Le projet de Mycelium est d’œuvrer à soutenir les mouvements divers qui s’appellent initiatives de transition, mouvements des communs, désobéissant.e.s, résistant.e.s, “effondristes”… Face aux destructions des modes de vies humains et autres qu’humains auxquels nous assistons, ces mouvements se créent, s’organisent, se connectent. Ils partagent une volonté de lutter contre ces destructions et dénoncent les systèmes de domination et d’exploitation (capitalistes, patriarcaux, (néo)-coloniaux).
Ceci est la seconde partie du texte qui aborde de manière approfondie le sujet de l’écoféminisme. La première partie est ici. Il a aussi fait l’objet d’une publication sur le site de Mycelium. POUR remercie l’auteure, Laura Silva Castañeda et Mycelium d’avoir autorisé la reprise de cette analyse en nos pages.
Oser l’intime en écologie
La question ainsi ravivée est celle du type de relation que nous entretenons avec le reste du vivant, les « autres qu’humains ». Sur quel mode se relie-t-on? L’écologie renvoie-t-elle avant tout un enjeu de gestion (comment gérer de manière optimale des ressources naturelles) ou de morale (sur quels principes généraux faire découler nos comportements) ? Dès lors que nous prenons en compte la question ontologique de notre (non) séparation du monde vivant, un autre type de ressort se laisse entrevoir: une action non pas guidée par la volonté de gérer ou d’avoir un comportement moralement aligné mais par le type d’attention et de soin que requiert une relation entretenue avec un proche, une relation d’amitié, d’attachement, d’intimité.
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Cette importance accordée au lien intime implique de transformer notre conception de la nature. A la vision d’une nature extérieure et objectivable, telle que transmise dans les courants dominants de l’écologie, il s’agit de supplanter une vision de la nature comme vivante, sensible, intelligente, animée et pourquoi pas sacrée. Parler de « terre mère » ou de communautés incluant les « autres qu’humains », c’est s’ouvrir à la possibilité d’une autre forme de rencontre, élargir le champ de notre expérience relationnelle, desserrer, un tant soit peu, l’étau du dualisme.
Oser l’attachement à la terre et au corps dans le féminisme
Lier femmes et nature dans une même revendication n’a pas été sans soulever une grande méfiance chez les féministes héritières d’une longue tradition visant à déconstruire l’idée d’essence ou de nature féminine. Déjà bien avant Simone de Beauvoir et son fameux « on ne naît pas femme, on le devient», se développait l’idée d’une société qui façonne la femme dès le plus jeune âge. Ces féministes s’opposant à l’idée que les femmes sont plus proches de la nature que les hommes, il n’est pas étonnant que la nature ait traditionnellement été perçue comme un piège, une manière de justifier la domination patriarcale[vi]. Affirmer qu’il n’y a pas de nature féminine a en effet été profondément émancipateur. En même temps, cette émancipation s’est « conçue sous la forme d’un arrachement, passant par le rejet de tout ce qui nous rattache à notre corps, au biologique, à la nature »[vii]. Il va sans dire que toute célébration d’un attachement à la terre a de la sorte été vue comme un facteur de domination et d’aliénation.
Oser déployer sa sensibilité, c’est notamment se glisser au plus proche de son corps, l’écouter et l’accueillir dans toutes ses spécificités : ses attributs féminins, mais aussi sa forme parfois inconfortable, son âge et son histoire, les désirs qui lui sont propres. C’est se prémunir contre l’idéalisation : du corps qui correspondrait à un canon de beauté, ou dont la seule grande réalisation serait d’enfanter. C’est aussi peut-être explorer d’autres rapports à soi que celui de l’instrumentalisation, là où la réappropriation du corps se résumerait à de la maîtrise (par exemple dans une visée d’indépendance sexuelle ou d’autonomisation par rapport au monde médical). Qui que l’on soit, d’où que l’on parte, célébrer une profonde intimité dans le lien au corps ne devrait pas être considéré comme impliquant nécessairement les « il faut » de l’essentialisme[xi].
On décèle donc dans l’écoféministe une invitation à reprendre contact, à retrouver un lien d’intimité avec la terre : déployer sa sensibilité, oser l’attachement, se laisser toucher. Mais l’intimité a-t-elle sa place en politique ?
Le lien intime à la terre, quel rapport au politique ?
« Pour celles d’entre nous qui tentent de créer cette nouvelle politique, c’est comme une quête perpétuelle de la grâce ou une formule permettant de connecter les êtres humains avec ce qu’il y a de plus profondément sensible et de plus profondément vivant en eux-mêmes », Ynestra King)
L’aspiration à la reconnexion relèverait-elle uniquement du domaine individuel, du développement personnel? Considérer cette dimension comme apolitique ou dépolitisante constitue de fait l’une des principales critiques adressées par l’écoféminisme social à l’écoféminisme culturel. Ainsi les explorations sensorielles, émotionnelles, intuitives ou spirituelles ne relèveraient que d’un exercice de transformation personnelle, inapte à ouvrir la voie d’un changement politique et social.
Les relectures écoféministes de l’histoire ayant contribué à révéler la rupture historique et culturelle que constitue la vision de l’humain comme séparé du reste du vivant, elle nous amène à intégrer la reconnexion dans une visée plus large de transformation culturelle. En ces temps qui révèlent les limites des ressorts gestionnaires et moraux de l’écologie, ne sommes-nous pas appelé-e-s à une transformation encore plus exigeante, un basculement de type ontologique ? Transformer nos manières d’être au monde ainsi que les valeurs qui guident notre société relève d’une transformation culturelle profonde. La reconnexion devient politique dès lors qu’elle se trouve associée à cette visée de transformation du monde et qu’elle s’articule, à ce titre, à des propositions portées collectivement.
