Retour sur le mouvement des Gilets Jaunes, France – Épisode 1

Cinq ans après les « gilets jaunes », quelles leçons tirer ensemble ?

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Le 17 novembre 2023, à l’initiative du département de la Gironde, de Solutions solidaires, de la ville de Bordeaux, de la Fondation Jean-Jaurès, du Centre Émile Durkheim et de Libération, a eu lieu un forum lors duquel citoyens, chercheurs (Magali Della Sudda, Éric Charmes, Lucile Schmid, Bruno Cautrès…), élus (Jean-Luc Gleyze, Pierre Hurmic), associations (ATD Quart-monde, PourQuoiPas 33) et artistes (compagnie Jusqu’à l’Aube) ont été invités à échanger pour comprendre et tirer collectivement les leçons du mouvement des « gilets jaunes ». 

Véritable fil rouge, les cahiers de doléances girondins ont été la matrice des débats autour des récits souvent conflictuels de ce que furent les « gilets jaunes » ; de la convergence des enjeux sociaux et écologiques qui a irriguée le mouvement ; de la fabrique citoyenne de la démocratie et enfin de l’héritage présent à venir des « gilets jaunes » dans l’histoire sociale de notre pays.

 

Resituer et restituer le récit des « gilets jaunes »

C’est avec les mots d’une lettre adressée au président de la République par une « maman comme tant d’autres » de Libourne que la journée a débuté.

Cette première lecture assurée par la compagnie Jusqu’à l’Aube1 a permis d’introduire la question de la lecture des discours et récits de et sur les « gilets jaunes ». Pour accueillir et recevoir cette pluralité dans sa complexité, à l’occasion de la première table-ronde intitulée Les « gilets jaunes » cinq ans après : quel récit partager ?, Magali Della Sudda2, Bruno Cautrès3 et Éric Charmes4 ont croisé leurs analyses politiques, sociologiques et territoriales pour mettre en lumière que toute lecture univoque du mouvement serait hasardeuse. D’où part le récit des « gilets jaunes » et vers quoi ouvre-t-il ?

Tout commence avec les petites phrases de la rue qu’il suffirait « de traverser » aux « gens qui ne sont rien », qui traduisent un « pouvoir humiliant » (Magali Della Sudda) mais plus encore un refus d’expliquer ou de se saisir de la légitimité populaire qui nourrit le sentiment « d’être coincé ». Mais au-delà de la violence symbolique, ces formules méprisantes expriment l’asymétrie entre les efforts réalisés par la population et l’absence de retour qui finit par susciter la colère. Cette situation n’est-elle pas similaire dans bien des pays ? Le sentiment d’antipathie de la part des « élites » et de distance du politique n’est pas propre à la France. Pourtant, comme le souligne Bruno Cautrès, « aucun autre pays européen n’a connu une crise comme celle des « gilets jaunes » alors que l’on partage les mêmes problématiques ». Qu’est-ce qui fait donc la spécificité française ?

« En France, il y avait une surreprésentation politique de la ruralité que l’on a jugé « mauvaise », déséquilibrée du moins […]. Le problème, c’est que pour parvenir à l’équilibre, on a poussé le curseur trop loin avec la métropolisation dont la loi Maptam (2014) a été le point culminant », explique Éric Charmes. Il pointe aussi que les intercommunalités n’ont fait que « déshabiller les départements », menacés de devenir « des agences de l’État », alors même qu’ils restent des territoires auxquels les habitants des campagnes et du périurbain s’identifient fortement. Ces restructurations de la représentation politique des territoires sont l’une des premières sources du mouvement. Enfin, les « gilets jaunes » ont opéré, au départ, une relocalisation inédite de la conflictualité dans d’autres espaces que les classiques boulevards des grandes villes. Ils n’ont pas ailleurs pas utilisé la grève.

Autre particularité, les cibles de la répression. Pour la première fois, l’exercice de la violence « légitime » s’est fait à l’encontre d’un mouvement à la composition relativement représentative de la « majorité » de la population française. Magali Della Sudda en dresse le portrait sociologique : « des gens qui ont des enfants à charge mais aussi potentiellement leurs parents » avec forte représentation des « cols roses » (travailleuses du soin et aides-soignantes) chez les femmes et des employés « de la logistique et des transports » chez les hommes. Cela a permis de donner « une visibilité et un leadership aux femmes qui, jusqu’alors, ne l’avaient qu’exceptionnellement », souligne-t-elle. Ceci explique en partie la forte indignation et la condamnation des brutalités. La Gironde est un exemple phare : « le préfet Lallement en a fait un laboratoire de la répression sociale », abonde Magali Della Sudda.

