La prétention de la mesure en économie
Partie 3
À propos des notions
de « rareté » et « d’amortissement »
Omar Aktouf [1]
Il existe tellement de notions, prétendument « concepts » ou « mesures » en économie,[2] présentées comme autant de « vérités premières » ou de quantifications scientifiques indiscutables, qu’elles en deviennent des sortes de mantras sans cesse ressassés par, pêle-mêle, économistes, politiciens, journalistes… Aussi automatiquement que profondément intégrées, et dans les cursus universitaires, et dans les langages de tous les jours, ces notions en deviennent des quasis postulats. Postulats dont la validité, la rigueur, le sens… ne semblent poser aucun problème. Il en est ainsi de notions telles que celle de « marché », ou « d’équilibre général des marchés » dont nous avons discuté dans la précédente chronique. Mais il en de même pour bien d’autres notions dites « économiques », beaucoup plus nombreuses qu’on ne peut le croire, qui méritent discussion et déconstruction. Pour la présente chronique je propose de passer à l’examen de deux notions fort couramment utilisées, et également jamais discutées : celles de « rareté » comme concept (présenté comme immanence quasi scientifique) et celle d’amortissement comme « mesure » à partir de laquelle il est permis d’effectuer d’innombrables autres mesures et calculs[3].
Pour débuter : Une anecdote bien significative
Avant d’aller plus loin dans cette analyse de ces piliers du discours économique dominant que sont « la rareté » et « l’amortissement », j’aimerais rapporter une anecdote vécue, qui illustre plus qu’éloquemment mon présent propos. C’était lors d’un congrès international d’économistes en Amérique latine, il y a quelques années. Il se trouva que j’eus, en séance plénière d’ouverture, comme voisin, un économiste Chilien – dont hélas, je ne me souviens plus du nom – aussi anti-néolibéral que moi. Une des conférences d’ouverture était assurée par une star nord-américaine, digne des plus orthodoxes des Chicago Boys[4]. Presque une heure durant, il nous asséna les poncifs les plus éculés de l’orthodoxie économique à la US. Tout y passa ou presque, depuis l’inéluctabilité des bienfaits de la « saine concurrence », de la course à l’enrichissement individuel illimité, de la « saine compétition », de la « compétitivité » de tous contre tous, en passant par « la nature humaine qui fait que tout un chacun se bat pour l’accès à des ressources rares », jusqu’au bien-fondé intrinsèque d’une inéluctable « mondialisation » basée sur ces fondamentaux-transcendants « principes »… Je bouillonnais sur mon siège, mais mon voisin encore davantage ! Il se leva d’un bond, interrompit l’orateur et lui demanda la permission de lui poser une question à propos de deux hypothèses qui fondaient son discours. Il formula ainsi sa demande : « Si l’on ôtait d’un côté l’hypothèse de rareté immanente de tout ce dont les humains veulent se servir (pour, au contraire, comme bien des sociétés dites primitives, considérer que la nature est bonne et généreuse pour tous); et si d’un autre côté on faisait l’hypothèse que les humains n’ont aucune envie d’entrer en compétition les uns contre les autres (mais bien plutôt qu’ils désirent être amis les uns des autres, s’entraider, coopérer)… qu’adviendrait-il des fondements de ces théories dont vous nous abreuvez ? ». Après quelques tentatives d’échappatoires du genre « votre question est philosophique et non scientifique »… notre orateur finit par piteusement reconnaître que, en effet, si on admettait ce type de remarques et d’hypothèses, toute la théorie qui fonde son discours s’effondre[5]. Ce fut un de ces jours où mon aversion pour les thèses néolibérales prenait un peu plus forme et substance, car cette réponse, ou cette « capitulation » montrait à loisir qu’il y a bien plus d’idéologie et d’actes de foi dans le discours économique dominant que de « vérités scientifiques ».[6]
De la notion de « rareté » comme prétexte idéologique pour justifier le caractère belliciste et inégalitaire du champ théorique néolibéral
Si nous examinons un tant soit peu plus soigneusement le sens du terme « rareté », on s’apercevra vite de l’ampleur de son ambiguïté et de son flou sémantique. Et ce, contrairement aux prétentions des tenants de l’idéologie néolibérale qui traitent de cette notion tout comme s’il s’agissait d’un concept aussi univoque qu’indiscutablement limpide. En effet, déjà dans certaines définitions mêmes de la « science économique », il est fait usage de formulations du genre « Science de l’allocation optimale des ressources rares », ou « Science des choix rationnels en contextes de rareté »… On le voit donc d’emblée, la notion de rareté est quasiment indissociable de celle même de « science économique » telle qu’entendue par le courant néoclassique-néolibéral. Or, si l’on regarde cela de plus près, que voyons-nous ?
