Calais : coincés entre deux mondes

Dans le cadre de la sortie du journal POUR n°4,
nous mettons ici la totalité de la retransciption de l’interview
d’Olivier Norek par Daniel Nokin.


Tout commence par un meurtre, en pleine mer Méditerranée. Celui de Maya, une petite syrienne âgée de 7 ans, dont le seul tort est de tousser dans le canot des passeurs… Le bruit est de trop. Ils risquent tous de se faire repérer. Les passeurs décident donc de jeter la petite fille et sa mère par dessus-bord.
C’est le début du roman « Entre deux mondes » d’Olivier Norek. Un début qui glace le sang parce qu’il est précédé d’une mention de l’auteur : « Face à la violence de la réalité, je n’ai pas osé inventer. Seule l’enquête de police, basée sur des faits réels a été romancée »…

Le ton est donné : « Entre deux mondes » n’est pas un roman ordinaire. Parce qu’Olivier Norek n’est pas un écrivain ordinaire. C’est un flic. Lieutenant de police pendant 17 ans dans le 93, en Seine-Saint-Denis. Il est toujours policier, mais en disponibilité. ll est arrivé à la littérature par hasard, lauréat d’un concours. Alors, il s’est lancé : il a remisé son arme et sa plaque et s’est mis à écrire. La réalité des commissariats, du métier de flic… « Entre deux mondes » est son quatrième roman… Sa technique est toujours la même : nous plonger dans une réalité. Pour pouvoir comprendre la trajectoire des migrants, il a pris son sac à dos et il est allé planter sa tente en septembre 2016 dans la jungle de Calais. En immersion totale avec les migrants le jour, accompagnant les policiers la nuit. Tout ce qui est écrit dans ce roman est donc inspiré de faits réels. Et c’est cela qui est le plus tragique.

Pour : Pourquoi vous êtes vous intéressé à cette thématique ?

Olivier Norek : La presse parle souvent de ces mouvements migratoires de façon anxiogène. On entend « vague de migrants », « flux migratoires », « 500.000 migrants qui arrivent en Europe »…évidemment, cela fait monter la température de l’inquiétude et je me suis retrouvé, moi aussi, avec le même thermomètre que tout le monde à avoir cette montée de la température de l’inquiétude. Cela, cela ne m’a pas convenu du tout parce que je me suis très rapidement souvenu que j’étais petit-fils de migrant, que si moi je suis en France, c’est grâce à mon grand-père. Qui a fait ce trajet-là, qu’il a fait ce trajet-là il y a bien  longtemps, cela s’est appelé « l’exode » en 1940 avec 8 millions de Français, 2 millions de Belges qui ont fuit l’Allemagne nazie…Donc ce sont des gens qui ont le même réflexe que nous nous avons eu il y a des décennies…et on ne les accueilleraient pas ? Cela m’a vraiment heurté parce qu’en fait j’ai réalisé que je connaissais pas ces histoires-là. Et comme toutes les phobies et les peurs sont axées sur l’ignorance et bien, j’ai pris mon sac à dos et je suis allé vivre dans la jungle de Calais pendant 3 semaines. J’ai vécu dans la jungle de Calais pendant trois semaines, il n’y a aucune ligne qui est de la fiction dans mon roman.

Quand ?

C’était deux mois avant son démantèlement. C’était à l’époque où elle était la plus remplie.

Vous décrivez des faits particulièrement tragiques : des passeurs qui jettent des migrants à la mer, des enfants devenus esclaves sexuels, des organisations mafieuses qui s’octroient le droit de vie et de mort sur les migrants…

Oui, c’est écrit sur la première page de mon roman : face à la puissance dramatique de ce qui est arrivé à ces gens-là, je ne m’autoriserais pas à inventer. Toutes les scènes sont des scènes qui ont existé.

Vous savez, ce n’est pas très compliqué. L’homme est un loup pour l’homme. J’ai transformé cela dans mon bouquin par une phrase qui dit « lorsque l’histoire nous le propose, nous devenons tous des monstres »…Que ce soit une mégapole, une ville, ou alors une micro-cité, une micro-société, il y a toujours la création de gens qui prennent le dessus et qui profitent de l’autre. On avait pensé que dans la jungle de Calais, ce serait soutenu…et bien non, il s’est passé exactement la même chose : dès qu’il y a eu beaucoup de personnes, il y a eu trafic d’armes, trafic de drogue, trafic de prostitution et des gens qui profitent des autres. De toutes façons, dès qu’il y a plus de 50 personnes, il y a un moment donné quelqu’un qui va décider de profiter des autres…

Bastien, le policier qui débarque au commissariat de Calais, s’étonne : il n’y a pas de migrants dans les cellules… Aussitôt arrêtés, aussitôt redéposés devant le camp de Calais. Son collègue lui explique : on ne touche pas aux migrants… et d’expliquer ce statut de « réfugiés potentiels » ni expulsables, ni intégrables…. « On les laisse juste moisir en espérant qu’ils partiront d’eux-mêmes .» Comment expliquez ce titre : entre deux mondes ?

