Que le lecteur me pardonne cette apparente « digression » par rapport au « fil » de mes précédentes contributions : je voudrais autant que possible, « arrimer » réflexions théoriques globales et éléments d’actualité. Donc, plutôt que de continuer la discussion sur le « statut » ontologique- scientifique des notions centrales de l’économisme dominant (profit, croissance, rareté, efficacité, comportements dits `rationnels`…), je propose de faire, pour cette fois, un petit détour (sans perdre le « fil ») autour d’une grave question d’actualité mondiale : le fait qu’il faille de plus en plus « couper » dans des domaines aussi essentiels que l’éducation[1]. Partout les niveaux s’abaissent, les moyens se muent en peau de chagrin, les institutions éducatives publiques crient famine. Alors même que l’on n’a jamais autant glorifié l’avènement de « l’économie de la connaissance » comme bouée de sauvetage mondiale !
Un peu partout dans le monde, les idées liées à la gouvernance mondialiste néo-libérale, tendent à mettre l’institution de l’éducation sous le joug des dites « contraintes » des dites “lois du marché”. On cherche à la couler dans le giron de la “saine” compétitivité – efficacité”… À l’instar du secteur privé, sans cesse présenté comme exemple de bonne et efficiente gouvernance (malgré les scandales en avalanche qui, partout, secouent les milieux des affaires). Je reste perplexe devant l’incapacité des milieux politiques de voir ce qui désormais crève les yeux : le milieu des affaires et le « marché », tout ce qui est dit “libre entreprise” et “secteur privé”, s’ils ne sont guidés, surveillés (Adam Smith le disait déjà !), contrôlés, bridés… par un solide projet de société adossé à un État fort séparé des milieux d’argent, se transforment en systèmes de spéculation, de trafic, d’accaparement des richesses et de mal vie pour les citoyens et la nature. On cherche à tout privatiser, sous prétexte de devenir plus “efficace”. Mais, d’abord, que veut dire “efficacité” lorsqu’il est question de niveau de culture et de connaissances ou de santé de nos semblables? Est-ce le marché qui en est la mesure?
La vocation de l’institution éducative et les marchés : former le citoyen et non l’employable
La vocation de la fonction éducative en société humaine est de transmettre de façon totale et gratuite, à tous ses membres, l’ensemble des savoirs, valeurs, culture… d’une génération à la suivante, sans attente de retour, et de façon asymétrique. Ceci est loin des “employables”, machines à profits privés sans règles et sans limites. La vocation de l’éducation est d’assurer la pérennité de ce don que seule l’espèce humaine a reçu : être capable, via la capacité de transmission culturelle, d’accumuler, transférer et enrichir les connaissances et la sagesse acquises d’une génération à l’autre. Il est donc question d’éduquer et de former chaque être humain à devenir un citoyen membre à part de sa culture, l’ayant étudiée, apprise et comprise. Et ce citoyen ne peut jouer pleinement son rôle que s’il est apte à discerner, pour se forger une opinion propre (ce qui prend des années de patient apprentissage) et apte aussi, à poser les bonnes questions aux pouvoirs en place, afin de concrétiser et bonifier la vie démocratique.
Sinon, d’où viendraient la créativité, l’innovation, la qualité totale… que réclament toujours davantage les entreprises privées elles-mêmes ? Sûrement pas « d’employables dupliqués » ! Mais certainement de citoyens correctement et gratuitement instruits et cultivés, le plus possible !
La vocation de l’éducation est d’éveiller les générations à prendre conscience de ce qui va mal pour être aptes à le corriger et le dépasser ; à être apte à formuler de tout nouveaux problèmes, que la génération qui les instruit est bien incapables de même deviner. Ceci n’a rien à voir avec “former” pour les « besoins du marché ».