Pour accéder à l’intégralité de cet article, vous devez vous connecter (connexion) ou souscrire à l’Abonnement numérique.
Omar Aktouf
[1] Tout commentaire bienvenu : omar.aktouf@hec.ca
[2] Et par extension, dans d’autres domaines, particulièrement en gestion, et au sein des discours politiques, ce sur quoi nous reviendrons en de prochaines chroniques.
[3] De fait, l’amortissement est pour ainsi dire « la mère de toutes les mesures » en comptabilité, finance, économie… sans cette notion, RIEN ne saurait être mesuré ou calculé en économie, en gestion, en politique-économiques. Depuis la moindre évaluation de projets jusqu’à la prévision de « croissance », en passant par les comptes de résultats, les bilans, les PNB… strictement rien ne pourrait être « calculé » sans disposer de « taux d’amortissements »
[4] Pour les non-initiés, je rappelle que cette appellation « Chicago Boys » vient du fait de se prévaloir des idées de l’École dite de Chicago, avec en tête un de ses maitres penseurs : Milton Friedman, apôtre du « laisser-faire » total et du rabougrissement des États, inspirateur des théories dites « du côté de l’offre », et de ce qui deviendra avec les Arthur Laffer et les libertaires, l’alpha et l’oméga des politiques économiques des Reagan, Thatcher, Banque Mondiale, FMI…
[5]Je reviendrai ultérieurement sur les tenants-aboutissants et conséquences de l’existence dans le discours économique de tant de poncifs et de concepts-préjugés à propos de la « nature humaine », la « nature de la nature », des bienfaits immanents et inexorables de l’accumulation…
[6] Au risque de le répéter, jamais je n’oublierai ce jour de congrès à Montréal où un économiste nord-américain m’interrompit en plein milieu de ma présentation pour me crier, indigné : « Don’t you beleive in the market !? ». Il venait tout simplement de me reprocher, comme s’il s’agissait d’une faute scientifique grave, de na pas « croire » au marché !
[7] Voir chroniques précédentes, notamment celle portant sur le « statut scientifique du profit »
[8] À noter ici qu’il est fait abstraction, ipso facto, avec de telles définitions, de nombreux biens « immobilisés » dont la valeur augmente avec le temps : collections d’art, antiquités, immobilier de centres historiques ou de prestige… mais là aussi nos comptables et économistes ont recours à de belles astuces du genre « ne pas confondre valeur comptable résiduelle et valeur du marché », comprenne qui pourra !
[9] Nous verrons lors d’une prochaine chronique, la façon dont se « calculent » amortissement, taux de chômage, inflation… et aussi la façon dont les modalités concrètes de certains de ces « calculs » peuvent entrainer des décisions économiques, politiques… non seulement radicalement différentes, mais aussi infondées scientifiquement les unes que les autres !
[10] Que l’on m’excuse de ne point me hasarder ici à plonger dans les limbes de définitions de ce que j’entends par « mesure ». J’aurai l’occasion d’y revenir, mais pour le moment, je me contenterai de dire que je parle du fait de « quantifier ce qui est quantifiable », du fait de pouvoir « consigner les caractéristiques objectivement observables, non aléatoires, à un moment donné, propres à un objet donné ou à un phénomène dont l’observation peut être récurrente ».
[11] Il n’existe nul endroit ni possibilité où l’on pourrait observer et consigner la vitesse avec laquelle des unités d’argent se déplaceraient à rebours sur l’axe du temps !