Panama

Traité de Libre Echange Belgique-Panama : la loi du plus fort

Ce mercredi 4 juillet, le parlement wallon a ratifié, majorité contre opposition, deux traités de libre échange : l’un entre l’Union européenne (et ses États membres), d’une part, et la Colombie et le Pérou, d’autre part ; l’autre entre l’Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL) d’une part, et le Panama, d’autre part. L’opposition mais aussi le CNCD et d’autres organisations de la société civile comme les syndicats et les mutuelles s’opposaient à cette ratification. Hélas, la majorité est restée sourde à tous les arguments avancés.

Après avoir assisté à une information donnée par Michel Cermak du CNCD sur le contexte et les enjeux de ces traités, nous nous rendons devant le parlement wallon pour interpeller les élus avant leur entrée dans l’hémicycle. Plusieurs associations ont appelé à manifester et nous sommes une bonne quarantaine à nous être rassemblés. Nous déployons nos tracts pour afficher nos opinions hostiles à ces traités. Les parlementaires arrivent, certains passent devant nous sans un bonjour, le regard fuyant. Alors nous commençons à les saluer et à les interpeller sur ces fameux votes en leur rappelant la priorité pour l’intérêt général avant le profit. Ensuite, une partie d’entre nous est autorisée à assister aux débats.

Le traité Union Européenne-Pérou et Colombie est un traité de libre-échange déjà d’application depuis 2013. Les travaux précédant la ratification ont auditionné, durant 2 ans, de nombreux représentants de la société civile du Pérou et de la Colombie ainsi que des universitaires et des spécialistes de ces pays andins. Les conclusions de ces auditions sont unanimes : les conditions sociales et environnementales en Colombie et au Pérou et celles des droits humains se sont fortement dégradées depuis et suite à l’application de ce traité de commerce. Une plainte a même été déposée par 27 organisations péruviennes et 14 belges auprès de la Direction Générale du Commerce de l’Union Européenne. Les résultats de cette plainte sont attendus pour l’automne 2018. Néanmoins, sans attendre les résultats de cette plainte, la majorité en place au parlement wallon veut à toute force ratifier ce traité. Pourtant la Commission Justice et Paix demande instamment au Parlement de ne pas ratifier cet accord. La non ratification permettrait de garder une petite marge de manœuvre en la conditionnant à des améliorations sociales, environnementales et de protection des personnes. Mais la majorité MR-CDH ne veut rien entendre et argue du fait que le président de la Colombie, Santos, a plaidé pour la ratification et que le commerce pourrait aider ces pays à s’en sortir. De plus, la Wallonie ne peut pas s’isoler des autres pays européens qui, eux, ne voient pas d’inconvénient à cet accord.

Ensuite vient le débat sur la ratification du traité entre l’Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL) et le Panama. Ici les choses sont différentes car cet Accord bilatéral d’investissement (ABI) contient une clause ISDS (Investor State Dispute Settlement), c’est-à-dire la possibilité pour les entreprises privées d’attaquer un État auprès d’un tribunal d’arbitrage privé si elle considère que cet État prend des mesures nuisant à sa capacité de faire du profit. Les résultats sont très souvent la condamnation du pays à payer des sommes colossales en dédommagement à la firme en question. Même lorsque l’État gagne le procès, il doit payer des frais de justice qui se montent souvent à plusieurs millions de $. Les effets des traités avec ISDS sont que les États, par peur de devoir débourser des sommes folles en compensation (frais d’avocats des cabinets privés : +/- 1.000€/heure !), sont freinés de légiférer pour protéger la santé, l’environnement ou les salaires des citoyens. Il y a donc une limitation de la souveraineté des États au profit des entreprises privées (des multinationales en réalité car elles seules ont l’assise suffisante pour entamer ce genre de procédure).

