’action sur l’alimentation et l’agriculture dans le cadre de la CCNUCC en établissant un consensus entre les parties. Il prend le relais d’un processus antérieur lancé en 2017 à Bonn et achevé lors de la COP27, connu sous le nom de « Travail conjoint de Koronivia sur l’agriculture ».
Le processus de Koronivia a débouché sur des recommandations utiles concernant notamment la sécurité alimentaire, la santé des sols et les engrais organiques, et les négociations en cours pourraient ouvrir la voie à des mesures indispensables, comme l’acceptation de l’agroécologie en tant que fondement de l’adaptation au climat et de l’atténuation de ses effets. Les groupes de la société civile se sont toujours battus pour cela, avec le soutien de l’Union européenne. Cependant, les États-Unis et le Canada préfèrent approuver des approches menées par les multinationales sous la bannière de l’« agriculture intelligente face au climat » ou de l’« agriculture de précision », et même les gouvernements africains sont revenus sur leur soutien à l’agroécologie, craignant qu’elle ne compromette leur accès au financement.
Photo: COP28 Business and Philanthropy Climate Forum and the Sustainable Markets Initiative (Photo by COP28 / Stuart Wilson)
Lors de la COP28, aucune de ces tensions politiques ou sur le fond n’a été abordée. Le travail de Charm el-Cheikh a échoué en raison de désaccords sur la manière de garantir le financement et la mise en œuvre[7]. Le principal point d’achoppement a été une proposition des pays les moins avancés et du groupe africain de négociateurs appelant à la création d’un « groupe de coordination » qui se réunirait plusieurs fois par an. Cette proposition, avancée par l’African Group of Negotiators Expert Support, un groupe de réflexion financé par la Fondation Bill et Melinda Gates, n’a pas réussi à convaincre d’autres gouvernements, de sorte qu’aucune décision contraignante sur l’agriculture n’a été prise lors de la COP28[8].
Il est difficile de dire dans quelle mesure l’influence des multinationales a joué un rôle dans ces échecs à aborder véritablement la question de l’alimentation et de l’agriculture lors de la COP28. Les lobbyistes de l’agrobusiness étaient deux fois plus nombreux que lors de la COP précédente. Un pourcentage beaucoup plus élevé d’entre eux ont fait partie des délégations nationales, ce qui leur a donné un accès direct à l’information et aux salles de négociation[9]. Le lobby mondial de la viande, par exemple, comptait dans ses rangs des délégué·es d’au moins 19 organisations membres, qui coordonnaient leurs messages et leurs stratégies et organisaient de nombreux événements parallèles.
Mais les multinationales ne sont pas seulement présentes à la COP pour influencer les négociations. Elles sont également là pour profiter de l’attention des médias internationaux afin de mettre en avant leurs performances environnementales. La COP leur offre, ainsi qu’aux gouvernements, un espace pour organiser des événements et annoncer de nouvelles initiatives, générant ainsi des articles positifs dans les médias sans être exposé à un examen approfondi. Par exemple, la présidence de la COP28 a affirmé que 7,1 milliards de dollars de nouveaux financements pour l’alimentation et l’agriculture avaient été mobilisés lors de la COP[10]. Cette déclaration a fait l’objet d’une couverture médiatique élogieuse. Mais aucun média ne s’est penché sur les questions de redevabilité et de transparence.
Près de la moitié de ces fonds relèvent de l’initiative AIM for Climate des États-Unis et des Émirats arabes unis, qui regroupe des promesses d’investissements privés et publics. L’un des plus gros investissements du secteur privé annoncés par AIM for Climate lors de la COP28 concernait un projet agro-industriel de 500 millions de dollars au Nigeria. Quelques jours seulement après qu’AIM for Climate a vanté les mérites de ce projet « révolutionnaire[11] », la Securities and Exchange Commission des États-Unis a accusé l’entreprise à l’origine du projet, Tingo Inc, d’avoir organisé une fraude « stupéfiante » portant sur des milliards de dollars[12]. Le projet a depuis été retiré du site web d’AIM for Climate, mais aucune correction n’a été apportée à la déclaration sur les 7,1 milliards de dollars faite par la présidence de la COP28.
Les géants de l’alimentation et de l’agroalimentaire ont profité de la COP28 pour communiquer sur un grand nombre d’initiatives (voir Tableau 1). Le lobby des engrais, en particulier, a coorganisé et participé à de nombreux événements tels qu’une « table ronde commerciale de haut niveau » dans les bureaux de Dubaï de l’Export Trading Group avec des représentants de Nutrien, OCI Global, Nestlé, PepsiCo, Unilever, Bunge, Olam et United Phosphorus, ainsi que le PDG de la banque de développement canadienne et l’ancien président d’Embrapa Brésil[13]. Même l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture a utilisé la tribune de la COP pour publier de nouvelles statistiques et analyses inquiétantes sur le rôle de l’élevage dans le changement climatique (voir Encadré 1).
