Narco-capitalisme (1/6): Là où tout commença…

Narco-capitalisme  – 1/6

De Marseille au Mexique en passant par le Colorado ou le port d’Anvers, les territoires impactés par le commerce de drogue sont toujours plus nombreux. Faire la géohistoire du narcotrafic, c’est avant tout comprendre notre monde interconnecté et les impacts concrets du capitalisme globalisé sur les populations et les territoires. (Renaud Duterme)

Le trafic de drogue[1]. Un sujet majeur aux conséquences de plus en plus palpables sur le fonctionnement de nos sociétés. Non seulement du point de vue des consommateurs mais aussi dans la montée de la criminalité liée aux stupéfiants. Au-delà des images faisant la une des journaux au gré d’évènements spectaculaires (fusillades, opérations policières de grande envergure, évasion d’un baron de la drogue, saisies importantes, etc.), il importe de considérer ses dimensions historique et géographique.

Le Lotus bleu, Hergé, 1946

Et pour cause, comme de nombreux produits de consommation courante, la plupart des drogues s’inscrivent dans une longue histoire et portent en elles une dimension mondiale. Elles dépendent de chaînes d’approvisionnement longues et complexes, de la production à la consommation en passant par le transport et la distribution. Cette mondialisation des drogues n’avait rien d’inéluctable et trouve ses origines dans la montée en puissance d’un capitalisme globalisé marchandisant tout ce qui peut l’être. Avec à la clé une transformation profonde de nombreux territoires au gré de variables géographiques favorisant la production, le transit ou la consommation.

 

Stupéfiants coloniaux

Le commerce de stupéfiants émerge avec la mondialisation des échanges, laquelle est largement le fruit de politiques coloniales. Après une relative aversion pour la coca au début des conquêtes espagnoles (la plante faisant partie de l’identité andine depuis des siècles), la production fut encouragée par le colonisateur espagnol lorsqu’il s’aperçut qu’elle stimulait le travail des paysans et des mineurs, en particulier dans les territoires qui allaient devenir la Bolivie et le Pérou[2]. Une fois l’alcaloïde de la plante, la cocaïne, isolé, c’est le secteur pharmaceutique qui va doper la demande, encourageant la production de feuilles de coca dans ces deux pays mais également en Indonésie et à Taïwan sous l’influence des colons hollandais et japonais[3].

Dans d’autres régions, la production de drogue obéira in fine aux mêmes considérations que d’autres produits agricoles, à savoir l’imposition de plantations principalement destinées aux marchés d’exportation et enrichissant donc la puissance colonisatrice.

Au sein de l’Inde britannique, la production d’opium alla jusqu’à constituer près du tiers des revenus d’exportation de la colonie. L’essentiel de ces exportations se faisaient à destination de la Chine, laquelle, voulant interdire le stupéfiant sur son territoire, se verra imposer l’ouverture de ses ports aux marchandises britanniques à l’issue de deux guerres dites de l’opium (1839-1860). Le chercheur en relations internationales Ali Laïdi résume [4]:

«pour conquérir des marchés, un pays « civilisé », la Grande-Bretagne, n’hésite pas à faire parler le canon pour obliger un pays « barbare », la Chine, à laisser entrer sur son territoire de la drogue. Drogue pourtant interdite et condamnée sur le territoire de la Grande-Bretagne et également interdite en Chine par un édit impérial de 1729. Pourquoi alors une telle contradiction de la part des Anglais? Pour rétablir la balance commerciale du pays avec la Chine. Car les Chinois vendent aux anglais plus de marchandises qu’ils n’en achètent. Grâce à l’opium, les Anglais veulent forcer le marché chinois à s’ouvrir plus largement à leur commerce. Mais les Chinois n’en veulent pas. Alors Londres décide de recourir à la violence».

Ces guerres vont contribuer à l’avènement d’une toxicomanie de masse (en Chine mais également au sein de la diaspora chinoise) dont la puissance britannique, mais aussi française, sera la grande bénéficiaire.

Car la France n’est pas en reste, les revenus de l’opium indochinois représentant à la fin du 19e siècle aux alentours de 25% de son budget colonial[5]. Et comme pour l’opium produit en Inde, la production française se fait surtout à destination de la Chine, notamment via l’enclave de Fort Bayard (actuelle Zhanjiang), comptoir destiné à alimenter tout le sud de la Chine en opium. Cette politique se poursuivra jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et la reprise du territoire par le Japon puis par la Chine maoïste[6].

Fonctionnement similaire au Maroc où la production marocaine de cannabis passe sous monopole français en 1912, et ce à travers la Régie des kifs et tabacs dont la régie sera confiée à la Banque de Paris et des Pays-Bas (future BNP)[7].

