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La méthode est classique : il s’agit de constituer et d’exploiter un corpus, c’est-à-dire un ensemble de textes établi systématiquement à partir de critères déterminés. Trois corpus en l’occurrence : un pour la presse écrite, un autre pour la radio et un dernier pour la télévision. Pour la presse écrite, c’est devenu assez facile, car il existe des bases de données spécialisées donnant accès au contenu des principaux titres. On peut donc constituer des corpus à partir de mots-clés, comme «
délinquance écologique »,
« crimes environnementaux » ou «
écocriminalité ». Il y a évidemment des limites, notamment l’accès réduit à certains supports dominés dans le – et situés à gauche du – champ journalistique, alors même qu’ils sont en général en pointe sur le sujet. Tout dépend évidemment de la zone du champ que l’on cherche à couvrir. Pour la radio et la télévision, on bénéficie des fonds (le « dépôt légal ») de l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Outre le
catalogue en ligne, qui offre déjà la possibilité de travailler de l’extérieur, les antennes régionales de l’INA proposent des outils permettant d’aller plus loin, en commençant par l’écoute ou le visionnage des programmes concernés.
On peut alors effectuer une analyse, statistique ou plus « littéraire », de ces corpus. C’est-à-dire étudier à la fois la couverture médiatique (qui en parle et quand, pour le dire vite) et le traitement médiatique (comment on en parle quand on en parle), d’un point de vue quantitatif et/ou qualitatif. Il n’y a pas de représentation graphique dans le livre, sous forme d’histogrammes ou de courbes, parce que ce n’est pas l’esprit de la collection dans laquelle il est publié, mais évidemment ça s’y prête très bien pour donner à voir des fréquences ou des tendances.
Une imputation de responsabilité est-elle ou non décelable
Dans le cadre d’une analyse plus fouillée, on peut interroger les corpus à partir des questions que l’on se pose, en leur appliquant une grille d’interprétation composée à partir de variables. Par exemple : tel ou tel article ou programme porte-t-il sur un cas français ou étranger ? L’accent est-il mis sur les causes ou sur les conséquences ? Une imputation de responsabilité est-elle ou non décelable et, si oui, quel type d’acteur est visé : un individu, un groupe informel, une entreprise, etc. ? Le mot «
capitalisme » (ou «
anthropocène », ou autre) y figure-t-il au moins une fois ? Ce ne sont là que des exemples, parmi de nombreuses possibilités. C’est par exemple ce qu’avait fait il y a déjà 10 ans une
équipe réunie par Jean-Baptiste Comby et Vincent Romanet concernant le « changement climatique ». En toute rigueur, ce travail reste à faire dans le cas qui nous occupe ; ce sera l’étape d’après !
Pour l’heure, quel bilan tires-tu ? Tu fais état non seulement de la rareté, mais aussi de la récence du traitement médiatique sur le sujet…
Une très faible visibilité du thème de la délinquance ou de la criminalité environnementale
C’est en effet ce qui apparaît en première approche. D’une part, la très faible visibilité du thème de la délinquance ou de la criminalité environnementale
en tant que tel, c’est-à-dire formulé dans ces termes et pas seulement dans ceux, moins stigmatisants, de l’atteinte, du dommage, etc. Et d’autre part le caractère très récent de son apparition si l’on se donne un minimum de profondeur historique. On repère alors des tentatives sans lendemain, comme celles de Roger Cans, journaliste au
Monde, qui en 1991 emploie les expressions «
crimes écologiques » et «
délit écologique » dans le titre de deux articles distincts (l’un au sujet de la guerre, l’autre à propos de la répression judiciaire des atteintes à l’environnement). Non seulement cet usage ne fait pas tache d’huile, mais ces locutions sont quasiment absentes de la circulation médiatique pendant les années 1990, tous titres de presse confondus.
On peut se dire que ce constat n’est pas en soi une grande surprise : s’il y avait eu un battage médiatique autour de la « délinquance écologique » ou de la « criminalité environnementale », exprimée ainsi, on s’en souviendrait… Et puis, cela reflète un problème plus général dans la médiatisation des questions environnementales, dont Acrimed s’est régulièrement fait l’écho. Ceci dit, ce n’est pas si intuitif que ça et on peut même insister sur l’étonnement que cela pourrait ou devrait susciter. Compte tenu de la montée en puissance des préoccupations environnementales, même trop faible au vu de la gravité des enjeux, on pourrait s’attendre à un recours de plus en plus fréquent à de telles expressions, fût-ce de façon plus ou moins discrète ou modeste. D’autant que, sur le papier au moins, elles ne paraissent pas dénuées de « valeur journalistique ». Or, tout compte fait, c’est très peu le cas.
