Noir créole affranchi, chef militaire autodidacte devenu général en chef[1], souvent victorieux, d’une armée d’esclaves révoltés, François-Dominique Toussaint, dit « Breda », puis « Louverture », s’est, en moins d’une décennie, mais de façon éphémère, élevé à la tête de Saint-Domingue. Il est vu aujourd’hui non seulement comme l’un des principaux héros de l’indépendance d’Haïti, mais comme une personnification de l’universalité des valeurs de la Révolution française et plus comme l’une des grandes figures de la lutte anticolonialiste et abolitionniste et de l’émancipation des Noirs.
Interrogations
Divers historiens ont tenté de s’éloigner de ces visions parfois quelque peu hagiographiques et se sont interrogés, sur base de faits avérés, sur les motivations et les engagements réels de Toussaint Louverture. Ils réfutent notamment la rumeur d’une naissance africaine de Toussaint[2] et constatent qu’il a bénéficié d’un statut relativement favorable. Esclave sur la plantation (habitation) de Breda, dans le Nord de l’île[3], il y était toutefois domestique, cocher, et y bénéficia d’une liberté de mouvements (« liberté de savane ») avant même son affranchissement[4]. Une fois affranchi, on le retrouve en 1779 à la tête d’une habitation produisant du café et comptant 13 esclaves.
C’est sur la base de cette situation relativement confortable que certains historiens s’interrogent sur les convictions de Toussaint vis-à-vis de la Révolution française et du soulèvement de 1791 : d’aucuns, aussi, mettent en doute son engagement initial dans la révolte de 1791 dans le Nord. D’autres, s’ils admettent cet engagement précoce, le décrivent même comme relevant d’une action de « provocation » en faveur des royalistes ! M. Covo concède d’ailleurs que les abolitionnistes attribuaient la brutalité du soulèvement aux manigances des royalistes[5]. Ceux-ci auraient soutenu, voire suscité, l’insurrection afin d’effrayer les partisans d’une autonomie de l’île et de les convaincre de rester sous la protection de la France. Rappelons ici que les insurgés de 1791 montraient effectivement des sympathies pour le roi de France et la monarchie[6]. Dès le début, ils proclamèrent leur loyauté au roi et à la religion[7]. Biassou se serait proclamé « vice-roi » en attendant la libération de Louis XVI et, après l’exécution du roi, lui et ses compagnons déclarèrent allégeance au roi d’Espagne, Charles IV… Et l’on verra qu’il en fut de même pour Toussaint Louverture à l’époque où il servait l’Espagne. D’aucuns soulignent que, même lorsque son autorité prédominera à l’Ouest, il réintroduira de nombreux « symboles » de l’Ancien Régime. Enfin, nombre de « successeurs » de Louverture (voir leurs « portraits » ci-dessous) ne cacheront pas leur fascination pour le régime monarchique…
POUR lance un “Dossier décolonisation” au sein duquel nous analyserons, durant plusieurs mois, le fonctionnement de nos sociétés occidentales sous le prisme décolonial. Chaque mercredi, nous vous proposerons un nouvel article ou vidéo qui participera à approfondir ce sujet plus que jamais d’actualité.