Entre deux mondes ? Et bien écoutez c’est très simple. J’ai considéré que la jungle de Calais, c’est une sorte de salle d’attente, une sorte de purgatoire entre l’enfer des pays qu’ils cherchent à fuir, parce que ce sont des pays en guerre ou des pays où règne la famine, donc ils fuient cet enfer. Ils font une traversée qui est une traversée épique qui est parfois de 5000, 6000, 8000 kilomètres en voiture, en canot et pour de grandes parties à pied. Ils arrivent à la jungle de Calais  en se disant qu’à partir de là, ils allaient pouvoir partir en Angleterre, ce qui est leur paradis, leur rêve, leur eldorado…et ils sont bloqués par les forces françaises, à l’intérieur de la jungle de Calais pour ne pas aller en Angleterre. Ils sont donc dans une sorte de purgatoire, bloqués entre deux mondes, entre leur enfer et entre le paradis, un peu comme ces fantômes qui n’arrivent pas à passer d’un monde à l’autre. Ils sont là, comme des silhouettes un petit peu étranges et on les parquent là comme si ils n’étaient plus des hommes.

Le travail des policiers est également complexe : ils doivent faire respecter la loi et en même temps, ils ne peuvent pas la faire appliquer.

Ils ne peuvent pas la faire appliquer tout simplement parce qu’on ne leur donne pas les moyens. On a décidé un jour que la police de Calais pourrait parfaitement gérer une ville à l’intérieur de la ville, c’est à dire le plus grand bidonville d’Europe à l’intérieur même de Calais mais sans en donner les moyens. Et les flics, ils se sont retrouvés face à des situations qui sont un peu compliquées : d’un côté les migrants risquent leur vie en allant sur l’autoroute et ils sont percutés par des camions et des voitures…donc les policiers sont obligés de les empêcher de monter sur l’autoroute.

D’un autre côté, les migrants érigent des barrages pour ralentir les camions et donc pouvoir s’introduire dans les cargaisons… parfois, ils agressent même les camionneurs. La conséquence, c’est que les camionneurs risquent d’éviter Calais. Or, la principale économie de Calais, c’est le transport routier et le transport roulier. Donc, en fait, les policiers protègent aussi le job de leurs familles. C’est très compliqué comme situation. Pour ce faire, ils utilisent la bombe lacrymogène. Alors, on peut mourir d’un coup de poing, on peut mourir d’un coup de matraque, on peut mourir d’un coup de taser, mais personne n’est jamais mort de lacrymogène. Donc c’est le moyen le moins létal qu’ils ont trouvé pour empêcher les migrants de se faire percuter par les voitures sur les autoroutes, mais aussi pour empêcher les migrants de casser des camions, et pour empêcher tous les transporteurs routiers d’aller ailleurs comme à Dunkerque.

Dans l’intrigue, le policier qui est le héros de ce roman décide de passer de « l’autre côté », de transgresser la loi… Face à cette réalité, les principes s’effondrent ?

Parce que c’est un être humain. Parce qu’il est d’abord beaucoup de choses avant d’être policier. Bastien, le policier calaisien, est père de famille. Il voit bien qu’on balance de la lacrymo sur des gens qu’on devrait normalement protéger… et que, cette situation là, il ne la supporte pas. Quand vous dites : « il passe de l’autre côté », moi je vais vous dire exactement le contraire : c’est l’Etat français qui est passé de l’autre côté. C’est l’Etat français qui est hors-la-loi parce que nous avons dans notre Constitution l’obligation de porter assistance à toute personne mineure présente sur notre territoire. Et nous ne le faisons pas. Donc, en fin de compte, c’est Bastien qui se trouve dans l’illégalité parce qu’il fait partie du gouvernement français parce qu’il est policier, et qui décide d’aller du côté de la légalité en se mettant hors-la-loi contre le gouvernement. Moi je pense que justement, il va du bon côté, Bastien…et que c’est en ne faisant rien qu’on reste du mauvais côté.

Ça, c’est une thèse que vous défendez en tant qu’écrivain, mais en tant que policier quelles sont les réactions que vous avez eu auprès de vos collègues, auprès des policiers de Calais ?

Ils étaient très, très content que quelqu’un vienne raconter l’histoire des flics de Calais. Ils étaient content parce qu’ils connaissent mes bouquins.Ils savent que je ne raconte que la vérité, que je ne fais pas de caricatures, que j’enjolive pas, que je ne les transforme pas tous en héros.