Si Éric Charmes avance le fait qu’au Royaume-Uni, la perception politique est à peine plus positive qu’en France, avec le même sentiment d’injustice et de décalage, pour Bruno Cautrès, une des particularités des « gilets jaunes » vient de leur « dimension contextuelle » : la figure d’Emmanuel Macron et son image « jupitérienne », voire monarchique ont été des catalyseurs du mouvement. C’est d’ailleurs ce que certaines prises de parole dans la salle ont fait entendre : « on nous donne même plus de la brioche, ça c’était en 1789 ! ».

Si le point de départ de la mobilisation a été l’opposition à la taxe carbone sur fond d’augmentation du prix des carburants, cette première table-ronde a mis en avant qu’il serait réducteur d’en faire la seule lecture du mouvement des « gilets jaunes ». D’autant plus que Magali Della Sudda met en garde sur le fait que l’on a « mésinterprété l’opposition à la taxe carbone ». Loin d’être une opposition à toute mesure écologique, elle est d’abord « liée à un sentiment d’injustice : pourquoi nous faire payer, alors que ceux qui prennent l’avion ne payent pas ? ». Cette observation est corroborée par la présence de « gilets jaunes » à Sainte-Soline et dans les Soulèvements de la Terre.

Cinq ans après, de nombreux participants au mouvement se sont réunis dans des collectifs locaux pour produire une alimentation locale (potagers, poulaillers, commodats et autres astuces pour trouver des terres et des abris) et développer l’entraide de proximité, à l’image de l’association girondine Solidarités Médoc dont des membres étaient présents pour dire : « Aujourd’hui, nous sommes tous globalement d’accord sur la nécessité d’une justice sociale et écologique. C’est sur les moyens que nous devons nous accorder pour faire ensemble ».

 

Médias et réseaux sociaux : des représentations conflictuelles

« Depuis son commencement, le mouvement des « gilets jaunes » a perturbé les grilles de lecture habituelles des mouvements sociaux, multipliant les interrogations sur ses causes, sa composition, ses revendications ainsi que ses modalités d’action et de mobilisation », estime Ludivine Préneron5 en ouverture de la seconde table-ronde intitulée « Gilets jaunes », médias et réseaux sociaux.

En effet, le champ médiatique et notamment les chaînes TV d’information en continu ont été les vecteurs de représentations mais aussi des prescripteurs et des censeurs du mouvement auprès de leurs spectateurs. Ludivine Préneron a particulièrement étudié la médiatisation, la sélection des porte-parole et les choix éditoriaux opérés par la chaîne BFMTV « pour démontrer la polyphonie du discours de la chaîne mais aussi la contradiction du rôle joué par BFMTV qui a pu à la fois être prescriptrice du mouvement et censeur de celui-ci, en fonction des événements qui l’ont ponctué (incendie de l’Arc de triomphe, retrait de la taxe carbone par le gouvernement, hausse du soutien des Français, etc.) et de l’interprétation que les journalistes en faisaient. »

Elle observe que, « loin d’être uniquement un élément extérieur au mouvement des « gilets jaunes », BFMTV a participé à sa co-construction, à travers sa médiatisation », bien qu’il s’agit d’une « interprétation qui n’a pas été stable, au contraire elle s’est modifiée, renversant ainsi le cadrage majoritaire apposé au mouvement. » Pour autant, les mouvements sociaux et les classes populaires n’étaient pas médiatiquement passifs. Bien au contraire, « ils interagissent et participent à la production des contenus médiatiques, réussissant à transformer, en partie, leurs représentations », souligne Ludivine Préneron.

Cela rejoint les propos de Pierre Blavier qui considère que le mouvement des « gilets jaunes » a permis l’émergence d’une « multitude de faits sociaux jusqu’alors passés « sous les radars » et qu’il a brutalement rendu visibles : la route et ses enjeux, des savoir-faire populaires, des réseaux de mobilisation insoupçonnés, des problèmes sur le marché du travail, des tensions budgétaires, un sentiment diffus d’injustice fiscale, et le « système D » auquel il faut avoir recours pour faire face à toutes ces contraintes6 ».

