Face à la « crise écologique », les réponses se multiplient. Par-delà leur multitude on pourrait identifier deux tendances se déployant sur deux échelles différentes. La première est la tendance catastrophiste, dont les ouvrages de « collapsologie » constituent le versant à prétention scientifique et les discours Greta Thunberg le versant à visée populaire. Cette perspective consiste à faire appel aux élites économiques et politiques pour que, face à la perspective de la catastrophe, elles fassent le choix rationnel, qui rencontre l’intérêt de tous et toutes, de préserver l’environnement[1]. « Je veux que vous paniquiez », lançait Greta lors du forum de Davos. « Politicians talk, leaders act » [« les politiciens parlent, les leaders agissent »], énonçait une banderole de Greenpeace fort adroitement posée sous la statue de Léopold II près du Palais Royal lors d’une des manifestations pour le climat du printemps 2019. La deuxième tendance peut se résumer dans la devise (ou injonction) « Do-It-Yourself » (acronyme : DIY). Dans ce cas-ci, une évaluation rationnelle devrait conduire chaque individu à comprendre qu’il est dans son intérêt d’opérer une transformation de ses comportements dans le sens d’une auto-soustraction des logiques consuméristes peu respectueuses de l’environnement[2]. Entre les deux tendances, qui sont bien entendu loin de se contredire, se déploie tout le spectre des initiatives individuelles ou collectives visant, à des échelles plus ou moins vastes, à promouvoir l’écoresponsabilité.
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Sommes-nous tous égoïstes ?
Nous soutiendrons que toute pratique visant à affronter la crise écologique n’aura de portée égalitaire (et ne sera, même en termes purement écologiques, efficace) que si elle parvient à se dégager de l’anthropologie qui sous-tend l’économie dominante et selon laquelle les humains sont des sujets égoïstes maximisateurs rationnels de leur intérêt. Cette analyse se donne donc trois objectifs :
1) élucider l’anthropologie qui fonde l’économie dominante à partir de son ancrage dans les théories modernes de l’opposition entre état de nature et état de société ;
2) à partir des études de désastres qui, en raison de l’effondrement de l’ordre social qui les a caractérisés, auraient dû aboutir à quelque chose de similaire à l’état de nature, remettre en question l’anthropologie qui soutient l’économie dominante, et montrer qu’empiriquement, c’est plutôt une autre anthropologie – de type communiste – qu’il faudrait défendre ;
3) montrer qu’en dernière instance l’affaire n’est même pas d’ordre anthropologique mais relève des structures sociales capables de soutenir le développement de certaines formes d’individualité et certains rapports entre individus plutôt que d’autres (et donc d’une certaine économie plutôt que d’autres). Ce qui compte est alors la stratégie de lutte que l’on se donne pour reproduire ou faire advenir certaines structures sociales plutôt que d’autres.
Ainsi, si nous considérons que la perspective du désastre est bien pertinente pour penser la crise écologique, nous soutenons qu’il faut partir du présupposé que le désastre a déjà eu lieu[3]. Ce renversement nous conduira à identifier une anthropologie, et une stratégie permettant de l’entretenir, que l’on pourra caractériser comme communistes. Cela nous conduira en même temps à adopter par rapport aux pratiques visant à affronter la crise écologique un point de vue qui soit capable de se nourrir de l’expérience des opprimés qui ont été les plus affectés par les désastres passés[4].
Tout est-il mesurable ?
