Staline, Hitler : deux dictatures aux antipodes (2/2)

Jean-Marie Chauvier nous a proposé un texte qui remet à leur place les comparaisons biaisées entre les deux totalitarismes qui ont déshonoré le XXe siècle. Mais au-delà de certains points communs, dans la partie I, il nous déjà montré les différences profondes entre ces pays fort dissemblables. Dans cette seconde partie il approfondit pourquoi  ces régimes sont aux antipodes l’un de l’autre.

 Partie II

Le national-socialisme : comment il fut imposé aux Allemands

Sur le nazisme, on est mieux informé. Des clichés sommaires ont pourtant la vie dure, comme celui de la victoire « démocratique » d’Hitler, porté par « la majorité », surtout « des ouvriers et des chômeurs ».

Le parti nazi (NSDAP) obtient 33% des voix en novembre 1932 – les dernières élections libres- ses opposants potentiels, communistes (KPD), sociaux-démocrates (SPD) et catholiques, ont plus de 52%. Ils ne songent bien sûr pas à s’unir. Ils préfèrent s’entre-déchirer. Les sociaux-démocrates au pouvoir font tirer sur les manifestants communistes en 1929. Les communistes les considèrent comme des

« sociaux-fascistes », aussi nocifs d’Hitler.

Les scores nazis sont les plus élevés dans les petites villes et les régions rurales, les quartiers bourgeois des villes, moindres dans les grandes villes (26% à Berlin), les quartiers ouvriers (18% à Wedding, contre 42,6% au KPD, 27,8% au SPD). Les chômeurs ne forment pas un contingent massif d’électeurs nazis, au contraire des classes moyennes et des cadres, prépondérants dans la composition du NSDAP.7.

La prise de pouvoir d’Hitler n’eût été pensable sans le soutien parlementaire de la droite nationale et celui, financier, de grands banquiers et industriels qui jouent un rôle de premier plan dans l’essor des années 30, la guerre et l’exploitation de la main-d’œuvre concentrationnaire.

Enfin, la prise de pouvoir d’Hitler n’eût été pensable sans le soutien parlementaire de la droite nationale et celui, financier, de grands banquiers et industriels qui jouent un rôle de premier plan dans l’essor des années 30, la guerre et l’exploitation de la main-d’œuvre concentrationnaire. Hitler leur a promis la paix sociale et la fin des syndicats. Il n’obtient qu’une majorité relative (43,9%) aux élections de mars 1933, puis absolue avec ses députés alliés au Reichstag (le Parlement). C’est au prix de la terreur, qui a déjà jeté les communistes en prison, d’une coalition gouvernementale avec d’autres nationalistes et du soutien du Centre catholique. En l’espace de quelques mois, le PC, la social-démocratie et les syndicats sont paralysés.

Les communistes ont qualifié la dictature nazie d’expression de la fraction « la plus réactionnaire » du grand Capital. Si son rôle est indéniable dans la prise de pouvoir et l’exercice de la puissance industrielle capitaliste sous Hitler, il importe évidemment de prendre en compte le rôle de la paysannerie et de la classe moyenne et de l’armée comme base sociale du régime hitlérien et, dans un deuxième temps, de son ascendant sur l’ensemble des masses populaires, dès lors que le mouvement ouvrier allemand, ses partis et ses syndicats furent détruits, en l’espace de quelques mois.

 

La nature des régimes et de leurs violences de masse

Le nazisme, fut moins « totalitaire » que le stalinisme, qui avait étatisé l’économie et se mêlait de tout
Le nazisme, qui vitupérait les riches (les « ploutocrates », surtout juifs), mais non « le capitalisme », n’a jamais détruit la propriété privée ni la société civile, marchande libérale ou religieuse. En ce sens, il fut moins « totalitaire » que le stalinisme, qui avait étatisé l’économie et se mêlait de tout, du petit commerce à la linguistique, certes sans pour autant maîtriser le grand désordre régnant dans l’économie, les campagnes, l’armée, « le monde informel » du marché noir et du crime organisé., L’Allemagne de Hitler était autrement plus riche, mieux organisée, plus « consensuelle » que l’URSS stalinienne des années 30 !

Alors que l’accumulation primitive du capital, en URSS, exigea une compression du niveau de vie à l’extrême, l’essor militaro-industriel allemand et l’« aryanisation » des biens juifs assurèrent à une partie substantielle de la population une élévation du niveau de vie, que permit également, au début de la guerre, le pillage des pays occupés.

La violence hitlérienne, aux prises avec de vraies oppositions vite jugulées, les handicapés et les malades mentaux, va surtout se déchaîner à l’extérieur, lors de la guerre, des exterminations de Slaves, de Tsiganes et du judéocide. L’antisémitisme éradicateur est son trait le plus « original ».
L’essentiel de la violence stalinienne a été tournée vers l’intérieur, la société et le parti communiste, les oppositions réelles et imaginaires, mais elle a été moins strictement politique que sociale : répression et déportation des koulaks, déplacements de groupes sociaux et nationaux entiers, alors que la violence hitlérienne, aux prises avec de vraies oppositions vite jugulées, les handicapés et les malades mentaux, va surtout se déchaîner à l’extérieur, lors de la guerre, des exterminations de Slaves, de Tsiganes et du judéocide. L’antisémitisme éradicateur est son trait le plus « original ».