Ainsi, « l’histoire du mouvement des « gilets jaunes » est aussi celle d’un avènement médiatique », conclut Ludivine Préneron.

 

Les injustices épistémiques : savoir estimer la valeur de toute les expériences

En guise de transition avec les tables-rondes de l’après-midi, Marie Garrau7, Marie-Joe Lebreton8 et Bruno Tardieu9, membres d’ATD Quart-monde, sont venus présenter les injustices épistémiques, ou injustices liées au savoir10 : des injustices que les « gilets jaunes » ont rencontrées.

Marie Garrau introduit le sujet : « Les injustices liées au savoir sont des injustices qui touchent les gens en tant qu’ils sont des sujets ou des agents de connaissance. Être un sujet ou un agent de connaissance, c’est participer à la production, à la diffusion et à la circulation de la connaissance dans l’espace social. C’est par exemple transmettre des informations, témoigner de ses expériences, faire part de ses analyses en utilisant des concepts, échanger des arguments avec d’autres, etc. Quand nous faisons cela, nous contribuons à faire vivre et à accroître la somme des connaissances globales. Or c’est là un aspect fondamental de notre humanité : nous sommes capables de produire et de transmettre de la connaissance aux autres, et nous avons besoin d’être reconnus comme tels. Cependant, ce processus peut être entravé : pour des raisons arbitraires, nous pouvons être empêchés de contribuer à la production et à la diffusion de la connaissance. Ce sont ces entraves arbitraires que désigne la notion d’injustice liée au savoir. »

S’en suit la prise de parole de Marie-Joe Lebreton qui témoigne de son expérience : « Les injustices liées au savoir sont importantes pour moi parce qu’elles causent des torts. Si on vous répète durant votre enfance que vous ne savez rien, et que vous n’êtes pas intelligente, vous ne croirez jamais que vous êtes capable de faire des études. […] Cela crée de la honte : on n’ose plus parler, on se croit inférieure. La honte empêche d’avancer, d’aller vers les autres ; la honte, c’est affronter le regard les autres. Quand c’est des gens haut placés, je les sens plus forts que moi, eux ils sont toujours crus. Ils sont habitués à être considérés comme compétents, à être écoutés, reconnus. Ils ne sont jamais remis en question, on ne leur coupe pas la parole, on ne leur dit pas qu’ils ont tort. Ils ont une grande confiance en eux dans leur rapport au savoir. […] Parce que j’ai été écoutée, cela m’a permis de prendre conscience du vécu de mon enfance, du chemin parcouru, Je me sens très fière d’avoir dépassé ma peur, d’être sortie de ma timidité, et d’avoir réussi à m’intégrer au groupe et à la recherche. »

Bruno Tardieu ajoute que « l’effet de ces injustices est à la fois une souffrance et une opportunité. C’est ce qui a été appelé la double conscience ou la colonisation de la pensée. Lorsque les injustices liées au savoir s’inscrivent dans le temps long et contribuent à définir l’identité de groupes entiers, elles ont pour effet d’imposer au groupe victime les manières de penser des dominants pour se penser et se raconter : le groupe victime va alors penser le monde et se penser lui-même en utilisant des catégories méprisantes et dépréciatives ».

Le travail de croisement des savoirs entre des militants d’ATD Quart-monde, ayant l’expérience de la pauvreté, comme Marie-Joe Lebreton, des philosophes, comme Marie Garrau, et des praticiens de l’action sociale, comme Bruno Tardieu, permet d’éclairer un des sentiments d’injustice exprimé par le mouvement des « gilets jaunes » : celui de voir « ceux qui ont plus de pouvoir » penser et décider ce qui est vital pour vous.

Dans le public, Marcel Guilhembet, « gilet jaune » de la première heure, confirme ce sentiment : « on a été victimes de préjugés alors que pendant deux ans, on se réunissait deux heures par jour, tous les jours : de l’intelligence collective et des savoirs partagés pour s’interroger sur comment vivre ensemble… Nous avons été consultés, mais pas entendus. L’État concentre les pouvoirs. »

 

Ce que nous disent les doléances de l’articulation du social et de l’écologie

À l’hiver 2018-2019, plus de 16 000 registres ont été mis à disposition des citoyens. En ligne, ce sont près de 2 millions de contributions qui sont recueillies. Conservées aux Archives nationales et dans les Archives départementales, elles sont officiellement publiques. Néanmoins, elles n’ont pas été publiées. À l’appui des cahiers de doléances girondins, Lucile Schmid et Samuel Noguera sont revenus sur la révolte contre l’idée que l’écologie et la démocratie venant d’en haut serait plus pertinente que celle « de la base », à l’occasion de la table-ronde « Gilets jaunes », une alerte écologique et sociale entendue ?.

