De l’homo economicus ; des dégâts du « How-to ? » et de dite« rationalité » des comportements économiques
« Le marché de la théorie de la concurrence est un Monde où les individus ont la liberté des rouages dans la mécanique de l’horloge. »René Passet
« Les déchets, la transformation des forêts en latérite, les bidonvilles, la mercantilisation de l’air, de l’eau et des gaz à effet de serre […] sont des créations de richesses. »Bernard Maris
« Les “choix rationnels“ de l’homo-economicus, engrenage aveugle du marché, sont ceux d’un décérébré pensant. »Amartya Sen
J’annonçais dans ma précédente chronique que j’allais aborder dans la présente certains des problèmes liés à au moins deux autres aspects des notions-clés à critiquer et à déconstruire au sein de l’univers pseudo scientifique du couple économie-gestion. Ces aspects, pour la présente réflexion, concerneront en premier lieu ce que je désigne par règne absolu du « How To ? », et en second lieu par ce que je pointe comme une soi-disant « rationalité », voulue aussi intrinsèque que quasi automatique moteur du fameux marché autorégulé. Commençons par le sempiternel « How To ? ».
Des considérables dégâts sur la pensée et les raisonnements de l’omniprésence économico-managériale du « How To ? »
Très tôt, dans le cours de mes études en business économie et management, je me suis retrouvé heurté de plein front par l’omniprésence -et la quasi exclusivité- de la question à se poser et à laquelle chercher réponses : le sempiternel « How To ? ». Venant d’abord de disciplines où l’on se pose plus la question du « Pourquoi ? » des choses de notre monde, plutôt que simplement celle du « Comment ? », telles que la philosophie, la psychologie, la littérature, l’économie politique (et non la business-économie), ou même la physique et surtout la physique théorique ; je fus assez vite intellectuellement violemment heurté par l’omniprésence, sinon l’exclusive présence, de cette seule question « Comment ? », ou plus grave « Comment faire ? » qui se love au cœur de l’inévitable « How to ? » dont les théories et écrits nord-américains, en ces domaines, sont infestés. J’invite à ce propos et pour convenablement camper mes préoccupations, le lecteur à se livrer à l’édifiante expérience suivante (ce à quoi j’invite systématiquement mes étudiants également) : rechercher parmi les innombrables kyrielles de publications en business économie-gestion, particulièrement d’origine nord-américaines, ne serait-ce qu’une infime partie d’articles ou de livres dont le titre ne commencerait par cet inévitable « How To ? » ; ou n’en contiendrait pas la mention. Et encore plus : tenter de trouver ne serait-ce pratiquement qu’une publication dont le titre ou le sujet comporterait la question ou la mention « Why ? ». Qui peut en effet imaginer un instant qu’une publication, du type de celles dont on nous a habitué en business économie et management à la US, puisse plutôt être par exemple du genre : « Why becoming rich ? », « Why being a leader ? », ou « Why to motivate your employees ? », ou encore « Why making money ? »… impossible ! Dans toutes les sphères de ces disciplines, depuis l’enseignement, le consulting, la recherche en passant par les incalculables (fort lucratifs au demeurant) séminaires professionnels, ou les présentations en congrès et colloques… tout, absolument tout -à de rarissimes exceptions près-, doit comporter d’une façon ou d’une autre la question « How to ?». De par ma longue expérience, je n’ai aucun souvenir d’absence -ou de mise en second plan- de cette omniprésente et lancinante question éminemment fonctionnaliste, pragmatiste, instrumentale… Et de surcroît maximaliste, comme il se doit, lorsque la préoccupation primordiale, même en arrière-plan, reste le souci de « faire de l’argent », mais évidemment… « toujours plus d’argent ». C’est là pour ainsi dire « la mère » de tous les « How To ? ». Celle qui englobe toutes les autres qui s’y subordonnent : « How To Make Money ? ». Dès lors, se pose toute une série de problèmes, à mon sens intellectuellement graves, pour ce qui se produit en enseignement, recherche, publication… en ce domaine. Voyons en quelques-uns parmi les plus dommageables.
Omar Aktouf[1]
[1] Tous commentaires bienvenus : omar.aktouf@hec.ca
[2] Notons au passage qu’il n’existe nul livre, article… ayant pour sujet « Comment motiver les dirigeants ? », ou « Comment vaincre la résistance au changement des patrons ? ». Comme si cela allait on ne peut plus des soi, c’est toujours des employés qu’il s’agit lorsqu’il est question de « qui est l’obstacle » à la bonne productivité, à la compétitivité, au changement…
[3] Ce qui obligerait à analyser la question surtout et essentiellement du point de vue de celui que l’on veut motiver. Et non à partir de « théories » montées de toutes pièces et en dehors de son point de vue propre… ou même bien pire, élaborées à partir d’observations faites sur des chiens, de singes, des rats de laboratoire, des pigeons, des lapins… Nous reviendrons ultérieurement sur ces questions et leurs incalculables conséquences.
