« Aujourd’hui Rachid, demain la fin du marché ! » Selon cette pancarte aperçue place du Jeu de Balle, accepter l’exclusion de cet échoppier ne reviendrait pas seulement à perdre une figure importante du Vieux Marché, mais créerait aussi un dangereux précédent.
Depuis près de 40 ans, il était là chaque jour — et avant lui, son père faisait de même. Rachid est une institution du Vieux Marché. Il y vend à peu près tout, souvent le contenu de maisons entières, et attire une clientèle nombreuse et fidèle.
Mais depuis le 13 octobre, Rachid n’est plus là. Ce jour-là, la Ville de Bruxelles lui a signifié, avec effet immédiat, « l’interdiction de participer au marché du Jeu de Balle ». Le Collège l’accuse d’« enfreindre plusieurs dispositions du Règlement général de police », sans autre précision.
Sur le marché, c’est l’émoi. Des affichettes apparaissent sur les poteaux. Dans un cahier, les témoignages de soutien s’accumulent : on loue la gentillesse de Rachid, sa bonne humeur, ses attentions pour chacun, ses prix accessibles, son rôle dans l’économie circulaire et la vie sociale du quartier.
Quel délit a-t-il bien pu commettre pour mériter une telle sanction ? Entre les étals et les commerces alentour, les rumeurs foisonnent. Chineurs, antiquaires, placeurs, policiers : chacun a sa théorie. Pour certains, la camionnette de Rachid est en cause : elle aurait plusieurs fois quitté la place avec un peu de retard sur l’heure autorisée, ses allers-retours incommoderaient certains riverains, et, un jour, son stationnement aurait même empêché un corbillard de se garer devant l’église. D’autres assurent que le stand de Rachid, avec ses caisses au sol, fouillées par les chineurs et parfois débordantes, incarnerait précisément ce qu’une partie de l’administration et des élus veut faire disparaître du Vieux Marché : le brol et les bons prix.
Une rumeur revient néanmoins avec insistance… Rachid transporte également une partie de sa marchandise à la main, poussant une charrette depuis une maison familiale située à deux pas. Il y a quelques mois, un voisin aurait envoyé au Service Propreté une photo de caisses déposées devant cette maison, y voyant un dépôt clandestin. Ledit service aurait constaté qu’il s’agissait d’un banal déplacement de stock comme il y en a chaque jour, mais cette dénonciation aurait malgré tout mené à l’exclusion du marchand.
Pour en avoir le cœur net, nous avons interrogé la Ville. Le cabinet de l’échevin du Commerce Didier Wauters, arguant de « raisons de confidentialité », n’a pas souhaité communiquer les motifs de la décision. Il a seulement souligné qu’il « veille au strict respect du règlement des marchés » — ce qui n’éclaire pas notre lanterne, puisque c’est le règlement… de police que la Ville a invoqué dans son courrier du 13 octobre.
Alors, nous avons cherché Rachid. Nous l’avons trouvé dans les Marolles, où il habite toujours — bien qu’il cherche désormais à gagner sa vie sur des brocantes hebdomadaires en Wallonie. Passer une demi-heure à ses côtés, sur ce Vieux Marché qu’il espère tant réintégrer, a de quoi fendre le cœur : toutes les cinq minutes, quelqu’un vient le saluer, lui demander quand il revient, lui dire que le marché n’est plus le même sans lui… « Tu nous manques », glisse une dame en lui serrant l’épaule.
Lorsqu’on lui demande s’il a reçu un avertissement ou une mise en demeure, Rachid répond par la négative. Il assure ne pas comprendre les raisons de l’interdiction qui lui a été signifiée en octobre.
Mais dans les faits, la Ville l’avait déjà placé sur un siège éjectable dès 2023, en le privant de son abonnement annuel sur le marché. Accusé d’un retard de paiement qu’il conteste encore aujourd’hui, il était ainsi devenu « marchand volant ». Depuis lors, il payait son emplacement à la journée, avec pour conséquences de ne plus disposer d’une place réservée, de doubler ses frais d’emplacement et de réduire la taille autorisée de son stand.
Son éviction est-elle le signe d’une gestion arbitraire ou de velléités d’aseptiser le marché ? Cela n’aurait rien d’étonnant : dans le passé, les autorités ont déjà exprimé leur souhait de faire disparaître les caisses en carton ou de forcer les marchands à trier les arrivages de vide-greniers avant de les déballer.
Difficile toutefois d’affirmer quoi que ce soit, tant la décision de la Ville est entourée d’opacité. On terminera donc cet article comme on l’a commencé : au conditionnel. Car au moment d’écrire ces lignes, des rumeurs — encore elles — suggèrent que la Ville pourrait finalement autoriser Rachid à réintégrer le marché. C’est bien le moins qu’on puisse souhaiter…
Gwenaël Breës