[1] Toussaint est nommé de général de brigade par la Convention (juillet 1795) – Lavaux le nomme lieutenant-général en mars 1796 – Toussaint est nommé général de division par le Directoire (août 1796). [2] La rumeur répandue notamment après son arrestation, selon laquelle, il était fils d’un roi béninois fut également utilisée pour l’accabler par des républicains français misant sur le fait que la monarchie était désormais honnie en France. Son emploi comme cocher réfuterait cette naissance en Afrique, seuls les créoles étant admis à cette fonction. [3] Il prendra d’ailleurs le nom de son habitation comme patronyme. [4] Avéré en 1779, mais peut être antérieur. [5]L’Histoire, n° 415, septembre 2015. [6] Une rumeur circulait selon laquelle le roi Louis XVI avait octroyé aux esclaves un jour de repos hebdomadaire supplémentaire et avait aboli l’usage du fouet, mais que les autorités coloniales refusaient de mettre ces décrets en application, aurait été à l’origine de la cérémonie de Bois-Caïman. [7] Sous la direction de Jean-Clément Martin, Dictionnaire de la Contre-Révolution, Jeremy D. Popkin, « Colonies françaises », éd. Perrin, 2011, p.185. [8] Jacques de Cauna, Toussaint Louverture et l’indépendance d’Haïti : témoignages pour un bicentenaire, Karthala, 2004. [9] Bernard Gainot, « Les politiques du massacre dans la Révolution d’Haïti », in La Révolution française. Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française, 8 janvier 2011. [10]Louverture signifiant aussi « brèche », le surnom renvoyant à la capacité de Breda-Louverture à percer les lignes ennemies. [11] La faction parlementaire dite des Montagnards tire vraisemblablement son nom du fait que ses députés à l’Assemblée législative siégeaient sur les bancs les plus hauts. D’où le nom des autres factions : Le Marais (les « centristes ») puis La Plaine (la droite). Représentant la gauche de l’Assemblée, hostiles à la monarchie, les Montagnards prônèrent l’exécution de Louis XVI puis, face aux invasions extérieures, mirent en place la Terreur. En février 1794, ils votèrent l’abolition de l’esclavage et accueillirent dans leurs rangs les trois nouveaux députés de Saint-Domingue : Louis-Pierre Dufay, Jean-Baptiste Mills et Jean-Baptiste Bellay. [12] V. Saint-Louis, art. cit, p.162. [13] V. Saint-Louis, art. cit, p.157. [14] Art. cit., in L’Histoire, n° 415, septembre 2015. [15] V. Saint-Louis, art. cit., p162. [16] Lamour Desrances, capturé comme esclave en en Afrique, puis marron à Saint-Domingue, sema la terreur à la tête d’un groupe rebelle dans la plaine de l’Arcahaie (entre Port-au-Prince et Saint-Marc. En 1801, il s’opposera à Toussaint Louverture, lorsque celui-ci condamna les massacres de colons blancs. Recruté par Rochambeau, il fut l’un des rares noirs de l’armée de Rigaud dans la Guerre des couteaux. Après la défaite et l’exil de ce dernier, il fut traqué par les troupes de Louverture et de Dessalines et ses troupes dispersées en novembre 1802. Peu après, il fut intégré dans les forces de Leclerc et contribua à la défaite de Dessalines. En 1803, il refusa de reconnaître celui-ci en tant que général en chef des troupes de l’armée indigène, se proclamant général en chef de l’Ouest et du Sud, ce qui lui valut le ralliement d’officiers de Rigaud hostiles à Dessalines depuis la Guerre des couteaux. Ce refus s’incarna dans l’adoption, contrairement à Toussaint, qui restait fidèle au drapeau tricolore et à Dessalines, qui opta pour un drapeau bicolore rouge/bleu, du drapeau noir et rouge. Dessalines envoya alors le général Nicolas Greffard à Jacmel mâter les derniers partisans de Lamour Desrances à Jacmel. [17] Il se conformait ce faisant à la loi du 16 Prairial an II-4 juin 1794, censée favoriser l’intégration linguistique des colonies. L’abbé Grégoire y avait inséré « l’émancipation linguistique » des colonisés, conformément à son Rapport sur l’anéantissement des patois. [18] Une décision, conjoncturelle, visant à ce que le trafic américain entre la Floride et Haïti ne mécontente pas l’Espagne, dont il espérait acquérir la Floride. [19] Saint-Louis, art. cit., p.171. [20] Au fort de Joux, à quelques cellules de distance de celle de Toussaint Louverture, dont il ignorait toutefois la présence. [21] En 1821, sous l’administration Monroe, l’American Colonization Society obtint en Afrique de l’Ouest un territoire à l’embouchure du fleuve Saint-Paul, où elle installa l’année suivante un premier contingent d’esclaves afro-américains affranchis. Le site fut nommé Monrovia en l’honneur du président américain. En 1847, ces immigrants – ils seront quelque 22.000 à la fin du XIXe siècle, formant 3% de la population totale – proclameront l’indépendance de la République du Liberia, dont la constitution… excluait les indigènes, quelque 1,5 millions d’âmes à l’époque, de la citoyenneté[21] via le suffrage censitaire. Plus, ces indigènes firent l’objet d’une traite avec l’île portugaise de Fernando Poo… Les ex-immigrants afro-américains et leur descendance, les libero-américains (surnommés Congos !), conserveront le pouvoir jusqu’en 1980.
By Paul Delmotte
Professeur de Politique internationale, d'Histoire contemporaine et titulaire d'un cours sur le Monde arabe à l'IHECS, animé un séminaire sur le conflit israélo-palestinien à l'ULB. Retraité en 2014.
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