Le système concentrationnaire stalinien exploite des masses d’esclaves soviétiques dans un pays où le climat, l’immensité du territoire et le manque de voies de communication, la désorganisation, l’anarchie des transports, les pénuries contribuent, outre la cruauté policière, à des conditions de détention très meurtrières. Les déplacements forcés massifs de populations ne peuvent qu’accroître le désordre et les tensions, ce qui explique d’ailleurs l’accueil favorable à la Wehrmacht d’une partie des Soviétiques habitant la périphérie et les régions annexées en 1939-40.

Le système nazi, conçu pour l’exploitation, mais aussi l’extermination préméditée de groupes humains entiers est à la hauteur « civilisée » des techniques et de l’organisation allemande. Les camps allemands sont nettement mieux organisés que ceux des Soviétiques. Les grandes firmes en profitent et contribuent grandement à l’édification de la puissance, alors que le Goulag stalinien n’est que d’un apport marginal et source de grands gaspillages, ce qui mènera à son abandon dès 1953, à l’initiative de son propre « patron », Beria.

Enfin, il existe une différence notable entre les rapports respectifs des deux dictateurs à leurs régimes et à leurs appareils politiques respectifs. Hitler et son Führerprinzip forment l’identité même du nazisme. Staline n’est au départ qu’un « second couteau » dans le bolchevisme et la formation de l’URSS. Héritier du fondateur, Lénine, qui voulut l’écarter des responsabilités (cf. son testament de 1923), Staline a dû ruser pour s’imposer, purger l’appareil jusqu’à liquider physiquement, lors de la

« grande terreur » de 1936-1938, quantité de cadres du parti bolchevique et de l’Armée rouge, pour accoucher à la fin des années 30 d’un État à sa botte.

Hitler disposa d’élites de haut niveau qu’il préservera, y compris pour la mise au point des plans de génocide8, alors que Staline se débarrasse des résidus des élites d’antan, en forme de nouvelles, très rudimentaires, et n’en finit pas de les « purger ». Il n’en réussit pas moins, à se constituer une base sociale et même à rassembler le peuple soviétique dans la résistance aux envahisseurs hitlériens et à leurs alliés, mais cette résistance s’explique moins par l’attachement populaire au régime que par le fait que le pays soviétique est vraiment la victime d’une agression et d’une entreprise d’anéantissement d’une extrême cruauté.

 

Camps de concentration et travail forcé

Les deux dictatures ont en commun d’avoir utilisé le travail forcé à une large échelle, mais les fonctions et l’organisation de ce secteur « esclavagiste » de leurs économies étaient différentes, de même que les populations : principalement étrangères (et juives) en Allemagne, principalement soviétiques en URSS.

De grandes entreprises privées allemandes (Siemens, Bosch…) et étrangères (Ford Motor Company) exploitaient la main d’œuvre concentrationnaire, dont quelque 12 à 15 millions de travailleurs « importés » de divers pays occupés
Le régime nazi comportait des centres d’extermination (pour les Juifs, les Tsiganes) et des camps de concentration destinés à la répression (des opposants allemands dans un premier temps) et au travail forcé. De grandes entreprises privées allemandes (Siemens, Thyssen, Krupp, Bosch, Daimler-Benz, Volkswagen, IG Farben (chimie), etc.) et étrangères (Ford Motor Company) exploitaient la main d’œuvre concentrationnaire, dont quelque 12 à 15 millions de travailleurs « importés » de divers pays occupés, notamment les prisonniers de guerre d’URSS et de Pologne.

Le régime soviétique a usé du travail forcé dans des camps « de concentration » et colonies de « rééducation par le travail » dès 1918-23, regroupés en 1930 sous la houlette du Goulag (Administration principale des camps), à quoi s’ajoutent les « exilés » dans les « zones de peuplement spécial » où ont été déportés des groupes sociaux (koulaks) et nationaux (Coréens, Allemands, Caucasiens, etc.) à partir des années 30.

Les spécialistes estiment le nombre de « passages » par le Goulag stalinien, de 1930 à 1953, entre 15 et 18 millions (dans un pays qui comptait entre 150 et 200 millions d’habitants). Au pire, au début des années 50, il y aurait eu, selon les archives du NKVD, environ 2,5 millions de prisonniers au Goulag et 2,7 millions d’exilés. Certains auteurs (comme l’écrivain Soljenitsyne) ont avancé des chiffres beaucoup plus élevés.

