ENQUÊTE SUR UN SCANDALE AUX DROITS DE SUCCESSION
ÉVASION FISCALE – L’affaire Verbruggen – Épisode 9/11
« Les Prédateurs : des milliardaires contre les Etats, leur rapacité face à nos lâchetés. »
La bourgeoisie devine que son pouvoir matériel exige le soutien d’un pouvoir d’opinion.
Il s’agit du titre d’un livre écrit par Catherine Le Gall et Denis Robert, paru en septembre 2018. Les deux auteurs font figurer en exergue au début de leur ouvrage cette citation : « La bourgeoisie devine que son pouvoir matériel exige le soutien d’un pouvoir d’opinion. Ne subsistant en effet que par le consentement général, elle doit inlassablement donner à ceux qu’elle domine des raisons valides d’accepter son établissement, son règne et sa durée. Elle doit faire la preuve que son confort et sa domination et ses maisons et ses dividendes sont le salaire que la société humaine lui consent en échange des services qu’elle rend. Le bourgeois mérite d’être tout ce qu’il est, de faire tout ce qu’il fait, parce qu’il entraîne l’humanité vers son plus haut, son plus noble destin ». Paul Nizan, Les Chiens de garde (1932).
Quel rapport avec l’affaire Verbruggen ?
Le bouquin parle de deux milliardaires, l’un Canadien Paul Desmarais et l’autre Belge Albert Frère dont l’oncle Emile Verbruggen était l’avocat. Et puis Albert Frère est décédé il n’y a pas si longtemps, fin 2018, et a laissé une succession de milliardaire dont on ne sait ce qu’elle a donné en termes de droits de succession pour la Belgique. Ce que l’on sait néanmoins, c’est qu’il ne s’est pas trouvé d’héritier pour contester quoi que ce soit de la planification successorale de génie que ses multiples conseillers (avocats fiscalistes, experts-comptables, réviseurs d’entreprises, notaires, gestionnaires de fortune) ont mise au point pour que le numéro un des fortunes belges ne transforme pas ses héritiers en numéro un des contribuables belges. Imaginons le profit pour l’Etat belge, s’il s’était trouvé un dissident comme dans la famille Verbruggen, à la condition, bien entendu, que l’Etat veuille faire valoir ses droits.
Et dans tout ça, que vient faire l’expert-comptable et judiciaire Raymond Krockaert, celui dont on veut vous parler ?
La morale des sagas capitalistes est souvent la même : à la fin, c’est le milliardaire qui gagne. Et la justice qui regarde ailleurs
Ceux qui ont lu le livre se souviendront qu’il fait l’objet du chapitre 13 intitulé
« Le rapport Krockaert » qui précède d’ailleurs le chapitre suivant intitulé
« Se payer sur la bête ». Que les esprits mal intentionnés n’en tirent aucune conclusion, il sera toujours temps de le faire à la fin de l’épisode.
Véritable éminence comptable, Raymond Krockaert apparaît dans ce livre car il a été nommé expert judiciaire dans le cadre de ce qu’il convient d’appeler « L’affaire Quick », la chaîne de fast-food belge dont Albert Frère avait pris le contrôle fin 2002 avec la volonté de pouvoir réaliser un retour sur investissement rapide. Dès 2004, Albert Frère cherche à revendre à un prix de 300 millions d’euros qui est apparu beaucoup trop cher aux amateurs, à un point tel qu’il sera décidé en août 2004 de mettre un terme au projet de vente. Et pourtant, deux ans plus tard et sans que l’évolution de la société sur cette période le justifie, Albert Frère trouve le moyen de vendre à 760 millions sa chaîne de hamburgers à une filiale de la Caisse des Dépôts et Consignations, pas exactement ce que l’on peut attendre de la part de cette institution française à la vocation affichée bien différente. Ce qui est inexplicable finit par entraîner une plainte, instruite par le Parquet de Charleroi qui décide de recourir à un expert, en 2010 et c’est Raymond Krockaert qui est désigné, comme il l’a été bien souvent et depuis tant d’années par les tribunaux belges en général et bruxellois en particulier. Son rapport n’est pas tendre puisque le montage financier ayant permis cette fabuleuse plus-value dépasse selon lui l’entendement. Le dossier s’alourdit encore avec des éléments de fraude fiscale. De fil en aiguille, de surprise en surprise, de mutation de magistrats en reprise en mains par le politique d’une équipe d’enquêteurs judiciaires jugés trop curieux, la justice va donner, en 2013, le coup de grâce aux espoirs du plaignant d’origine en jugeant irrecevable sa demande, la même pourtant qui avait été jugée recevable quatre années plus tôt en un autre lieu .Se posant la question de savoir pourquoi le parquet se renie lui-même, les auteurs du livre concluent ainsi : «
La morale des sagas capitalistes est souvent la même : à la fin, c’est le milliardaire qui gagne. Et la justice qui regarde ailleurs ». L’affaire est définitivement enterrée. Toute ressemblance avec des personnes et des faits existant ou ayant existé serait purement fortuite ? Non, pas vraiment, mais dans l’affaire Verbruggen, le plaignant n’a visiblement pas renoncé.