Le fondement de la logique de la privatisation tous azimuts : le tout-business
La logique du privé et de la privatisation c’est mettre dans l’obligation des entités qui ont pour mission de fonctionner selon la logique de l’État : logique de budget et de l’équilibre, de redistribution des richesses, de respect des lois de la nature, de service au citoyen, de son maintien en état de dignité (depuis le toit sur la tête jusqu’à la culture et l’éducation, en passant par la santé, le transport et l’alimentation), à fonctionner selon une toute autre logique, celle du compte de bénéfices et de bilan, propre au secteur privé (qui a pour rôle de mettre en vente sur le marché des « choses marchandisables », des produits et services destinés à « générer »[2] du profit). Nous sommes en présence d’entités dont la différence en est une de nature et non de modalités. Comparer les institutions étatiques à l’entreprise privée, c’est comme comparer une baleine et un cheval, en prenant comme système de référence l’océan, et en reprochant au cheval de ne pas plonger aussi vite qu’une baleine ! L’État n’est pas « business » et il n’a surtout pas à l’être !
Faire aller l’éducation vers la logique de la concurrence et du privé : un crime contre l’idée même de civilisation !
Mettre le système de l’éducation sous la même logique des dites “lois du marché”, c’est aboutir au même cercle vicieux par exemple que celui des prisons du Texas : devenues « privées », leur intérêt réside, en toute raison, dans la multiplication des crimes, des condamnations lourdes… surtout pas dans leur éradication ! Ainsi, l’intérêt bien pensé, maximaliste, de court terme… d’une éducation privatisée, c’est d’encourager la facilité et les diplômes “achetables” (en ce sens, les États–Unis ont aujourd’hui un grand problème d’inflation des notes dans leurs universités, en concurrence “pour attirer la clientèle” : certaines en sont à avoir 50% de leurs finissants terminer avec des A+ !). En plus de drainer les élèves les plus forts par origine sociale (ayant déjà des livres à la maison, l’Internet, des parents plus instruits, des dictionnaires et des encyclopédies) et les plus riches. Sauf pour les institutions de très grand prestige et fort onéreuses, ce sera, paradoxalement, la course aux enseignements les moins exigeants, les contrôles les plus laxistes… À terme, ce sera à qui délivrera les diplômes avec le moins de connaissances et de difficultés possibles. Les Universités se mettent en plus à rivaliser de programmes prédigérés, ultra – rapides comme des MBA-express, des maîtrises bouclées en quelques fins de semaines… des pseudos doctorats-cocottes-minutes dénommés « DBA » (et non « PhD » autrement plus exigeants et longs) pour attirer étudiants plus fortunés, cadres, salariés etc., plus nombreux et payants.
On en est à vanter (summum d’idéologie néolibérale absurde) l’exemple US des “chèques éducation” donnés directement aux parents pour qu’ils « choisissent librement » et mettent en compétition écoles et universités publiques… Doit-on se demander longtemps où le parent US moyen ira-t-il inscrire ses enfants s’il a le choix entre l’école qui promet de “produire” des professionnels de hockey, de basket ou de football, par rapport à celle qui propose d’en faire des Sartre ou des Simone de Beauvoir ?
Enseignements public et privé : incompatibles, en concurrence ou complémentaires ?
Loin de moi l’idée de prétendre que le choix n’est qu’entre système public et système privé. Je suis, comme en tout, contre les extrêmes.
Un système d’éducation privé ? Pourquoi pas, mais à côté et en complémentarité (surtout pas compétiteur) du public, fonctionnant avec de l’argent privé, et ouvert à des quotas significatifs d’étudiants non payants. Mais sa vocation devra vraiment être d’abord d’éduquer, non d’utiliser l’éducation pour faire de l’argent et encore moins maximiser des profits.
L’éducation, pas plus que la santé, le logement minimal décent, le transport minimal, l’énergie, les produits et services de premières nécessités, la protection des milieux de vie… ne doivent être livrés aux lois de l’argent et de la fructification de l’argent. Ce sont là des droits imprescriptibles de tout être humain qui ne peuvent souffrir aucune considération mercantile. Le rôle de l’État est de les en protéger, en plus d’obliger les milieux d’argent à y participer et à y consacrer une part de leurs fortunes.
Instruire ce n’est ni amuser, ni vendre des diplômes : en finir avec les approches sectorielles de la pensée néolibérale !