[4] Rappelons ici au passage, pour celles et ceux plus initiés dans le domaine, que les travaux d’un certain Elton Mayo et de son équipe de consultants auprès de la compagnie General Electric, portant sur les raisons de baisse de productivité des travailleurs, ont été stoppés net (avec comme prétexte la crise de 1929) dès que ce fameux chercheur a commencé à vouloir « comprendre » ce que signifie « motiver un employé… de son point de vue ». C’est là un sujet important sur lequel nous reviendrons
[5] À titre d’illustration montrant à quel point ces considérations sont de premières importances, je voudrais rapporter ce fait vécu dans une « très grande organisation industrielle » française où j’ai eu à intervenir comme consultant. Rapportant (après un significatif séjour de terrain passé à écouter, observer, « vivre avec » les employés d’une des plus importantes usines de ce groupe), toute une série de « complaintes » et de « doléances-frustrations » vécues par les travailleurs « lambda », il me fut répondu par les hautes instances, avec force indignations : « Mais que veulent-ils de plus !? Nous leurs avons octroyé ceci et cela, nous leur avons donné…, nous leur avons ajouté…, nous… ». Le silence fut bien pesant lorsque je mentionnais à ces messieurs qu’il serait du plus haut intérêt pour moi de savoir d’où ils tenaient que c’était ce qu’ils mentionnaient qui serait le plus désirable par ces employés afin « d’être motivés »
[6] Ou « objectivée », donc déniée de tout statut de « sujet », voire de libre arbitre, de conscience propre : voir, notamment, à ce sujet : B. Sievers, Work, death and life itself ; ou O. Aktouf, About the idea of “excellence management“ : managers deification and workersreification, in Pauchant T. (dir.) In Search of Meaning.
[7] Que d’incalculables fois n’ai-je entendu par exemple le péremptoire « c’est la nature humaine ! »,venant d’auditoires solidement ancrés dans les préjugés de la fausse conscience Marcusienne et de la fabrication du consentement Chomskyenne : on verra en d’autres occasions à quel point cette soit disant « nature humaine » est réduite soit aux plus rudimentaires des diktats idéologiques du néolibéralisme, soit à une conception proprement pavlovienne de l’humain.
[8] Sujet fort important que celui de la conception de ces choses en économie-gestion, sur lequel il nous faudra forcément revenir plus en profondeur.
[9] Voir entre autres : M. Serres, Le tiers– instruit ; B. Sievers op. cit. ; H. Laborit, L’homme imaginant ; E. Becker, The Denial of Death…
[10] Voir entre autres : H. Marcuse, l’homme unidimensionnel ; W. F. White, l’homme des organisations ;H. Arvon, La philosophie du travail ; S. Weil, La condition ouvrière ; G. Friedmann, Le travail en miettes ; C. Dejours, Le travail usure mentale ; Souffrances en France ; Le corps entre biologie et psychanalyse…; M. Pagès (dir.) et al. L’emprise de l’organisation ; N. Aubert et V. De Gaulejac, Le coût de l’excellence …
[11]Voir en particulier Arvon, Friedmann, Dejours (op. cit.) maisaussi et particulièrement O. Aktouf, « Theories of Organizations and Management in the 1990’s : towards a critical radical humanism » in Academy of Mangement Review, juillet 1992, et The implications of humanism for business studies, in HeikoSpitzeck and al. (dir.) Humanism in Business, Cambridge UniversityPress, 2009.
[12] Ce que l’on dénomme très sérieusement « efficience – productivité ».
[13] Voir à ce sujet les délires mathématiques qui peuplent les applications aux comportements humains des dites « théories des jeux », ou encore les thèses (un comble pour ce sur-mathématiseur de la pensée) développées par un certain Gary Becker, Nobel d’économie en 2000 pour ses travaux de « modélisations des comportements humains ».
[14] Ou pire ! En langue anglaise tout cela est chapeauté par la désignation « OrganizationalBehaviour »… comme si l’être humain changeait de nature – et donc de façon de se comporter – dès lors qu’il pénètre une « organisation ».