Comme toute discipline à prétention scientifique, l’économie ne peut connaître son objet qu’en l’ayant préalablement défini. Un des critères essentiels qui définit l’objet de l’économie est que tout fait économique doit être mesurable. Comment l’économie assure-t-elle la mesurabilité de ses objets ? En découpant le réel de telle manière que l’un de ses morceaux (le champ économique) se sépare du tout de telle sorte que ses objets (les faits économiques) se donnent comme commensurables – les prix constituant le lieu où s’exprime la commensurabilité des objets de cette sphère. Souvent, ce découpage n’est pas assumé comme tel, car il repose sur une anthropologie selon laquelle la base de tous les faits économiques est l’homo œconomicus, c’est-à-dire « le sujet économique maximisateur rationnel de son intérêt ». Les prix sont en effet censés être le résultat de la composition des préférences hiérarchisées de l’ensemble des sujets en fonction des ressources disponibles (tout en fournissant en même temps aux sujets l’information nécessaire à ce qu’ils puissent opérer des choix rationnels). Or, la définition du champ de l’économie politique par l’idée des êtres humains comme maximisateurs rationnels de leur intérêt rend possible l’universalisation de ce champ, comme s’il n’avait pas préalablement été découpé du réel, comme s’il était « trouvé » comme une évidence au lieu d’être « donné » par une anthropologie sous-jacente[5].
L’anthropologie fonde l’économie à partir de son ancrage dans les théories modernes de l’opposition entre état de nature et état de société. Les théories de l’état de nature constituent le fondement mythologico-philosophique de la doctrine du droit naturel, doctrine qui prétend énoncer des normes en fonction des caractéristiques de l’être humain, indépendamment des normes en vigueur dans telle ou telle société humaine particulière. C’est pourquoi cette doctrine doit se munir du mythe d’un état de nature – dont la plupart des penseurs admettent qu’il n’a en fait jamais existé –, permettant d’identifier des caractéristiques humaines « pré-sociales » et des normes censées leur répondre. Peu importe le contenu que chaque penseur attribue à l’état de nature, ce à quoi toutes ces doctrines aboutissent est l’idée que les humains possèdent quelque chose – par exemple la vie ou la liberté – qu’ils perdraient s’ils demeuraient dans l’état de nature (et dans l’état de guerre qui en découle plus ou moins directement) ; en plus, ces doctrines posent que les humains sont des êtres rationnels qui maximisent leur intérêt, ce qui les conduit à comprendre que c’est dans leur intérêt individuel de passer un contrat qui institue un pouvoir social, qui peut prendre une forme plus ou moins libérale selon les cas, leur assurant qu’ils ne perdront pas cette chose qui les définit comme humains.
L’économie dominante est-elle naturelle ou construite ?
L’économie libérale s’oppose à l’idée d’un état de société purement institué par contrat volontaire. Mieux, elle considère que l’état de société le plus souhaitable est lui-même le résultat de la constitution d’un ordre spontané dont le marché constitue la figure la plus aboutie. Le père du néolibéralisme, Friedrich Hayek, distingue par exemple entre « ordré spontané » et « ordre fabriqué », en estimant que « si des réformateurs indignés déplorent encore le chaos des activités économiques, c’est en partie parce qu’ils sont incapables de concevoir un ordre qui ne soit pas fabriqué délibérément, et en partie parce qu’à leurs yeux un ordre veut dire quelque chose qui vise des objectifs concrets, ce qui (…) est précisément ce qu’un ordre spontané ne peut faire »[6]. En particulier, le marché ne vise pas à atteindre un objectif déterminé (ce qui supposerait une instance sociale qui le détermine délibérément), mais vise à « augmente[r] les occasions ou les chances de tout un chacun d’avoir à sa disposition une gamme de biens divers (biens matériels ou services) plus étendue que nous ne pourrions en avoir d’aucune autre manière »[7]. Pour ce faire, il faut empêcher toute intervention d’un « commandement », d’un pouvoir social, au sein de cet ordre, ou limiter cette intervention à ce qui rétablit ou garantit le fonctionnement de cet ordre. Néanmoins, l’idée des êtres humains comme maximisateurs de leur intérêt demeure centrale : « Chaque individu appartenant à un groupe social prend part à de multiples échanges et fait usage d’une information foncièrement incertaine et incomplète avec le dessein de s’assurer le meilleur sort possible »[8]. La conception anthropologique fondamentale ne change donc pas par rapport aux théories de l’état de nature, sauf pour la manière foncièrement positive de comprendre le résultat du choc « spontané » des intérêts individuels.