Les esclaves du Goulag ont principalement servi à la machine répressive et à de grands travaux, à l’extraction de l’or, de minerais, sur tout le territoire et spécialement dans les régions les plus difficiles d’accès- Grand Nord, cercle polaire. Les conditions étaient à ce point pénibles dans certains camps que l’on peut parler de « camps de la mort ». Leur « productivité » est d’ailleurs sujette à caution, la basse qualité des travaux et les gaspillages du Goulag sont probablement l’une des causes de sa liquidation à partir de 1953. Ce qu’il en reste par la suite relève plutôt de fonctions pénitentiaires, à une échelle très inférieure à la période stalinienne, quoique le travail forcé persiste, y compris à l’ère postsoviétique, en Russie et dans d’autres États issus de l’URSS.

 

Épilogues et héritages

L’épilogue des deux dictatures n’est pas moins instructif. Hitler déclencha la Deuxième Guerre mondiale dont tant Staline (pacte germano-soviétique de1939) que des démocraties occidentales (Espagne, Munich, Tchécoslovaquie) tentèrent d’éloigner les foudres, au lieu de s’unir contre Hitler et Mussolini. Elle fit plus de 50 millions de morts, dont 26 millions dans la seule URSS. Staline, vainqueur, fut couvert de lauriers, à l’Ouest comme à l’Est, alors que son imprévoyance avait provoqué la débâcle de 1941 et que seuls les talents des généraux, l’ampleur et le courage des résistances réussirent à sauver l’URSS tout en conservant à Staline sa place de leader emblématique.

Entre Hitler et Staline, autre différence : l’un fut perdant et détruisit son pays, l’autre l’a délivré d’une menace mortelle et démontré aux Alliés occidentaux l’existence d’une puissance industrielle et armée qu’ils étaient loin d’imaginer ! Et prendra le contrôle des pays « de démocratie populaire » de toute l’Europe centrale, sans pour autant les « coloniser » ni les priver d’autonomies nationales, grâce auxquelles ces pays « en souveraineté limitée » (doctrine Brejnev) défendront leurs cultures et pourront restaurer leurs indépendances. L’initiative de cette restauration viendra d’ailleurs de l’URSS, alors sous la direction de Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991) qui permettra également la réunification allemande (1990) sous forme d’absorption de la RDA par la RFA.

Il y a bien une continuité dans le capitalisme allemand alors que les rapports sociaux et les économies des républiques soviétiques ont été profondément bouleversées par la politique stalinienne.
Le régime hitlérien, très bref (12 ans d’existence- 6 « en paix », 6 en guerre) et son chef se sont effondrés ensemble : plusieurs de leurs historiens les considèrent comme à vocation « suicidaire ». Le régime nazi fut pourtant « modernisateur » en ce sens que les élites et les grandes entreprises ont pu y développer des techniques et une culture d’organisation qui ont servi à l’Allemagne d’après-guerre. Il y a bien une continuité dans le capitalisme allemand – avant, pendant et après le nazisme – alors que les rapports sociaux et les économies des républiques soviétiques ont été profondément bouleversées par la politique stalinienne. L’Allemagne ne s’était jamais soustraite au « Marché mondial » capitaliste, alors que la Russie soviétique et l’URSS s’en sont écartées, sinon totalement soustraites, de 1917 à 1991.

Après le règne de Staline (durée : un quart de siècle), l’URSS (74 ans d’existence) vivra sans lui pendant près de 40 ans, dans les effets d’une croissance qui s’essouffle, d’une déstalinisation et de réformes contradictoires, d’une société en mouvement et en convergence avec les nôtres, ce que montrera le tournant de 1985-1991.(9)

Reste pourtant qu’une continuité va s’affirmer, d’ordre conservateur, incarnée par l’Église orthodoxe et les services de force (siloviki) hérités du KGB, ralliés par des courants nationalistes voire néo-nazis qui renaissent en Russie autant qu’en Ukraine.(10)

C’est dans ce contexte encore relativement marginal que la Russie de Poutine semble cultiver une conception du nazisme qui ne nous est pas familière : ce n’est pas un régime « totalitaire » qui nous serait étranger (version occidentale) ni le fruit du capitalisme aux abois (version communiste), mais une tentative d’anéantir la Russie, une de plus, dont elle serait toujours menacée ! La cause est entendue : patriotique.

JeanMarie Chauvier

Notes

Philippe Burin, Les collections de l’Histoire n°18, 2003.

Jean-Marie Chauvier, « La “modernité” génocidaire du nazisme » Espace de Libertés n°304/octobre 2002 et le livre de Dominique Vidal, Les historiens allemands relisent la Shoah, éd. Complexe 2002.

9 Jean-Marie Chauvier  « URSS, une société en mouvement »  éd. Aube, 1988, réed.1990.

10 Jean-Marie Chauvier « Droites radicales russes : histoire et actualité ».en ligne sur https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-12-hiver-2017/dossier-la-droitisation-des-politiques/article/droites-radicales-russes-histoire-et-actualite.