Par la pénétration du langage du business néolibéral dans les sphères du public, on en finit par parler des élèves comme “clients” à l’entrée et comme “produits” à la sortie. Ce ne sont ni l’un ni l’autre ! Le philosophe Alain se retournerait dans sa tombe, lui qui a écrit : «instruire, ce n’est pas bercer !», devant l’acharnement de nos institutions d’éducation à faire de l’Entertainment (lors de reportages sur une récente rentrée scolaire au Canada, plusieurs écoliers ont déclaré aimer l’école… «Parce qu’on s’y amuse plus qu’à la maison» !). C’est à qui “attirera” le plus de “clients” et les retiendra en les « amusant », à qui fournira les “produits” les plus désirés par “le marché” ! Voilà à coup sûr le genre de lutte où toute la société ne peut qu’être perdante. Tout ne peut être vile marchandise dédiée aux fortunes privées. L’éducation en premier.
Et puis, dans l’intérêt même des entreprises, il est clair qu’un employé « formé » à réfléchir et penser au-delà des simples impératifs d’une machine ou d’une fiche de poste, sera toujours bien plus souhaitable – inventif – rentable… sur le long terme que le contraire !
Mais il faudrait cesser la manie néolibérale de voir les choses de façons trop sectorielle. Il faut enfin comprendre que, comme la biologie et la physique l’ont compris depuis longtemps : rien n’est séparé de rien et tout est lié. On ne peut penser un système d’éducation indépendamment de celui de la santé, de celui du logement, de celui de l’alimentation, de celui des transports, de celui de la culture… tout cela est lié : et cela s’appelle un projet de société, pas…”le marché” ! Ainsi, travaillant il y a quelques temps sur une étude comparative des efficacités des systèmes de santé, il m’est apparu qu’aucun des critères traditionnels ne montre de caractères différenciateurs entre pays à population “en bonne santé” ou non. Ni parts du PNB, ni contingentements ou non des facultés de médecines, ni nombre de professionnels de la santé par habitant… Ce qui a montré une différenciation, c’est le fait de considérer des critères englobants et intersectoriels : taux de pauvreté des familles, taux de redistribution de la richesse, accès aux transports, mortalité infantile, taux d’éducation et d’accès à la culture, densité des services sociaux, etc. Alors, on aboutit à ce constat aveuglant de bon sens : les pays où les populations bénéficient d’un « bon » système de santé sont ceux où ils ont aussi de bons systèmes d’éducation, de transports, de répartitions des richesses, de soins aux plus démunis, de services publics, de luttes aux inégalités… La raison? Elle est tout aussi aveuglante : pas plus que pour la santé, il ne faut voir l’éducation en termes de “production”, de “sorties” du système; il convient aussi et surtout de voir en termes “d’entrées” dans les systèmes : plus l’éducation recevra d’enfants, d’adolescents… en bonne santé, mangeant à leur faim, correctement logés, transportés, disposant plus facilement de livres, d’ordinateurs, de dictionnaires… etc., plus elle aura de bons résultats et sera efficace. Symétriquement, le système de santé sera moins engorgé et moins coûteux si les citoyens sont moins incultes, moins anxieux devant les charrettes des condamnés de la compétitivité, moins stressés pour leur devenir et la sécurité de leurs proches, mieux transportés, mieux nourris, moins pauvres…
C’est, à l’évidence, tout, sauf les “lois du marché” du mortifère ordre néolibéral mondialisé qui conduiront à cette efficacité-là !
Dans mes prochaines « livraisons », nous verrons, comme déjà annoncé, et plus en détails, les raisons historiques, politiques, géopolitiques… scientifiques, qui expliquent pourquoi notre monde management-économie dominant « marche sur sa tête » depuis deux siècles, et pourquoi il est bien mal outillé et pour le comprendre, et pour y faire face. Et ce à commencer par un appui à une récente sortie du Pape François, qui a bien raison de fustiger le monde de la finance : on verra comment, à la lumière de la thermodynamique…, l’argent fait par les milieux financiers, les bourses, les banques… est à la fois « ennemi de la croissance de l’économie réelle », et infiniment plus « entropique » (destructeur d’énergie utile).
Omar Aktouf, PhD,
Professeur titulaire, HEC-Montréal.
[1] Nous reviendrons aussi sur d’autres domaines de « nécessité publique » tels que la santé, le logement, la culture, le transport…
[2] Je renvoie ici le lecteur à ma précédente publication