Pour Lucile Schmid, les contributions sur le site du Grand Débat national démontrent la convergence des préoccupations sociales et écologiques : « « Je vis déjà dans la frugalité parce que je suis pauvre. Le problème, c’est le manque de redistributions des grandes entreprises », peut-on lire. C’est très clairement l’écologie d’en bas qui s’oppose à la prétention écologique d’en haut. » C’est plus que « la révolte des budgets contraints », pour reprendre la formule de Pierre Blavier, c’est d’abord la révolte de Françaises et de Français frappés par les inégalités sociales et l’éco-anxiété, de Françaises et de Français aux mobilités contraintes. C’est la France des lieux de vie choisis qui deviennent subis à cause du détricotage de la maille des services publics de proximité au prétexte d’« économie » ou de « modernisation » qui voit dans certaines dispositions écologiques comme le zéro artificialisation nette (ZAN) ou les zones à faibles émissions (ZFE) de nouvelles mesures punitives et inégalitaires. « L’échelle nationale est une chose, mais la loi ne peut « bien » s’appliquer sans différenciation. La demande, c’est d’être acteur de l’atterrissage, d’être dans l’élaboration territoriale là où on se sent concerné », selon Lucile Schmid, qui ajoute : « si les doléances ont une portée nationale commune, elles ont des illustrations très incarnées localement, territorialisées ».

Cette analyse concorde avec celle de Samuel Noguera qui dépouille les 55 000 contributions et revendications écrites dans les 364 cahiers de doléances auxquels ont pu participer l’ensemble des Girondines et Girondins dont les « gilets jaunes », dans le cadre de sa thèse financée par le département de la Gironde. Ses premières observations confirment la « territorialisation des revendications », notamment en ce qui concerne l’enjeu écologique, particulièrement présent dans le département : « on retrouve une préoccupation quasi unanime concernant « la bétonisation » et « les pesticides » ». Lucile Schmid ajoute d’ailleurs que « la Convention citoyenne pour le climat n’aurait sans doute pas existé sans les « gilets jaunes » ».

Samuel Noguera souligne par la suite que « près de 40% des demandes portent sur le « pouvoir de vivre », avec une notion omniprésente de « dignité », sur les « fins de moi » ou « la juste répartition des fruits du travail » » et « énormément de doléances sur le prix des factures énergétiques et les services publics ». En ruralité, la question du désenclavement et des transports du quotidien est aussi surreprésentée. Samuel Noguera relève aussi la « solidarité intergénérationnelle » fortement marquée, « notamment des retraités vers les jeunes », et ce cinq ans avant la réforme des retraites lors de laquelle une véritable convergence des luttes a été observée. Ceci n’est pas sans lien avec l’héritage du mouvement des « gilets jaunes » qui en a aussi été l’occasion ; même si les syndicats ont souvent été écartés, certains groupes, comme le Collectif de Bassens, ont fait avec alliance avec les mouvements syndicaux.

En guise de conclusion, Samuel Noguera précise que « les questions de souveraineté, de sécurité ou d’immigration sont mineures dans les doléances ». De quoi déconstruire bien des préjugés et mettre en avant la grande diversité des formes, figures et revendications des « gilets jaunes » qui devraient nous amener à dire « les mouvements de « gilets jaunes » », pour reprendre les mots de Lucile Schmid.

 

Fabriquer la démocratie, retrouver la dignité

Le mouvement des « gilets jaunes » a été un levier pour retrouver la capacité à penser et imaginer la démocratie (des outils constitutionnels, des mesures fiscales, économiques, écologiques). Cet « apprentissage en pratique(s) de la politique »11 était au cœur des échanges de la dernière table-ronde de la journée, intitulée « Gilets jaunes », une alerte démocratique entendue ?.

