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L’Europe, marchande de paix ou vendeuse d’armes ?
Les États membres de l’UE produisent et vendent des armes massivement. Le rapport de mars 2020 du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) sur les transferts internationaux d’armements1 indique le volume, l’origine et la destination des principales ventes d’armes dans le monde pour la période 2015-2019. Le SIPRI indique que les exportations d’armes ont augmenté de 5,5% sur cette période par rapport à la période 2010-2014, et de 20% par rapport à la période 2005-2009. Si les deux premiers États exportateurs d’armes que sont les États-Unis et la Russie sont à l’origine de plus de la moitié des exportations mondiales d’armements (36% et 21% respectivement), les États membres de l’UE ne sont pas en reste. La France et l’Allemagne sont les troisième et quatrième principaux États exportateurs d’armes, tandis que le Royaume-Uni (qui était encore membre de l’UE pour la période 2015-2019) et l’Espagne se classent aux sixième et septième rangs. Parmi les 25 principaux États exportateurs d’armes sur la planète, responsables de 99% des exportations mondiales, on trouve neuf États membres de l’UE, à l’origine de 25,6% des exportations mondiales.
Les régimes autoritaires, une clientèle sur mesure
Quoi qu’en disent les gouvernements lorsqu’ils sont interrogés sur le sujet, il est évident que les meilleurs acheteurs sont les régimes autoritaires et en guerre non pas car ils seraient uniquement intéressés par l’augmentation de leurs capacités de dissuasion, mais parce qu’ils font usage de ces armes. Le SIPRI indique ainsi que l’on retrouve des États membres de l’UE parmi les trois principaux fournisseurs des régimes autoritaires, répressifs, en guerre ou colonisateurs suivants (la liste, non exhaustive, ne tient compte que des 40 principaux importateurs d’armes au monde) : Arabie saoudite, Inde, Égypte, Chine, Algérie, Émirats arabes unis, Qatar, Pakistan, État d’Israël, Turquie, Indonésie, Singapour, Maroc, Brésil, Koweït.
En intervenant militairement en différents endroits de la planète, les puissances impérialistes cherchent à maintenir leur domination économique et politique sur les pays dits du Sud tout en y renforçant les régimes autoritaires. Elles utilisent aussi les guerres et mènent des manœuvres militaires très coûteuses pour démontrer l’efficacité de leurs systèmes d’armements pour leurs clients potentiels. Dans les années récentes, on peut mentionner de façon non-exhaustive la participation d’États de l’UE aux guerres d’Afghanistan à partir de 2001 et d’Irak en 2003, à l’intervention militaire en Libye de 2011, à la guerre au Mali depuis 2013, ou encore à la coalition militaire intervenant contre différents groupes djihadistes en Irak et en Syrie à partir de 2014. En outre, les armées européennes sont déployées dans de nombreux pays du globe dans le cadre des accords de coopération militaire. Pour ceux de ces pays qui exportent des armes, ces interventions sont autant d’occasions d’exhiber l’efficacité des armements qu’ils proposent à la vente.
Impérialisme occidental et domination militaire
L’UE développe une politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Si le projet n’a encore jamais pu aboutir à une politique militaire pleinement intégrée et à une armée commune, il permet néanmoins de renforcer la coopération militaire de ses États membres. En outre, si l’impérialisme de l’UE et de ses États membres conserve une certaine autonomie, son alignement sur l’impérialisme étatsunien constitue la règle générale. En termes d’impérialisme militaire, la majorité des États membres de l’UE sont membres de l’OTAN, et l’accession à l’OTAN des États d’Europe de l’Est et de l’ancien bloc yougoslave est de facto une précondition nécessaire à leur adhésion à l’Union européenne. L’UE permet ainsi le renforcement de la présence militaire des États-Unis et de leurs alliés aux portes de l’Afrique, du Moyen-Orient et de l’ancien bloc soviétique, et participe directement à la domination impériale de l’Occident sur le reste du monde. Ce constat ne saurait masquer que plusieurs États européens, notamment du centre de l’UE, participent eux-mêmes directement à cette domination en tant qu’États.
La loi du plus fort
Ainsi, l’UE et ses États membres participent à l’établissement de sociétés de plus en plus violentes, en Europe, à ses frontières mais aussi dans le reste du monde. Dans un capitalisme dont les crises (qui lui sont inhérentes) arrivent à intervalles de plus en plus courts, le mode de domination des classes possédantes passe de moins en moins par l’acceptation de cette domination comme étant naturelle et légitime, et de plus en plus par la coercition. L’ordre social est maintenu par l’usage des armes : l’exploitation de la force de travail de l’écrasante majorité de la population mondiale est facilitée par la soumission de celle-ci à une autorité que l’on sait (potentiellement) violente, y compris dans des sociétés dotées d’institutions politiques considérées comme « démocratiques ». Il s’agit évidemment d’un choix politique des classes possédantes, qui privilégient cette militarisation des sociétés au détriment d’un développement des domaines de la reproduction sociale – santé, éducation, logements, loisirs, etc. Cette logique a été largement mise en évidence par la crise sanitaire inédite depuis plus d’un siècle qu’a constitué la pandémie de Covid-19 en 2020, durant laquelle les systèmes de santé d’États qui figurent parmi les principaux vendeurs et acheteurs d’armes au monde se sont révélés incapables de faire face à la situation. En France, la pénurie de masques et de moyens pour le personnel soignant et la population a été largement observée à l’aune de l’achat par l’État de stocks d’armes de répression pour plusieurs années.