Tableau 1. Initiatives lancées lors de la COP28 impliquant des entreprises alimentaires et agroalimentaires
Initiative sur le climat et l’alimentation
Multinationales participantes
Commentaire
Programme d’action de la COP28 sur les paysages régénérateurs
ADM, Bayer, Cargill, Danone, Indigo, Nestlé, Olam Food Ingredients, Syngenta, UPL, Olam Agri, Rabobank, Google, WBSCD*, FOLU**
Vise à faire passer 160 millions d’hectares à une « agriculture régénérative » d’ici à 2030[14].
Dairy Methane Action Alliance
Bel Group, Danone, General Mills, Kraft Heinz, Lactalis, Nestlé
Les membres prennent des engagements volontaires de réduire leurs propres émissions de méthane.
First Movers Coalition
Bayer, Cargill, Danone, Louis Dreyfus, Majid Al Futtaim, Nestlé, NR Instant Produce PCL, Olam Agri, PepsiCo, Sekem Group, UPL, Tyson Foods, JBS, Yara
Les entreprises visent à « décarboner » la chaîne alimentaire industrielle grâce à leur propre pouvoir d’achat.
Enteric Fermentation Research and Development Accelerator (Accélérateur de R&D pour la fermentation entérique)
Danone
200 millions de dollars pour réduire les émissions de méthane de l’élevage
Alliance of Champions for Food Systems Transformation
FOLU**
Cinq pays (Norvège, Brésil, Sierra Leone, Rwanda et Cambodge) s’engagent à réduire les émissions de leurs systèmes agricoles et alimentaires.
* Conseil mondial des entreprises pour le développement durable (WBCSD)
** Coalition pour l’alimentation et l’utilisation des terres (le WBCSD et SYSTEMIQ sont les principaux partenaires et Yara et Unilever sont à l’origine de l’organisation[15])
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L’agriculture carbone toujours sur (et sous) la table des négociations
Les négociations sur le climat n’ont pas non plus progressé sur la question controversée des marchés carbone. Pour beaucoup, ce fut un soulagement[16]. Tout au long de l’année 2023, des études universitaires, des enquêtes menées par les médias et la société civile ont dénoncé les pratiques comptables frauduleuses, l’accaparement des terres et les préjudices causés aux communautés locales et aux peuples autochtones par de nombreux projets de compensation carbone[17]. Les discussions à Dubaï auraient pu sanctionner cette approche et, selon les termes de Carbon Market Watch, « torpiller l’Accord de Paris[18] ». Le texte proposé pour mettre en œuvre l’article 6.2 de l’Accord de Paris sur l’échange bilatéral de carbone entre les pays s’est embourbé dans un conflit autour de la double comptabilité, de la transparence et d’autres questions. Les négociations sur l’article 6.4 s’orientaient vers l’établissement d’un marché international volontaire du carbone, dans lequel les entreprises prendraient l’initiative, sur la base de normes peu contraignantes concernant les personnes éligibles à la participation, ce qui constitue des réductions ou des absorptions d’émissions, etc.
En l’absence d’un cadre convenu au niveau international, les entreprises et les gouvernements poursuivent leurs propres initiatives et prétendent se conformer à l’Accord de Paris. En effet, alors que les parties à la table de négociation de Dubaï étaient à couteaux tirés sur le texte de l’article 6, les multinationales et les élites étaient occupées dans les coulisses à signer et annoncer de nouveaux accords.
Les entreprises des Émirats arabes unis, pays hôte, et d’autres États du Golfe ont été particulièrement actives et constituent désormais une force majeure dans la promotion des compensations carbone à l’échelle mondiale, notamment des programmes controversés d’agriculture carbone[19]. Ainsi, le géant émirati de l’agroalimentaire Al Dahra, qui appartient au fonds souverain d’Abu Dhabi ADQ, a annoncé avoir conclu un accord avec la société danoise Agreena pour générer des crédits carbone à partir de son exploitation de 55 000 hectares en Roumanie, considérée comme « la plus grande exploitation agricole de l’UE[20] ». Cet accord fait suite à celui conclu plus tôt dans l’année entre Agreena et le fonds souverain d’Arabie saoudite, le Fonds d’investissement public (Public Investment Fund ou PIF), qui possède le Continental Farmers Group, en Ukraine[21]. Dans ce pays, Agreena gèrera un programme visant à générer des crédits carbone sur 153 000 hectares de terres agricoles[22]. Le PIF possède également la Regional Voluntary Carbon Market Company d’Arabie Saoudite qui, en septembre 2023, a annoncé « la plus grande vente au monde de crédits carbone volontaires » lors d’une vente aux enchères à Nairobi[23].