Or, on peut se demander si, en passant du mythe à la réalité, cette vision se trouve confirmée. Ici réside l’intérêt de travaux qui se sont penchés sur les réactions des populations lors de catastrophes qui ont suspendu, pendant une période plus ou moins longue, l’ordre social – spontané ou fabriqué – habituel et qui peuvent donc être comparées à un retour à l’« état de nature ».
(à suivre…)
Fabio Bruschi – 2019
[1] Cf. Pablo Servigne, Raphaël Stevens,
Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015 ; pour une critique, cf. J.-B. Malet, « La fin du monde n’aura pas lieu »,
Le monde diplomatique, août 2019.
[
2] Pour une étude intéressante des racines de ce mouvement dans la culture punk, voir Fabien Hein
, Do it yourself ! Autodétermination et culture punk, Le Passager Clandestin, 2012. « La principale faiblesse de la scène punk rock tient sans doute à son incapacité à développer, quatre décennies durant, une véritable analyse théorique du système capitaliste (connaître pour agir). L’esprit DIY s’est ainsi révélé peu capable de contrebalancer la puissance d’attraction du modèle économique dominant (agir pour transformer) » (
ibid., p. 154).
[
3] C’est précisément ce renversement qui distingue cette perspective de celle de la « collapsologie ». L’idée selon laquelle la catastrophe est à venir est caractéristique d’une vision très occidentalo-centrique et bourgeoiso-centrique : par exemple, pour les communautés qui ont été victimes de la colonisation, la catastrophe a déjà eu lieu, et elles ne cessent d’en subir les conséquences et d’en tirer des leçons (cf. N. Ajari, «
Née du désastre. Critique de l’ethnophilosophie, pensée sociale et africanité »,
Interpretationes, 1/1, 2015).
[
4] Point de vue souvent ignoré à la fois par le technocratisme qui caractérise la perspective de la collapsologie et par des pratiques comme le « DIY » qui restent l’apanage des classes moyennes dites conscientisées.
[
5] Les critiques de ce couplage d’économie et anthropologie sont désormais nombreuses. Bourdieu affirme par exemple que « l’homo economicus tel que le conçoit (de manière tacite ou explicite) l’orthodoxie économique est une sorte de monstre anthropologique : ce praticien à tête de théoricien incarne la forme par excellence de la
scholastic fallacy, erreur intellectualiste ou intellectualocentrique, très commune dans les sciences sociales (…), par laquelle le savant place dans la tête des agents qu’il étudie, ménagères ou ménages, entreprises ou entrepreneurs, etc., les considérations et les constructions théoriques qu’il a dû élaborer pour rendre compte de leur pratiques » (P. Bourdieu, « Le champ économique »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 119, 1997, pp. 61-62). Il faut par ailleurs noter que ce présupposé anthropologique est aujourd’hui plus questionné qu’auparavant par les économistes eux-mêmes, comme le révèlent les théories de la rationalité limitée, l’économie comportementale, l’économie expérimentale, les théories du « market design ». Le but de ces théories est toutefois généralement de proposer des dispositifs pour pallier à ce malheureux manque de rationalité des acteurs. De sorte qu’à la limite il n’est plus nécessaire que les acteurs agissent de manière rationnelle ; on les fera agir de manière rationnelle (les actions étant bien entendu toujours jugées comme rationnelle en fonction de l’idéal d’un sujet égoïste maximisant son intérêt). Cf. P. Mirowski, E. Nik-Khah,
The Knowledge We Have Lost in Information. The History of Information in Modern Economics, Oxford University Press, 2017.
[
6] Fr. Hayek,
Droit, législation et liberté. Une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique, Paris, P.U.F., 2013, p. 126.
[
7]
Ibid., p. 530.
[
8] R. Nadeau, « L’évolutionnisme économique de Friedrich Hayek »,
Philosophiques, 25/2, 1998, p. 265. Il faut noter que, contrairement à l’économie orthodoxe, Hayek ne suppose pas une situation d’information parfaite entre les acteurs.