En outre, de nombreux clients des États exportateurs d’armes sont également débiteurs de ces mêmes États et des institutions financières internationales (Banque mondiale et FMI). La dette contractée par ces États répressifs et en guerre devrait être considérée comme odieuse selon la définition du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM), dont il convient ici de citer un extrait : « tout prêt octroyé à un régime, fût-il élu démocratiquement, qui ne respecte pas les principes fondamentaux du droit international tels que les droits humains fondamentaux, l’égalité souveraine des États, ou l’absence du recours à la force, doit être considéré comme odieux. Les créanciers, dans le cas de dictatures notoires, ne peuvent arguer de leur ignorance et ne peuvent exiger d’être payés. Dans ce cas, la destination des prêts n’est pas fondamentale pour la caractérisation de la dette. En effet, soutenir financièrement un régime criminel, même pour des hôpitaux ou des écoles, revient à consolider son régime, à lui permettre de se maintenir. D’abord, certains investissements utiles (routes, hôpitaux…) peuvent ensuite être utilisés à des fins odieuses, par exemple pour soutenir l’effort de guerre. Ensuite, le principe de fongibilité des fonds fait qu’un gouvernement qui emprunte pour des fins utiles à la population ou à l’État – ce qui est officiellement presque toujours le cas – peut libérer des fonds pour d’autres buts moins avouables2. »
Un gouvernement populaire : quelles solutions ?
Si des forces de changement pouvaient investir des gouvernements populaires, elles devraient mettre en œuvre des politiques visant à rompre radicalement avec ce monde inégalitaire et violent que nous venons de dépeindre. Pour l’instant, certaines mesures peuvent cependant être mises en avant par les mouvements sociaux sans attendre l’établissement de gouvernements populaires.
Indépendance
La mise en place d’un gouvernement populaire dans un pays membre de l’OTAN pourrait par exemple lui permettre de quitter cette organisation et de cesser toute coopération avec elle . Cela constitue un enjeu majeur de rupture symbolique et matérielle avec l’ordre politique existant au niveau international ; il s’agirait de « désoccidentaliser » les relations internationales en refusant l’alignement sur les intérêts de la superpuissance étatsunienne et en démontrant que des rapports internationaux de solidarité plutôt que de subjugation sont possibles.
Démocratie
Ainsi, sous un gouvernement populaire, le commandement militaire le plus étroitement lié à l’État et à la classe capitaliste serait démis de ses fonctions et l’armée réorganisée sous contrôle démocratique. Si l’État est impliqué dans des guerres à l’étranger, il initierait un processus de désengagement à achever le plus rapidement possible et remplacerait son action militaire par un soutien humanitaire sous contrôle démocratique des populations concernées.
Désarmement
Ce même gouvernement populaire pourrait également s’engager en faveur d’un désarmement mondial et démantèlerait son arsenal nucléaire s’il en possède un. Il socialiserait l’industrie de l’armement et instaurerait un moratoire sur la production et la vente d’armes à l’étranger. Il reconvertirait les secteurs de production d’armes offensives et en privilégiant les secteurs de la reproduction sociale – santé, éducation, logement, etc. –, avec accompagnement des salarié·e·s et maintien des salaires. Il engagerait aussi des actions judiciaires rétroactives à l’encontre des responsables de la vente d’armes à des régimes criminels.
Respect des droits humains
En outre, un gouvernement populaire prendrait des sanctions contre les régimes violant le droit international et les droits humains fondamentaux, en veillant à ne pas mettre davantage en danger les populations de ces régimes lorsqu’il s’agit de pays dépendants (par exemple, il appliquerait des sanctions ciblées contre des individus responsables des actes du régime plutôt que des sanctions économiques indiscriminées). Il gèlerait tous les liens économiques avec l’État d’Israël tant que celui-ci ne respectera pas le droit international et les résolutions des Nations unies, c’est-à-dire jusqu’à ce que l’État d’Israël reconnaisse la souveraineté de l’État palestinien dans les frontières de 1967 et le régime international de Jérusalem (ce qui signifie l’abandon des colonies israéliennes en Cisjordanie et à Jérusalem-Est), mette fin à son blocus de la bande de Gaza et à son régime d’apartheid à l’intérieur de ses propres frontières, et permette aux réfugiés palestiniens de rentrer chez eux.
Soutien aux peuples opprimés
Enfin, un gouvernement populaire soutiendrait activement les nations et les peuples opprimés (par exemple les Palestinien·ne·s, les Kurdes, les Sahraoui·e·s, les Rohingya) par le biais d’une aide humanitaire et diplomatique. Il porterait assistance aux populations dont la vie est directement menacée, y compris en prenant des mesures pour empêcher les régimes criminels de commettre des crimes de masse.
Vers un ordre mondial démocratique et solidaire
Ainsi, à moyen terme au niveau international, plusieurs gouvernements populaires pourraient établir un rapport de forces suffisamment fort pour entamer des négociations significatives avec des puissances oppressives en vue du règlement de problèmes nationaux (par exemple la Palestine, le Sahara occidental, le Kurdistan) et de guerres civiles prolongées (par exemple en Syrie). Il s’agirait également de remplacer l’ONU par un organe visant à résoudre les conflits qui soit réellement démocratique, et non dominé par cinq puissances (États-Unis, Royaume-Uni, France, Russie, Chine) disposant d’un siège permanent et d’un droit de veto au sein du Conseil de sécurité comme c’est le cas actuellement.
Nathan Legrand- CADTM Projet ReCommons Europe