Parmi les entreprises émiraties qui ont profité de la COP pour signer des contrats de compensation carbone figure Blue Carbon, une société extrêmement controversée. Dans les mois précédant la COP28, Blue Carbon, fondée et présidée par un membre de la famille royale, le cheikh Ahmed Dalmook Al Maktoum, a signé des contrats avec les gouvernements du Kenya, du Liberia, de la Tanzanie, de la Zambie et du Zimbabwe, couvrant au total plus de 24 millions d’hectares[24]. Lors de la COP28, elle a signé des contrats supplémentaires avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée et Sainte-Lucie[25]. Dans plusieurs de ces pays, les communautés locales affirment qu’elles n’ont pas été consultées sur ces accords, alors que leurs forêts et leurs moyens de subsistance sont directement concernés[26]. Des groupes internationaux de la société civile ont dénoncé toute une série de problèmes liés à l’accord avec le Liberia, qui accorde aux Émirats arabes unis le contrôle de 10 % des forêts de cet État d’Afrique de l’Ouest pour une période de 30 ans[27].
Le Qatar, lui aussi, se lance résolument dans la compensation des émissions de carbone issues de l’agriculture par l’intermédiaire d’une société appelée Green Economy Partnership (GEP), qui a participé activement à la COP28. Dirigée par le cheikh Mansour Bin Jabor Bin Jassim Al Thani, le partenariat GEP est né d’une coalition entre les gouvernements de l’Ouganda, du Malawi, de Zanzibar, de la Guinée-Bissau et de la République démocratique du Congo et l’entreprise française Gaussin. Son objectif est d’enregistrer les absorptions de carbone provenant des exploitations agricoles de subsistance, des exploitations commerciales et des zones agroforestières et de les vendre sur le marché mondial, en prélevant une part de 20 %[28].
“La magie de la COP28 aux Émirats arabes unis est que nous ne retrouverons plus jamais autant de décideurs [politiques] en un même lieu !” EcoNetix est une entreprise fondée par l’homme d’affaires autrichien Jakob Zenz (« Conseiller principal de Son Éminence le Président de l’Ouganda »), qui se présente comme le « porte-feuille de crédits carbone de l’Afrique, d’une valeur d’un milliard de dollars ». Elle s’est associée à ASC Investment, une société basée en Suisse, et à Al Fahim Holding Group, de Dubaï, pour développer des plantations d’arbres à grande échelle afin de générer des crédits carbone en Afrique. Photo : EcoNetix LinkedIn
Le milliardaire Jeff Bezos est un autre acteur qui gagne rapidement en influence dans le domaine de la compensation carbone. Le Bezos Earth Fund a joué un rôle moteur dans de nombreuses initiatives annoncées lors de la COP28 qui concernent l’agriculture carbone et le secteur agroalimentaire, en grande partie grâce à ses relations étroites avec le World Resources Institute (WRI) et la Food and Land Use Coalition (FOLU). Il s’agit notamment de l’Alliance of Champions for Food Systems Transformation qui est composée de gouvernements, mais se situe en dehors du processus multilatéral officiel. L’alliance a été créée et est dirigée par le Food Systems Collaboration Network, un regroupement financé par Bezos de groupes tels que FOLU, le Fonds mondial pour la nature, Just Rural Transition et le WRI, qui travaillent tous en étroite collaboration avec les plus grandes multinationales agroalimentaires du monde[29].
L’entreprise de Bezos, Amazon, mise sur les compensations carbone pour gérer son énorme empreinte carbone, en particulier dans le cadre de projets dans le bassin amazonien, où sa fondation a « fait don de plus de 50 millions de dollars à des projets de renforcement des capacités des groupes environnementaux et des communautés autochtones ». Amazon gère actuellement trois projets controversés de compensation carbone en cours de mise en œuvre dans les régions de Loreto et d’Ucayali au Pérou, couvrant 210 000 hectares[30].