 

L’âge d’or du narcotrafic

Si la consommation de drogue est ancestrale (pour des raisons médicales, spirituelles et psychotropes), son usage massif, déritualisé et coupé d’éléments culturels ou traditionnels trouve son origine dans l’essor du capitalisme industriel. L’alcool, l’opium et la cocaïne permettent de soulager les souffrances et traumatismes causés par des conditions de vie et de travail exécrables (avec des conséquences sanitaires et sociales terribles, notamment en termes de violences conjugales). Mais aussi aux travailleurs de suivre les rythmes infernaux dictés par les impératifs de profit, soit en dopant littéralement les corps, et ce parfois dès le plus jeune âge, soit en les endormant. Dans sa fameuse enquête sur les conditions de vie ouvrières, Engels fait état de nombreuses mères administrant de l’eau de vie et/ou de l’opium à leurs enfants afin de pouvoir remplir leur charge de travail[8].

Le 20e siècle marque les prémices d’une consommation de masse à des fins récréatives dans de nombreux pays. On pense aux États-Unis des années 1920 où la consommation de cannabis va se répandre peu à peu au sein de la société. Populaire chez plusieurs diasporas, elle deviendra centrale au  sein de la communauté jazz, ce qui lui vaudra d’être l’objet de campagnes de dénigrement de la part des autorités politiques. À l’instar du directeur du Bureau des Stupéfiants de l’époque pour qui «la plupart des fumeurs sont des Nègres, des Hispaniques, des Philippins et des gens du spectacle. Leur musique satanique, le jazz, le swing, est le produit de leur usage de marijuana. Cette même marijuana pousse les femmes blanches à avoir des relations sexuelles avec les Nègres, les artistes et n’importe qui d’autre»[9].

À la même époque, c’est le Paris des «Années folles» qui constitue la plaque tournante du trafic illégal en Europe de l’héroïne et de la morphine, toutes deux produites légalement sur le territoire français à base d’opium turc[10].

Dans les années 1950, les villes américaines connaissent aussi une explosion de la consommation d’héroïne. La jeunesse des grandes villes sera fortement touchée par ce phénomène, mais aussi les soldats mobilisés en Corée et au Vietnam ou de retour du front[11]. Une partie de cette héroïne consommée outre-Atlantique proviendra des filières corso-marseillaises, notamment dites de la French Connection[12].

En parallèle, l’élévation du niveau de vie dans les pays occidentaux, combinée à l’avènement d’une société de loisirs, va encourager la consommation récréative de stupéfiants, parfois associée au développement d’une certaine contre-culture. On pense au cannabis, idolâtré par de nombreux artistes et devenant de la sorte un véritable produit culturel[13], ou aux substances hallucinogènes et psychédéliques telles que le LSD.

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Les années 1980 vont quant à elles engendrer un regain pour la cocaïne, ce jusqu’à aujourd’hui. Ce fait ne doit rien au hasard et est à mettre en lien avec le tournant néolibéral, initié aux États-Unis et au Royaume-Uni sous Reagan et Thatcher, et qui va se propager à l’ensemble du monde (occidental d’abord puis au Tiers-monde sous l’effet des politiques du FMI et de la Banque mondiale ainsi qu’à l’ancien Bloc de l’Est suite à l’effondrement de l’URSS). La cocaïne devient la substance adéquate pour un modèle «favorisant la performance individuelle dans le cadre de la société de la compétition généralisée dont les héros deviennent le chef d’entreprise et le sportif de haut niveau[14]». Peu à peu, la cocaïne va devenir une drogue « cool », consommée par les élites financières, médiatiques, artistiques. Contrairement à l’héroïne, associée aux pires aspects de la toxicomanie (notamment suite aux ravages du sida chez les héroïnomanes) et au cannabis, davantage perçu comme la drogue liée à des catégories sociales considérées comme marginales (jeunesse contestataire, milieu hippie, jeunes noirs des ghettos, etc.). Comme le note Roberto Saviano dans son enquête sur le sujet, «la coke est la réponse idéale au besoin le plus pressant de notre époque : repousser les limites[15]».

L’explosion de la demande de ces produits va dès lors conférer aux plantes permettant leur production «une valeur monétaire qu’elles n’avaient pas jusqu’à alors», fournissant à des populations déshéritées qui les cultivaient parfois depuis des temps ancestraux des revenus élevés mais attirant la convoitise de toute une série d’acteurs (mafias, chefs de guerre, guérillas, forces de répression, etc.)[16].

 

La drogue du futur

Si dans nos pays, le cannabis reste de loin la drogue la plus consommée (exception faite du tabac et de l’alcool), notamment sous l’effet de sa dépénalisation dans certains territoires, la production et la consommation de cocaïne (et ses dérivés, notamment le crack) semblent en constante progression, en atteste l’explosion des saisies depuis 2016 mais aussi les échantillons d’eau usées qui témoignent d’une hausse des résidus de cocaïne dans 32 villes européennes sur 58 entre 2020 et 2021[17].