L’occasion pour Marion Paoletti12 et Pierre Robin13 d’évoquer cette « dignité de penser » reconquise, comme l’écrit Roland Gori, qui s’est notamment manifestée après le dernier « acte » : des recherches collaboratives mêlant universitaires et « gilets jaunes », la création d’associations, l’écriture d’une nouvelle Constitution, la réinvention des modalités de représentation et de décision, etc.

À partir de l’enquête (qualitative et quantitative) réalisée par Camille Bedock14 sur les perceptions des « gilets jaunes » (en Gironde) du système politique institutionnel, Marion Paoletti explique que « si le rejet du système politique actuel est un des éléments structurants des discours, il ne se traduit pas par un rejet de la représentation en tant que telle. L’idée de déléguer son pouvoir à des représentants est acceptée sous certaines conditions : la représentation doit être effective (et donc de fait impérative) et les représentants doivent faire preuve d’une volonté de faire émerger la décision de la majorité, voire de rechercher de l’unanimité et du consensus autour des décisions politiques ».

Poursuivant dans ce sens, Pierre Robin souligne que « l’exigence démocratique a été au cœur du mouvement des « gilets jaunes » ». Loin d’être le fruit d’un désir de pouvoir autoritaire ou d’un anti-républicanisme, la contestation naît d’abord du sentiment « d’être rejetés, exclus de la vie sociale et politique », ce qui « a débouché sur la volonté de rendre aux citoyens et aux « gens du peuple » la possibilité d’intervenir efficacement dans la vie publique, de faire entendre leur voix et de peser sur les décisions qui concernent notre existence et notre avenir », selon l’historien.

Le référendum d’initiative citoyenne (RIC) a été l’outil porté par les « gilets jaunes » pour peser dans le débat démocratique qui a été le plus médiatisé. « Selon les « gilets jaunes », une modification d’un article de la Constitution, l’article 89, en ajoutant simplement le mot « citoyen » permettrait au peuple de participer réellement en étant régulièrement consulté, aux grands engagements législatifs qui peuvent modifier l’existence de tous », estime Pierre Robin. Marion Paoletti apprécie quant à elle « l’unification du mouvement des « gilets jaunes » derrière la revendication élargie d’un RIC » non « comme une demande de démocratie directe permanente » mais une illustration « du clivage élite/peuple et la défiance populaire à l’égard des représentants politiques ».

Face au « blocage des institutions politiques décalées par rapport aux transformations profondes des comportements politiques » et à un réformisme institutionnel qui « donne le change plus qu’il ne change la donne », selon l’expression de Cécile Blatrix, la demande de RIC s’est élargie et résumée par l’acronyme CARL : constituant, abrogatif, révocatoire et législatif, « pour augmenter les capacités délibératives des référendums et pallier un certain nombre des faiblesses de l’outil au regard des idéaux démocratiques », selon Marion Paoletti.

Au-delà des concepts et outils législatifs, c’est aussi dans l’organisation du mouvement que l’on peut percevoir l’alerte démocratique mais aussi des solutions pour y remédier. « Ils voulaient éviter de reproduire les schémas et les modèles de vie interne des partis traditionnels : en refusant les leaders autoproclamés, les « chefs » et les dirigeants, en limitant les tentatives de prises de « pouvoir » interne au groupe et en organisant les prises de parole pour éviter qu’elles soient accaparées et confisquées par certains, en écoutant et en respectant les interventions des « autres », en favorisant la parité et la parole des femmes dans les discussions, en votant quand cela devenait nécessaire. »

Enfin, Marion Paoletti a mis en perspective la préoccupation des « gilets jaunes » de « rendre compatible la demande de RIC avec les conceptions plus générales du système institutionnel démocratique », avec des exemples internationaux comme les Citizen’s Initiative Reviews, dans l’État de l’Oregon, qui en démontrent la possibilité. Pierre Robin va plus loin en indiquant que « l’adoption d’une telle modification constitutionnelle, qui introduirait un élément important de « démocratie participative », remettrait fondamentalement en cause les dérives et les verrouillages antidémocratiques d’une constitution, celle de 1958, taillée sur mesure à l’époque pour les épaules d’un homme dit providentiel et pour l’instauration d’un pouvoir « personnel » qui a toutes les facilités légalisées pour s’émanciper du contrôle populaire et de l’existence de contre-pouvoirs partidaires ou institutionnels ».