Les scandales ayant ruiné la confiance dans les compensations carbone, J. Bezos investit massivement pour tenter de renforcer l’« intégrité » des marchés du carbone. Il finance le CDP (anciennement connu sous le nom de Carbon Disclosure Project), une plateforme qui centralise les rapports mondiaux sur les émissions de gaz à effet de serre, et le GHG Protocol, une autre source essentielle de normes mondiales pour les rapports sur le climat[31]. Il finance également le Land & Carbon Lab du WRI, qui « met en place un système complet de suivi des terres mondiales et de leur carbone naturel […] renforçant la confiance des parties prenantes dans les mesures, les rapports et les vérifications afin de développer les marchés du carbone et d’autres financements en faveur de la nature » [32]. Parmi les partenaires du laboratoire figure Google, qui travaille déjà avec Cargill pour surveiller les exploitations agricoles au Brésil, en Uruguay et en Argentine[33]. En Afrique, Jeff Bezos et le WRI ont récemment créé un fonds privé de 50 millions de dollars pour des projets d’agriculture carbone sur le continent, en partenariat avec Meta, afin de « restaurer » – pour les marchés du carbone –100 millions d’hectares de paysages déboisés et dégradés, en particulier dans le bassin du Congo, d’ici à 2030[34].
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Quelle est la prochaine étape pour les mouvements sociaux ?
La COP sur le climat n’est pas un processus que les mouvements sociaux peuvent ignorer. Nous avons besoin d’un certain niveau de coopération entre les gouvernements pour faire face à la crise climatique et, à l’heure actuelle, il n’y a pas d’alternative à la CCNUCC pour y parvenir. Il est possible, en analysant cette dernière COP, d’insister sur les gains minimes obtenus, tels que la création d’un fonds pour les pertes et dommages ou l’accord sur la « transition » vers l’abandon des combustibles fossiles. Mais derrière les mots, il est clair que l’élaboration des politiques s’est imbriquée dans les intérêts des entreprises et que la COP est devenue un marché du carbone qui brasse des milliards de dollars.
L’empressement à tirer profit de la crise climatique tout en dissimulant les causes réelles – à savoir à la fois les combustibles fossiles et le système alimentaire industriel – est préoccupant. La COP donne en quelque sorte naissance à des criminels, et cela doit cesser.
Les mouvements sociaux s’accordent de plus en plus sur ce qui constitue les vraies et les fausses solutions climatiques. Les vraies solutions résident dans la souveraineté alimentaire, l’agroécologie paysanne, les réseaux d’énergie renouvelable et les systèmes de distribution alimentaire ancrés dans les collectifs locaux et le contrôle public, la terre entre les mains des peuples autochtones, forestiers et ruraux, l’autonomie des petites communautés de pêche et des moyens de subsistance dignes pour tou·tes. Les fausses approches sont quant à elles basées sur le marché, où les élites s’emparent de plus de terres et plus de ressources pour leur propre bénéfice et vendent des compensations en guise de réponse.
À l’approche de la COP29 à Bakou ou de la COP30 à Belém, d’immenses défis nous attendent. Le comité d’organisation azerbaïdjanais exclut les femmes, ce qui n’est pas de bon augure. Mais les liens étroits qu’entretient le gouvernement brésilien avec l’agrobusiness et les compagnies pétrolières présentent également des risques. Le Brésil s’est rendu à Dubaï avec 36 représentants de la filière viande dans sa délégation ainsi qu’un plan visant à régénérer 40 millions d’hectares de pâturages en encourageant l’agrobusiness et les investisseurs étrangers[35]. À la fin des négociations, le gouvernement Lula a mis aux enchères un nombre record de concessions de forages gaziers et pétroliers couvrant 2 % de la superficie du pays[36].
Les entreprises et les gouvernements veulent perpétuer une vision de la COP « à la Davos », dans laquelle le pétrole et les accords de compensation progressent sous la bannière de l’action climatique. Nous devons faire éclater cette bulle. Pour faire face à la crise climatique, nous devons faire avancer certaines des luttes politiques les plus anciennes et les plus violemment réprimées des dernières générations : la réforme agraire, la défense des territoires autochtones, le démantèlement des accords de libre-échange et la souveraineté des peuples sur leurs systèmes alimentaires et leurs ressources. Une véritable action climatique se heurte directement aux intérêts des puissantes entreprises et élites. C’est le message – et le combat – que nous devons faire avancer.