Les drogues dites de synthèse (ecstasy, kétamine, méthamphétamine, etc.) connaissent également un certain succès depuis la fin du siècle passé. Dans nos pays, c’est l’avènement du mouvement techno qui en a popularisé l’usage mais leur essor est également fulgurant dans des pays aussi divers que l’Arabie Saoudite, les États-Unis ou la Nouvelle-Zélande. Si le succès du Captagon (médicament à base de fénétylline, un composant à base d’amphétamine) dans les pays du Golfe s’explique notamment par l’absence de prohibition formelle par l’islam, l’explosion de la consommation d’opiacés aux pays de l’Oncle Sam découle quant à elle d’une politique de manipulation à grande échelle de l’industrie pharmaceutique, créant des millions d’Américains dépendants, essentiellement au sein des classes moyennes blanches victimes de la désindustrialisation. Quant à la Nouvelle-Zélande, son isolement géographique rend compliqué l’acheminement de drogues classiques, ce qui a encouragé la création de nouvelles substances, autorisées tant qu’elles ne sont pas interdites. Car les drogues de synthèses jouent constamment sur la frontière de la légalité puisqu’il suffit de modifier un produit interdit pour qu’il ne le soit plus (temporairement du moins)[18].

Et si ces produits permettent de s’abstraire du cycle des récoltes du pavot, de la coca ou du cannabis, «offrant ainsi aux trafiquants une liberté inédite et à leurs parrains une insertion à moindre coût dans la mondialisation»[19], elles s’inscrivent également au sein de cette mondialisation puisque de nombreux composants traversent les frontières avec plus ou moins de légalité. Le Fentanyl, un opioïde de synthèse faisant des ravages aux États-Unis, se fabrique ainsi massivement par des cartels mexicains à base de principes actifs en provenance de Chine.

 

Renaud Duterme,
géographe , Arlon, Géographies en mouvement.

 

Géographies en mouvement
Manouk BORZAKIAN
 (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

Publié avec la cordiale autorisation de Renaud Duterme et de Géographies en mouvement.


[1] Le terme de drogue porte en lui un grand flou, tant la plupart des critères retenus pour le définir (dangerosité, côté addictif, illégalité, caractère psychoactif) sont souvent relatifs, varient au gré des époques et ont du mal à résister à la comparaison entre produits considérés comme tels et d’autres qui ne le sont pas. Cette relativité dépend de nombreux facteurs, notamment les traditions culturelles (relative tolérance envers le tabac et l’alcool dans nos sociétés), les évolutions sociétales, les intérêts économiques et politiques liés au secteur, ou encore les usages que telle ou telle substance permet (médical, militaire, spirituel ou récréatif). Ce flou règne donc en permanence. Par souci de clarté, les drogues dont il sera question ici sont celles dont la filière au sens large exerce une influence profonde sur des territoires (villes, régions, zones frontalières, prisons, etc.). L’idée est notamment de démontrer qu’à l’instar de parcours individuels, la transformation de ces territoires par les drogues est peut-être moins le fait de ces dernières en tant que telles mais résulte souvent d’un contexte social, économique et politique plus large.

[2] Alain Labrousse, Géopolitique des drogues, Paris, PUF, 2011, p.13.

[3] Ibid.

[4] Ali Laïdi, Histoire mondiale de la guerre économique, Paris, Perrin, 2016, p.279

[5] Michel Gandilhon, Drugstore. Drogues illicites et trafics en France, Paris, éditions du Cerf, 2023, p.75.

[6] Ibid., p.77.

[7] Simon Piel, Thomas Saintourens, Le roman du cannabis. Origines, évolutions et usages, Paris, éditions L’aube, 2024, p.25.

[8] https://www.marxists.org/francais/engels/works/1845/03/fe_18450315.htm

[9] Simon Piel, Thomas Saintourens, op. cit., p.29.

[10] Jean Pierre Filiu, Stupéfiant Moyen-Orient. Une histoire de drogue, de pouvoir et de société, Paris, Seuil, 2023, p.88.

[11] L’usage de stupéfiants sur des terrains de guerre n’avait rien d’inédit puisque déjà au 19e siècle, de nombreux chefs armés recommandaient la consommation de cocaïne, d’héroïne ou d’amphétamines chez leurs soldats. Les «vertus» de cette consommation allaient de la diminution du stress et de l’anxiété au soulagement de la faim et de la soif en passant par l’encouragement d’un sentiment de puissance, l’atténuation de la douleur et la gestion de symptômes post-traumatiques. Lukasz Kamienski, «Les drogues et la guerre», dans la revue Mouvements, Paris, La Découverte, 2016.

[12] Michel Gandilhon, op. cit., pp.28-29.

[13] Simon Piel, Thomas Saintourens, op. cit., p.41.

[14] Michel Gandilhon, op. cit., p.44

[15] Roberto Saviano, Extra pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne, Paris, Gallimard, 2014, p.61.

[16] Alain Labrousse, op. cit., p.12.

[17] Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, Rapport européen sur les drogues, 2022.

[18] Tom Wainwright, Narconomics. La drogue, un business comme les autres ?, Louvain-La-Neuve, De Boeck, 2017, pp.165-168.

[19] Jean Pierre Filiu, op. cit., p.195.

 

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Sourcehttps://geographiesenmouvement.com/2024/09/19/narco-capitalisme-1-5-la-ou-tout-commenca/

Publication intégrale avec l’aimable autorisation de Renaud Duterme et de Géographies en mouvement.