L’intime ne se réduit pas à l’individuel. C’est un mode de rapport au monde à se réapproprier collectivement, au travers de langages renouvelés, d’imaginaires et de pratiques collectives participant d’un effort de transformation du monde. Face au rouleau compresseur d’un monde qui écrase, réduit et oppresse tout en nous y rendant aveugles, nous avons plus que jamais besoin d’accueillir une diversité de points de vue et de pratiques au sein de nos mouvements. Dépasser le dualisme, c’est aussi s’ouvrir à la perspective que l’émancipation soit à la fois psychologique et sociale, personnelle et politique, ces dimensions se soutenant l’une l’autre. Plus foncièrement, l‘exploration de diverses formes de rencontre au vivant nécessite un renouvellement de nos manières d’envisager et de nommer ces rapports, et donc de concevoir l’écologie politique. Définitivement, et c’est heureux, cette époque exige de nous l’audace et la vitalité du politiquement insolite !
Laura Silva Castañeda est chercheuse in-terre-dépendante. En tant que docteure en études du développement et sociologue de l’environnement, elle a étudié le phénomène des accaparements de terre. De retour à des terrains proches, géographiquement et éthiquement, elle s’intéresse aujourd’hui aux mouvements sociaux qui placent l’intime au cœur de l’écologie tels les mouvements de l’écologie profonde et de l’écoféminisme. Elle prend part à ces mouvements notamment comme facilitatrice d’ateliers de Travail qui Relie, approche développée par Joanna Macy.
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Remerciements
Cet article a bénéficié des commentaires exigeants, enthousiastes et très stimulants de Bénédicte Allaert, Jérémie Cravatte, Emeline De Bouver, Isabelle Delforge, Julien Didier, Delphine Masset, Danielle Ruquoy et Vincent Wattelet.
Notes
[i] Macy, J. & Johnstone, C. (2018) L’espérance en mouvement, Genève, Labor et fides.
[ii] Les débats académiques entre écologie profonde et écoféminisme ont fait couler beaucoup d’encre. Selon Ariel Salleh, « alors que l’écoféminisme et l’écologie profonde partagent un engagement à surmonter la division conventionnelle entre l’humain et la nature, une différence majeure est que l’écologie profonde apporte peu d’analyse sociale à son éthique environnementale » (Salleh, A. K. (1984) « Deeper than Deep Ecology : The Eco-Feminist Connection », Environmental Ethics, 6, p.339). L’écologie profonde a été critiquée pour se focaliser sur la question de l’anthropocentrisme au détriment de l’androcentrisme et, plus généralement, d’avoir négligé une lecture sociale et politique davantage attentive aux diverses formes de domination.
[iii] Abram, D. (1996) The spell of the sensuous, New York and Toronto, First Vintage Books Edition (Préface d’Isabelle Stengers et Didier Demorcy).
[iv] Abram, D. (2014) « On Depth Ecology », The Trumpeter, 30.
[v] Naes, A. (2017) Une écosophie pour la vie. Introduction à l’écologie profonde, Paris, Editions du Seuil, p. 313.
[vi] Larrère, C. (2017) « L’écoféminisme ou comment faire de la politique autrement », Multitudes, 67, 29-36.
[vii] Hache, E., op. cit.
[viii] Cela n’a pas été compris par une grande partie des féministes de l’époque, notamment par les féministes matérialistes françaises, qui ont accusé les écoféministes d’essentialisme (c’est-à-dire de l’idée qu’il existerait une nature féminine par essence – et, à l’inverse, d’une nature masculine en soi).
[ix] Hache, E., op. cit.
[x] Ici ce n’est pas la biologie qui est en cause mais bien les lois et leur corollaire de déterminisme. En effet, il ne s’agit pas de contester les liens qui unissent les humains à la «nature », mais bien une conception de la nature comme étant régie par des lois. Or, comme le note Stengers, les évolutions de l’écologie scientifique amènent à un effacement de la notion de loi au profit des notions de processus, d’évènements, de métamorphoses… Selon ce nouveau point de vue, il ne s’agit plus de comprendre un comportement comme étant « déterminé par », « résultante de ». Le qualificatif « naturel » se décharge de sa connotation mécanique et déterministe. Voir Stengers, I. (2019) Résister au désastre. Dialogue avec Marin Schaffner, Marseille, Wildproject.
[xi] Ne pas dénigrer l’intime c’est d’ailleurs aussi veiller à ne pas dénigrer les registres discursifs qui, telle la poésie, permettent de l’aborder. À cet égard, Carlassare montre comment la critique essentialiste adressée à l’écoféminisme culturel « participe d’une bataille au sein de l’écoféminisme pour maintenir les pratiques discursives hégémoniques en privilégiant les régimes de connaissance matérialistes plutôt qu’intuitifs et spirituels » (Carlassare, E., op.cit, p.339). Paradoxalement, le recours au qualitatif « essentialiste » engendrerait marginalisation et effacement de la différence.
[xii] Derzelle, I. & Luyckx, C. (2017), « Quatre clés pour entrer dans la danse », Etopia.
[xiii] A ce propos, voir également la notion d’« éthique de l’immanence » de Starhawk et sa distinction entre intégrité intime et autorité externe (Starhawk, op. cit., p.84).