Les deux intervenants s’accordent ainsi pour conclure sur le fait que la défiance est d’abord celle des représentants à l’égard des citoyens, maintenus dans une position infantile par les dispositions de la Ve République, ce qui n’est pas sans faire écho à la phrase d’une « gilet jaune » lancée dans la matinée depuis la salle : « On nous demande de participer, mais nous voulons décider ! ».

 

Un rôle artistique et social : incarner les doléances sur scène

« Le projet de la compagnie Jusqu’à l’Aube est de créer un spectacle sur les cahiers citoyens girondins (ou cahiers de doléances) de 2019. Ce projet de création est une tentative de mettre en lumière la brutalité de notre monde, en retraçant l’histoire d’individus qui ont choisi de s’exprimer dans les cahiers de doléances. « Raconter la violence de notre société politique » : voilà l’objectif premier.
C’est Sébastien Laurier, auteur bordelais, qui écrira cette fiction théâtrale au plus près du réel. Pour nourrir sa réflexion, il part à la rencontre des personnes qui ont écrit dans les cahiers citoyens pour brosser leur portrait : qui sont ces individus ? Pourquoi ont-ils écrit ? Quels sont les rouages de ce processus politique éphémère ? Que révèle-t-il de notre rapport à la démocratie ?
Les artistes cherchent à mettre en lumière la brutalité de ce mécanisme politique qui a confisqué la parole aux citoyens. Ils souhaitent décortiquer une colère légitime, une indignation profonde, et poser la question de la dignité humaine dans un monde qui, trop souvent, l’oublie.
Avec ce spectacle, la troupe plongera le public dans le quotidien de ces personnes pour donner vie à leurs colères et leurs espoirs. Les histoires se croiseront et les récits s’entrelaceront pour dessiner une fresque de notre société contemporaine. »
Nicolas Dubreuil, metteur en scène de la compagnie Jusqu’à l’Aube

Conclusion

En guise de synthèse, la journée se clôt avec une lecture théâtralisée d’extraits de cahiers de doléances girondins : « Rendre prioritaires les aides sociales pour nos SDF, handicapés, personnes âgées, tous citoyens français dans la précarité. Programmes d’aides pour les jeunes : bourses d’études et aides au premier emploi» ; « Avis à la population ! Les moutons noirs en ont ras-le-pompon : de la vie chère, carburant, nourriture, santé, bien-être… », peut-on entendre à pleine voix aux quatre coins de la salle disposée en rond-point.

Des mots qui font résonner les principales revendications des « gilets jaunes » : la justice sociale, la participation démocratique et la transition écologique. Ces trois thèmes sont désormais au cœur du débat public, faute d’avoir trouvé une réponse dans les décisions gouvernementales des cinq dernières années. Les « gilets jaunes » ont-ils été des lanceurs d’alerte ? Sans doute. Pourtant, plutôt que d’écouter ces exigences qui sont aujourd’hui celles de la majorité des Françaises et des Français, l’instauration d’une gouvernance par le 49-3, la négation de la mobilisation contre la réforme des retraites, et plus largement de l’importance des mouvements sociaux, n’ont fait que nourrir la défiance et le sentiment d’un dédain structurel.

Une des grandes leçons du mouvement des « gilets jaunes », et peut-être la plus importante pour les années à venir, est sans doute que les sommes colossales, les propos incantatoires autour de la participation citoyenne15 et les politiques « à la découpe » ne font pas un projet de société et encore moins une démocratie.

Loan Diaz, 
Fondation Jean Jaurès

 