L’irruption de Raymond Krockaert, l’expert-comptable notable, dans l’affaire Verbruggen Frères,
En termes de réputation technique, Raymond Krockaert n’a guère de rival
Au hit-parade des experts judiciaires, Raymond Krockaert fait très certainement partie des tous premiers auxquels les tribunaux s’adressent quand il s’agit de confier des missions d’expertise comptable et financière. En termes de réputation technique, il n’a guère de rival et celui qui pourrait prétendre à concurrencer sa réputation de compétence, Gérard Delvaux, est plus un collègue avec lequel il travaille de concert intelligemment pour gérer au mieux « le marché des expertises judiciaires ». Il leur arrive d’ailleurs de travailler ensemble soit sur les mêmes missions, soit sur les mêmes entreprises : on le voit dans notre enquête. Vraiment simple l’affaire Verbruggen Frères comparée à celle de l’affaire Quick. Rien à voir avec la complexité de cette dernière. La juge d’instruction Silviana Verstreken décide donc de faire appel à lui, sans doute plus pour sa réputation que pour la difficulté technique de la mission. Dans son réquisitoire du
18 mars 2002, la juge le missionne précisément sur huit points, nous aurons l’occasion d’y revenir plus avant. Alors qu’elle décide de missionner Raymond Krockaert, la juge détient déjà deux rapports détaillés rédigés par ses trois enquêteurs judiciaires : l’un du
17 septembre 2001 qui traite précisément des fraudes organisées par Marc Verbruggen au sein des sociétés Verbruggen Frères et Buprogerim. Les conclusions sont accablantes pour celui qui est visé par la plainte ; l’autre du
15 mai 2002 (à cette date, l’expert judiciaire n’a pas encore commencé sa mission) tout aussi terrible pour la personne visée. La lecture de ces deux rapports permet de voir défiler ce qui a motivé la plainte : faux et usage de faux, détournements, escroqueries, abus de biens sociaux, abus de confiance, tentative d’escroquerie et blanchiment.
Le premier rapport de Raymond Krockaert.
Le 26 mars 2003, Raymond Krockaert rend un rapport préliminaire dont il précise qu’il ne couvre que la société Buprogerim relativement aux points essentiels qui ressortent de la comptabilité et des documents qui s’y trouvent liés. Il ajoute que certains points de son rapport comportent encore des interrogations auxquelles il invite les parties à lui fournir toutes précisions nécessaires. Il indique aussi qu’il attendra l’accord de la juge d’instruction avant de transmettre ce rapport aux parties. Bien que circonscrit à une seule société, en l’occurrence Buprogerim, ce rapport confirme ce que les enquêteurs judiciaires avaient mis en évidence. Il est intitulé « rapport préliminaire », on s’attend donc à ce que le second (s’il n’en existe que deux) traite de la totalité des entités juridiques et qu’il soit rapidement disponible comme le précisait la juge d’instruction dans le cadre de la nomination de l’expert.
L’incroyable second rapport de Raymond Krockaert.
21 mois, donc, pour parvenir grosso modo aux mêmes conclusions que pour le rapport préliminaire et sur une seule société alors que les motifs de la plainte en concernent au moins six !
La rapidité exigée n’a pas été au rendez-vous. Ce n’est que le
21 décembre 2004, soit 21 mois après son premier rapport, que Raymond Krockaert délivre un second rapport (il n’y en aura pas d’autres) et précise que l’expertise s’est poursuivie sur la base des observations et explications fournies par la société Buprogerim. Effectivement, on a beau chercher dans le rapport, il n’y a que la société Buprogerim qui est traitée, rien d’autre, strictement rien d’autre. 21 mois donc pour parvenir grosso modo aux mêmes conclusions que pour le rapport préliminaire et sur une seule société alors que les motifs de la plainte en concernent au moins six !