Un exemple parmi d’autres : en Espagne, un projet de mine d’or menaçait de déverser 17 millions de tonnes de déchets contaminés dans la nature. Ce projet a provoqué la mobilisation de centaines de milliers de citoyens qui ont poussé le gouvernement régional de Galice à annuler la concession le 21 octobre 2015. Le jour même, l’entreprise canadienne Edgewater Exploration Limited détenant la concession a lancé une procédure d’arbitrage contre le gouvernement espagnol en lui réclamant une compensation de plus de 35 millions de $. La procédure est toujours en cours actuellement. Elle a été rendue possible parce que l’Espagne a conclu en 1997 un traité bilatéral d’investissement avec le Panama contenant une clause ISDS (arbitrage Investisseur contre État). L’entreprise canadienne a utilisé cette clause via sa filiale panaméenne pour porter plainte contre l’Espagne.

Le traité UEBL-Panama est d’application depuis 2009 mais, sans la ratification, la clause ISDS ne peut pas encore être activée. Les syndicats et d’autres organisations comme les mutuelles de tous bords ont affirmé leur refus de cette ratification. L’opposition rappelle que le Panama abrite 350.000 sociétés off-shore. Or, n’importe quelle société peut ouvrir une filiale au Panama qui est, rappelons-le, un paradis fiscal. De plus en plus, les multinationales ont l’habitude de faire du treaty shopping afin de profiter des accords entre Etats qui leur offrent les meilleures conditions de « compensations » pour ce qu’elles appellent des « expropriations indirectes ».

Lors des débats sur (le TTIP et) le CETA, de nombreux parlementaires, y compris dans les rangs du CDH et même du MR avaient exprimé leur aversion pour ce genre de traité ISDS. Citons Louis Michel : « Le monde économique ne doit pas devenir le 5ème pouvoir dans l’équilibre démocratique. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai voté contre le mécanisme d’arbitrage de protection des investissements, nommé ISDS et nous avons gagné ». Des personnalités CDH comme André Antoine, président du parlement wallon, Maxime Prévot, député wallon et bourgmestre de Namur, Marie-Dominique Simonet, députée wallonne et ancienne ministre, avaient résisté à l’adoption de l’ISDS dans le CETA. Mais ce 4 juillet 2018, la position du CDH était tout autre : comme un seul homme ils se sont ralliés aux thèses libérales et ont voté pour la ratification, alors qu’il n’y avait aucune urgence.

Comment expliquer ce retournement de veste ? Les orateurs de la majorité ont avancé comme raison, outre le fait que la Wallonie doit « arrêter de se singulariser et de donner des leçons aux autres pays», une note gouvernementale concernant les futurs traités de libre-échange. Cette note (dont apparemment seuls les membres de la majorité disposaient) constitue un nouveau modèle pour les traités de libre échange à venir. D’après les orateurs CDH et MR, elle contient des balises garantissant beaucoup mieux les droits humains, sociaux, environnementaux. Donc, grâce à une promesse d’amélioration des traités à l’avenir (car bien sûr ils sont tous pour la protection de l’environnement, des travailleurs et de la santé !), la majorité a « soldé le passé » et ratifié un traité d’ancienne génération qui comporte de réels dangers pour la souveraineté de l’État et pour tous les citoyens ! Faut-il qu’il y ait à chaque fois des centaines de milliers de personnes dans la rue, une initiative citoyenne de plusieurs millions de signataires, des actions de sensibilisation et de désobéissance civile un peu partout, pour que les politiques daignent entendre la voix de la population et qu’ils aient le courage d’agir en conséquence ? Les deux votes sur les traités de libre-échange de ce mercredi 4 juillet 2018 nous laissent un goût de cendre et de colère.

Anne De Muelenaere

http://fr.newsmonkey.be/article/25122
https://twitter.com/Justice_et_Paix/status/1014770560931450880
https://www.cncd.be/Accord-investissement-nouveau-modele-arbitrage-isds-belgique-panama
https://ecolo.be/accord-belgique-panama-la-coalition-mr-cdh-trahit-ses-engagements/
https://www.parlement-wallonie.be/pwpages?p=podcast&id_ag=17865