Ce qui fait que eux, et bien ce bouquin, ils le font lire à leurs enfants et ils leur disent : voilà, tu te poses la question de savoir ce que je fais, j’arrive jamais à t’expliquer parce que c’est une situation de merde, parce que je ne sais pas comment m’en sortir…et bien voilà, il y a un bouquin qui a été écrit par un flic et il va t’expliquer ce que c’est que mon boulot et pourquoi je rentre le soir fracassé, pourquoi je suis pas heureux, pourquoi je suis en déprime, pourquoi j’ai fait une tentative de suicide… Parce que les policiers à Calais, ils sont complètement cassés. On leur fait faire des choses qui ne sont pas dans leur ADN. L’ADN du policier, c’est de protéger les gens, pas de leur balancer de la lacrymo sur la gueule ! Ils sont contents parce qu’il y a une trace quelque part de l’impossibilité qu’on leur demande de faire, de cet Etat français qui, un jour, a décidé que les flics seraient la seule béquille pour gérer la migration.

Aujourd’hui, la jungle est démantelée, mais les problèmes sont toujours présents… En février dernier, des passeurs ont ouvert le feu sur des exilés lors d’une distribution de nourritures. La  fusillade a fait 4 blessés par balles, dont un jeune Erythréen de 22 ans qui restera paralysé à vie.

Bien sur qu’ils sont toujours là. Ils sont là. Ils sont à Ouistreham, ils sont en Belgique, ils sont à Paris, ils sont dans les grandes villes parce que la seule chose qu’ils attendent c’est de soit trouver un job ici, soit d’essayer d’aller en Angleterre rejoindre leur famille. Cela ne change rien. La seule chose qui change, et cela peut paraître assez particulier, c’est que dans la jungle de Calais, c’était quand même entouré de policiers et de CRS.  La présence des policiers a permis qu’il n’y ait pas une guerre à l’intérieur de la jungle de Calais et la présence des policiers a permis aussi la distribution des repas. D’ailleurs, les migrants me disaient : « Police is bad outside »…Ils n’avaient pas envie de rencontrer la police dans la ville mais « police is good inside ». C’est à dire qu’ils étaient parfaitement conscient que grâce à ce cercle de policiers et bien il y avait une sorte de paix relative dans la jungle de Calais.

Et aujourd’hui, c’est pire…

Et aujourd’hui c’est pire parce que maintenant il n’y a même plus de flics pour contrôler tout ça. Cela veut dire des mini jungles un peu partout et là, pour le coup, c’est vraiment la jungle, la loi du plus fort…alors qu’à la base, jungle c’est juste une erreur de compréhension entre les Iraniens, les Perses et les associations humanitaires. En fait, forêt en Perse se dit jungal…et c’est les Perses quand ils sont arrivés, ils ont dit que la jungle était construite dans la forêt…ils ont jungal. Et les humanitaires ont entendu jungel, c’est devenu la jungle. Sauf que maintenant, la jungle…ces mini jungles, c’es vraiment des jungles où c’est vraiment la loi du plus fort.

Qu’est ce que cela vous inspire cette situation qui s’aggrave encore alors que vous aviez constaté déjà à l’époque des choses abominables…

Cela me désespère en tant que citoyen mais moi je savais très bien que cela allait devenir comme ça. Cela me désespère parce que personne ne prendra de solution tout simplement parce que le premier pays qui va dire j’accueille des migrants va être complètement inondé par les migrants. Il faut que ce soit une décision européenne et qu’on prenne tous notre part de ce que l’on appelle la fraternité. Il faut que tous, au niveau européen, on s’entende pour gérer ce flux de migrants. On ne  va pas continuer à les accueillir avec ses lacrymos et eux ils ne vont pas arrêter de venir parce que ce sont des pays dans lesquels il y a des guerres depuis quasiment un siècle et plus…

En Belgique, une plateforme citoyenne a été créé afin d’organiser l’hébergement des migrants pour la nuit.  Qu’est ce que cela vous inspire ?

Oui, je connais. Les migrants sont dans un parc et ils sont re-dispatchés durant la nuit vers des hébergeurs. Je trouve que c’est très bien mais je trouve que c’est quand même honteux que ce soit le citoyen qui, à chaque fois, décide d’aider…et pas l’Etat ! Par exemple, à Calais, la jungle c’est bien les Calaisiens qu’elle a fait souffrir : baisse du tourisme, baisse du commerce, chômage en pointe,… Donc c’est bien eux qui souffraient de cela…et bien pourtant, l’association humanitaire la plus active et la plus efficace et la mieux intégrée dans la jungle de Calais, c’était une association humanitaire calaisienne. Ceux qui auraient du être les victimes deviennent ceux qui tendent la main. En Belgique, c’est exactement la même chose. Alors que votre gouvernement essaye d’en prendre le moins possible, et bien ce sont à nouveau les citoyens, le petit peuple, les gens simples, les gens normaux, vous, moi, qui tendent la main avec cette action citoyenne. Je trouve cela sublime et désespérant.


Propos d’Olivier Norek recueillis par Daniel Nokin
dans le cadre du journal POUR n°4
“NOUS SOMMES TOUS DES MIGRANTS”