[15] Ainsi chez un Aristote par exemple, il est expressément et quasi systématiquement question de « juste milieu », ou de « juste mesure »… sans parler de l’intrinsèque connotation de « sage » et « sagesse » liée à toute idée de « raisonnable », de conforme à la raison. Ni de celles de conforme, sinon à tout le moins « tendant vers » ce que préconisent « la morale », « l’éthique »…
[16] On sait depuis Aristote et sa réplique au totalitarisme platonicien, La Politique, à quel point le meilleur est toujours et en toutes choses le juste milieu, et combien les excès et les extrêmes (par exemple d’inégalités sociales) sont sources de destruction !
[17] Autant dans Origines de la richesse des nations, que dans Traité des sentiments moraux, pour ne citer que les deux œuvres les plus connues parmi les cinq léguées par ce grand penseur des Lumières (les trois autres étant : ses deux Essays on Philosophyet Lectures on Jurisprudence).
[18] Tout comme chez Taylor aussi qui parlait de « juste journée de travail », de « juste rémunération du rendement »…
[19] Peut-être le ferons-nous en une prochaine chronique.
[20] Quoique ce concept puisse en fait se trouver assez considérablement utilisé en ce qui est dénommé « théories de la rationalité limitée » et ses dérivés. (Voir notamment un auteur princeps en ce sens : H.A. Simon)
[21] En fait, je suis fondé à croire pour ma part que nous avons là affaire au même mécanisme qui a introduit les abus des termes « science » et « scientifique » dans les jargons de l’économie-business-management.
[22] Pour reprendre une terminologie léguée, notamment, par le courant althussérien (in Pour Marx) ou par celui de Bourdieu (in Le métier de sociologue).
[23] F. Taylor.
[24] H.A Simon.
[25] Tout ceci sans parler de « La Nature » et de l’adjectif « naturel » qui seront également largement convoqués pour justifier (faire passer pour « naturel », « conforme à la nature ») ce qui est fait en économie-gestion : il est ainsi bien souvent question, en plus de la sempiternelle dite « nature humaine », de « leaders naturels » ; de « taux de chômage naturel (Sic !) » ; d’analogies avec les comportements des « animaux sociaux », voire d’insectes tels que fourmis, termites… Ainsi même des pans entiers de la sociobiologie ont été détournés pour justifier tout et son contraire, ayant cours en business économie-gestion. Nous y reviendrons en une prochaine chronique, cela en vaut largement le détour !
[26] Plusieurs des grands gourous des théories de la motivation, dont F. Abraham Maslow, F. Herzberg, B. Skinner… ont ainsi écrit des bibles du management reliant sans autre forme de procès Nature humaine et motivation au travail !
[27] Évidemment particulièrement ceux liés au monde du business économie – gestion.
[28] Du genre « c’est une question de communiste », ou de « radical-écologiste »…
[29] Toutes les retombées négatives de l’activité économique est ainsi pudiquement dénommée « externalité », comme une sorte de « mal nécessaire mais négligeable », sans plus !
[30] Paris, Payot 1993, 654 pages.
[31] Dictature d’une « Raison » avec, bien entendu toutes les précisions ajoutées : instrumentale, pragmatiste, maximaliste, déshumanisée…
[32] Pour la petite histoire, j’ai participé à faire inviter M. Saul pour donner une conférence à propos de son livre à HEC Montréal ; ce fut comme pour Albert Jacquard (voir chroniques antérieures), un tollé de protestations indignées… sauf de la part des étudiants (!).
[33] En une prochaine chronique nous reviendrons sur l’ampleur avec laquelle l’œuvre de Adam Smith, et pas seulement, celles de bien des auteurs princeps en économie-gestion aussi, a été abondamment déformée, détournée de sons sens originel.
[34] Et cela vaut tout autant pour le plus large public avec les matraquages des médias vantant à hue et à dia les vertus du businessman et du business.
[35] Je rapporterais lors de prochaines chroniques plus ad hoc, comment on enseigne dans certains cours dits de leadership et habiletés politiques des dirigeants– certes avec quelques subtilités, mais parfois même pas- des façons par exemple de « Faire ce qu’il faut et gagner, plutôt que de demeurer éthique et vertueux et perdre ! ».
[36] Nous reviendrons prochainement sur les dégâts causés par cette conception de l’humain, qui prédomine largement en économie-management, et qui consiste à le réduire à une sorte de créature uniquement – ou presque- guidée par un schéma comportemental de type « Organisme-Stimulus-Réponse »
[37] Les 18 et 19 février 2020 à l’émission « Enquête » de Radio-Canada, et dans le quotidien Le Devoir. Les propos sont ceux d’un professeur d’économie à HEC Montréal.