Les éléments dont on dispose nous indiquent sans ambiguïté aucune que le plaignant a été tenu dans l’ignorance complète du déroulement de l’expertise
Avant de poursuivre, nous nous devons de préciser un point qui a très vraisemblablement beaucoup d’importance : l’expertise était devenue contradictoire à compter du
25 novembre 2002, suite à l’ordonnance émise par la juge d’instruction, elle-même rendue suite à la requête de Marc Verbruggen du
07 novembre 2002. On parle là du déroulement de l’expertise et non de la communication aux deux parties du rapport final. La juge d’instruction n’était en rien obligée d’ accepter la requête. Elle avait la possibilité de la refuser. A compter de cette date du
25 novembre 2002, le déroulement de l’expertise s’effectue en principe de manière contradictoire. Mais à partir de là, ce n’est pas à une expertise contradictoire que l’on assiste, mais à une expertise à sens unique, avec le plaignant pourriez-vous croire, lecteurs. Eh bien non ! avec celui qui est visé par la plainte. Vous ne le croyez pas ? Le second rapport de Raymond Krockaert le spécifie, pourtant, à sa manière. Il écrit en effet que ni Luc Verbruggen, ni ses conseils ne lui ont fait parvenir d’observations. Mais qu’entend-il par là ? Qu’ils n’ont pas répondu à ses demandes ou qu’ils n’ont pas eu l’occasion de répondre dans la mesure où il ne leur a rien demandé ? Les éléments dont on dispose nous indiquent sans ambiguïté aucune que le plaignant a été tenu dans l’ignorance complète du déroulement de l’expertise : en témoigne, notamment, le courrier envoyé par Luc Verbruggen à son avocat le
13 septembre 2004, courrier par lequel il indique noir sur blanc n’avoir pas été tenu au courant des travaux de Raymond Krockaert et n’avoir pas été tenu au courant des observations de Marc Verbruggen. Le rapport de Raymond Krockaert montre bien que la longue série de courriers échangés et de pièces, 10 au total, s’étalant entre le
24 novembre 2003 et le
10 décembre 2004 ne concernent que l’expert et la personne visée par la plainte. Il indique que la société Buprogerim, en la personne de son gérant, Marc Verbruggen, a répondu de manière exhaustive aux questions formulées. Pas un mot sur des échanges avec Luc Verbruggen. Quant aux enquêteurs judiciaires qui eux avaient produit leur second rapport
le 15 mai 2002, pas loin d’un an avant que Raymond Krockaert ne publie son premier, ils sont carrément exclus de l’enquête à partir du moment où la mission de l’expert judiciaire commence.
Ce que l’expert Raymond Krockaert aurait dû faire et ce qu’il n’a pas fait. Un rapport parfaitement lacunaire.
Le rapport final de l’expert ne traite que d’une infime partie des expertises qui devaient être effectuées
Quelle valeur accorder à une décision de justice fondée sur une expertise qui ne traite qu’une infime partie de ce que la juge d’instruction avait considéré avoir besoin pour établir son rapport ?
Quelle valeur accorder à une décision de justice fondée sur une expertise qui ne traite qu’une infime partie de ce que la juge d’instruction avait considéré avoir besoin pour établir son rapport ? Pourquoi Silviana Verstreken n’a-t-elle pas exigé d’expertiser ce qu’elle avait prescrit ? Aucune explication ne sera fournie pour justifier de cette situation insensée. Le courrier de l’avocat de Luc Verbruggen à la juge d’instruction Silviana Verstrecken est strictement sans effet, bien qu’elle énumère très précisément seize points très concrets qui sont passés sous silence, à cause d’une expertise lacunaire, mais dont les enquêteurs judiciaires avaient pointé l’extrême gravité.
La justice regarde ailleurs.
La conclusion du livre « Les Prédateurs » s’applique parfaitement à notre enquête : la justice regarde ailleurs. Mais elle est passée. Le procureur du roi, Françoise Mahieu, a conclu ainsi son réquisitoire de non-lieu : « Attendu qu’il n’existe aucune charge contre l’inculpé. Requiert qu’il plaise à la Chambre du Conseil, Ouï Madame la juge d’instruction en son rapport. Déclarer n’y avoir lieu à poursuivre » Le rapport de l’expert Raymond Krockaert, ex-Président de l’Institut des Experts-comptables et des conseils fiscaux (IEC), puis Président honoraire a conclu son rapport ainsi : « Je jure avoir accompli ma mission en honneur et conscience, avec exactitude et probité ». Tout cela a coûté beaucoup de frais d’expertise, l’occasion pour nos lecteurs de réfléchir, dans le cas de l’affaire Verbruggen, au chapitre du livre avec lequel nous avons commencé notre épisode et qui s’intitule « Se payer sur la bête ».
Christian Savestre
Vous pouvez retrouver tous les épisodes de l’enquête sur notre site web
Vous pouvez également télécharger le dossier complet en version PDF
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