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La feuille de route de la FAO aux oubliettes
La FAO a choisi la COP28 pour lancer deux nouvelles publications majeures. La première est sa « feuille de route » visant à « éradiquer la faim et maintenir l’objectif de 1,5°C de l’Accord de Paris[37] ». Le document est superficiel dans ses recommandations, mais remarquable dans ses omissions, en particulier en ce qui concerne la viande et les produits laitiers. Bien que la viande et les produits laitiers représentent plus de la moitié de l’ensemble des émissions du système alimentaire mondial, il n’y a aucune mention de la nécessité – largement reconnue – de réduire la consommation de viande et de produits laitiers dans les pays riches. C’est également le cas de la deuxième publication lancée lors de la COP28 : une mise à jour des calculs de la FAO sur les émissions de gaz à effet de serre provenant du bétail.
Depuis que la FAO a publié en 2006 son rapport novateur intitulé « Livestock’s Long Shadow », qui mettait en évidence l’ampleur du coût environnemental des secteurs de la viande et des produits laitiers, les entreprises ont exercé des pressions énergiques pour que la FAO fasse marche arrière. D’anciens membres du personnel de la FAO affirment avoir subi « censure, attaques, décrédibilisation et persécution » en raison de leurs recherches sur les effets néfastes de l’élevage dans les années qui ont suivi[38]. En 2009, la FAO a publié un autre rapport plus favorable à l’industrie de la viande et des produits laitiers et a ramené de 18 % à 14 % son estimation de la contribution de l’élevage aux émissions mondiales de gaz à effet de serre. Lors de la COP28, la FAO a de nouveau abaissé ce chiffre, cette fois à 12 % des émissions mondiales, principalement en raison de changements dans la manière dont elle calcule le potentiel de réchauffement global du méthane et de l’oxyde nitreux. Ce chiffre est nettement inférieur à celui du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui est de 14,5 %[39].
Mais l’aspect le plus controversé du rapport réside dans ses calculs d’atténuation. La FAO affirme désormais que les émissions liées à l’élevage peuvent être réduites de deux tiers d’ici 2050, et qu’elles peuvent être alignées sur les objectifs de l’Accord de Paris, même avec une augmentation de 21 % de la consommation ! Elle affirme que cela est possible grâce à des solutions techniques et à une augmentation de la productivité. Elle minimise l’importance de la réduction de la consommation de viande et de produits laitiers dans les sociétés plus riches, affirmant que cela n’entraînera qu’une diminution de 5 % des émissions du bétail (parce que les consommateurs et consommatrices riches finiront par manger plus de fruits et de légumes cultivés dans des serres qui émettent également beaucoup de gaz à effet de serre) ! Cette affirmation est en totale contradiction avec celle du GIEC, qui soutient qu’une évolution vers des « régimes alimentaires durables », moins riches en protéines animales, pourrait entraîner une réduction de 30 à 70 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050. Selon le GIEC, « la réduction de la consommation excessive de viande est l’une des mesures les plus efficaces pour atténuer les émissions de gaz à effet de serre[40] ».
GRAIN tient à remercier Teresa Anderson et d’autres allié·es pour leurs conseils sur le décryptage de la COP.
Photo bandeau:(De gauche à droite) Samia Suluhu Hassan, Présidente de la Tanzanie, Akinwumi Adesina, Président de la Banque africaine de développement, Bill Gates, co-Président de la Fondation Bill et Melinda Gates et Macky Sall, Président du Sénégal, sur scène lors du Sommet sur le financement de l’adaptation pour l’Afrique lors de la COP28 à Expo City Dubai, le 1er décembre 2023 à Dubaï, Émirats arabes unis
[14]GRAIN, « L’agriculture régénérative était une bonne idée, jusqu’à ce que les entreprises s’en emparent », 1er décembre 2023 : https://grain.org/fr/article/7078
[15]GRAIN, « Greenwashing des entreprises : le « zéro net » et les « solutions fondées sur la nature » sont des escroqueries meurtrières », mars 2021 : https://grain.org/fr/article/6636
[21]« Amid war, Ukrainian firm readies to sell first soil credits », Quantum Commodity Intelligence, 28 juillet 2023 : https://www.farmlandgrab.org/31671
[22]Pour en savoir plus sur les fonds souverains et les investissements agricoles dans le monde, voir GRAIN, « La multiplication des fonds souverains se traduira-t-elle par une régression de la souveraineté alimentaire ? », avril 2023, https://grain.org/fr/article/6979.
[39]Il est important de noter que les chiffres de la FAO n’incluent pas les émissions après l’usine de transformation (vente au détail, commerce, etc.), qui sont significatives et importantes pour évaluer l’impact des différents systèmes de production (locaux ou des multinationales).
GRAIN est une petite organisation internationale qui soutient la lutte des paysannes, des paysans et des mouvements sociaux pour renforcer le contrôle des communautés sur des systèmes alimentaires fondés sur la biodiversité