Les atteintes à l’environnement sont rarement qualifiées médiatiquement comme des crimes ou des délits
Bien sûr, cela ne veut pas dire que le thème lui-même est absent du paysage médiatique. Au cours des années 2010, on le voit bien émerger, d’abord sous l’expression «
préjudice écologique », puis sous le terme d’«
écocide », indéniablement frappant. Mais outre le caractère tardif d’une telle émergence, il est intéressant de noter que, contrairement à des expressions comme «
cybercriminalité » ou «
délinquance sexuelle », devenues courantes, les atteintes à l’environnement sont rarement qualifiées médiatiquement comme des crimes ou des délits, comme de la criminalité ou de la délinquance, y compris dans des cas où leur légalité est douteuse ou pourrait être questionnée. Des termes qui,
a contrario, sont volontiers employés à propos de transgressions qui, en comparaison, peuvent être jugées moins sérieuses, certaines atteintes aux biens ou à la propriété par exemple.
À cet égard, quand des médias parlent des atteintes à l’environnement, tu observes une « réticence journalistique à utiliser une catégorie telle que criminalité environnementale ». Quels sont les cadrages qui lui sont préférés ?
On peut schématiquement en distinguer trois, même s’ils ne sont pas exclusifs. Un cadrage général, en termes de dommages, d’atteintes, de nuisances, etc. Un autre en termes d’accident, qui pousse à évacuer toute imputation de responsabilité ou à minimiser le caractère prévisible voire la dimension structurelle d’un événement, qui perd son caractère isolé si on le replace dans une série. Et dans les cas considérés comme les plus graves, un dernier en termes de catastrophe ou de désastre. A priori, ces cadrages ne sont pas incompatibles avec une formulation en termes de délinquance ou de criminalité, mais, de fait, ils tendent à l’écarter ou à la recouvrir.
Les termes « infraction » et plus encore « contentieux », peuvent désigner des faits graves, mais charrient un effet de neutralisation
Parler de drame, de dégât ou de tort fait à la nature, ce n’est certes pas rien, mais ça n’a pas la même connotation et ça ne véhicule pas les mêmes représentations qu’une formulation en termes de délinquance ou de criminalité. C’est la même chose pour des termes propres au langage juridique, comme « infraction » et plus encore « contentieux », qui peuvent désigner des faits graves, mais qui charrient un effet de neutralisation. L’idée, banale, mais cruciale, c’est que les mots font aussi les choses et qu’en conséquence, désigner une atteinte à l’environnement comme relevant ou non de la « délinquance » ou de la « criminalité », la qualifier ou non comme telle, ce n’est pas anodin. Et ça l’est d’autant moins qu’ensuite, la qualification appelle la quantification (combien de délits et de crimes, dans quels domaines, punis, comment, etc.), avec tous les effets de validation suscités par la production de chiffres.
Ce qui soulève aussi le problème de la légalité et de l’illégalité, de ce qui est licite ou non…
La qualification médiatique tend alors à conforter la qualification juridique ou judiciaire
Oui, l’un des points importants, c’est de montrer que d’une manière générale les représentations médiatiques pâtissent d’un certain légalisme. C’est-à-dire qu’elles collent aux règles établies ou qu’elles s’y fient sans en questionner l’origine (les rapports de force dont elles dérivent) ou le sens (les principes sur lesquels elles reposent). Les normes juridiques, ça ne vient pas de nulle part et ça n’exprime pas magiquement un improbable « intérêt général »… Bien sûr, la place manque généralement aux journalistes pour se livrer à un tel exercice critique. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il est tout de même possible de le suggérer en peu de mots, or c’est (très) rarement fait. La qualification médiatique tend alors à conforter la qualification juridique ou judiciaire, et plus largement le discours officiel ou dominant, alors qu’elle pourrait marquer un écart, adopter un point de vue différent.
Une trilogie « Conquérir, exploiter, mentir »
On peut s’en rendre compte par contraste, grâce à des contre-exemples récents. Je pense tout particulièrement au
livre de Mickaël Correia Criminels climatiques, qui porte sur les multinationales du capitalisme fossile. La qualification de « criminel climatique », qui ne figure pas seulement sur la couverture, mais se retrouve dans le livre, n’a (encore) rien d’officiel. Elle s’appuie sur une
suggestion de Christophe Bonneuil autour de l’idée de « crime climatique », sur la base d’une analogie avec (la qualification de) l’esclavage. Au vu des descriptions qui suivent, le livre, éloquemment construit autour d’une trilogie « Conquérir, exploiter, mentir », n’a aucun mal à justifier la pertinence de cet usage. À moins d’être un ardent défenseur du secteur fossile, on ne se dit pas : non, vraiment, il exagère…
Ce n’est pas un cas isolé. Le récent appel de Politis intitulé « Votre inaction est un crime ! » en est une bonne illustration. Il s’agit bien de proposer une désignation de substitution par rapport à la qualification juridique ou officielle. Mais pour l’instant, ça reste l’exception qui confirme la règle.
[1] Note de la réaction. Récense : qui est récent, caractère récent d’une chose.