Publié avec l’aimable autorisation de la Fondation Jean Jaurès
  1. Jusqu’à l’Aube est une compagnie de théâtre implantée à Bordeaux. La troupe assume un théâtre documenté, qui mêle le politique, l’historique et l’intime. L’équipe plonge au cœur de la démocratie en action, pour explorer les rouages de cette machine politique écrasante. Nicolas Dubreuil, metteur en scène de la compagnie, présente leur projet de spectacle sur les cahiers citoyens girondins (ou cahiers de doléances) de 2019 comme une tentative de mettre en lumière la brutalité de notre monde, en retraçant l’histoire d’individus qui ont choisi de s’exprimer dans les cahiers de doléances pour décortiquer une colère légitime, une indignation profonde, et poser la question de la dignité humaine dans un monde qui, trop souvent, l’oublie.
  2. Magali Della Sudda est politiste et socio-historienne, chargée de recherche au CNRS, membre du Centre Émile-Durkheim, spécialiste des questions de citoyenneté, de genre et de religion en France et en Italie. Elle coordonne depuis 2020 le projet « Gilets Jaunes : approches pluridisciplinaires des mobilisations et politisations populaires ».
  3. Bruno Cautrès est chercheur CNRS et a rejoint le Cevipof en janvier 2006. Ses recherches portent sur l’analyse des comportements et des attitudes politiques.
  4. Éric Charmes est directeur de recherche à l’ENTPE (Vaulx-en-Velin). Il est spécialisé dans les études urbaines, l’urbanisme et l’aménagement. Il est membre du laboratoire « Recherches interdisciplinaires Ville-Espace-Société » (RIVES, Université de Lyon, UMR CNRS 5600).
  5. Ludivine Préneron est communicante politique. Elle est l’autrice d’un mémoire de recherche sur l’analyse et la chronologie des « représentations médiatiques des Gilets jaunes sur BFMTV d’octobre 2018 à janvier 2019 ». Ce travail va être publié dans un ouvrage qui sortira en janvier : Quentin Ravelli, Johanna Siméant-Germanos, Loïc Bonin et Pauline Liochon (dir.), Les Gilets jaunes, une révolte inclassable, Paris, Presses de l’ENS, à paraître en janvier 2024. Voir aussi le mémoire présenté lors de la journée « Gilets Jaunes : cinq ans après » et co-dirigé par Serge Paugam et Quentin Ravelli, au sein de la mention Études politiques de l’EHESS, qui étudie plus spécifiquement les représentations médiatiques des « gilets jaunes » sur BFMTV d’octobre à décembre 2018.
  6. Pierre Blavier, Gilets jaunes, la révolte des budgets contraints, Paris, PUF, 2021.
  7. Marie Garrau est maîtresse de conférences en philosophie sociale et politique à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne et membre de l’Institut des sciences juridiques et philosophiques de la Sorbonne. Ses recherches actuelles portent sur les conceptions contemporaines de l’autonomie, du pouvoir et de la domination.
  8. Marie-Joe Lebreton est militante d’ATD Quart-monde et co-auteure de l’ouvrage Pour une nouvelle philosophie sociale, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2023.
  9. Bruno Tardieu est un militant, universitaire, délégué national d’ATD Quart-monde pour la France de 2006 à 2014. Il partage depuis plus de trente ans la vie et les combats humains et politiques de quartiers très défavorisés en France et aux États-Unis.
  10. Ces injustices sont notamment évoquées dans un ouvrage récemment paru aux éditions du Bord de l’eau : Pour une nouvelle philosophie sociale, coordonné par deux philosophes, David Jousset et Fred Poché, et deux volontaires permanents d’ATD Quart-monde à la longue expérience de terrain, François Jomini et Bruno Tardieu.
  11. Référence au titre de l’article coécrit par Magali Della Sudda paru dans la revue Politix en accès sur le portail Cairn : Zakaria Bendali et al., « Le mouvement des Gilets jaunes : un apprentissage en pratique(s) de la politique ? », Politix, vol. 128, n°4, 2019, pp. 143-177.
  12. Marion Paoletti est professeure de science politique à l’université de Bordeaux. Elle a travaillé sur les référendums, notamment locaux, et le blocage particulier de l’initiative populaire en France comparée à d’autres démocraties. Cf. Laurence Morel et Marion Paoletti, « Introduction. Référendums, délibération, démocratie », Participations, 20, 2018, pp. 7-28.
  13. Pierre Robin est historien, auteur d’études et d’ouvrages sur l’histoire sociale. Récemment, il a co-dirigé l’ouvrage De la valse des ronds-points aux cahiers de la colère, Bordeaux, Rébellio, 2023.
  14. Camille Bedock et al., « Au-delà de la démocratie représentative ? Visions du système politique et réformes institutionnelles dans le mouvement des Gilets jaunes », XVe Congrès de l’Association française de science politique (AFSP), Sciences Po Bordeaux, juillet 2019.
  15. Dans son discours du 10 décembre 2018, le président de la République présentait les 10 milliards d’euros de mesures et ce qui deviendra le Grand Débat national comme la voie royale pour apaiser la tension sociale et « faire de cette colère une chance ».