De l'agent orange à l' écocide - 3/3.
Avec la guerre civile qui fait rage en Syrie depuis 2011, l’utilisation des armes chimiques est à nouveau venue occuper la première page des grands médias internationaux et alimenter les débats diplomatiques ainsi que les discussions académiques. Trois points ont semblé faire l’unanimité : d’abord, le fait que l’usage des armes chimiques est inacceptable et constitue une sorte de ligne rouge à ne pas dépasser, comme l’a rappelé le président Obama dans son discours à l’adresse du régime de Bachar el Assad le 20 août 2012 ; ensuite, le caractère non civilisé de l’utilisation des armes chimiques : ceux qui utilisent les armes chimiques se mettent au banc de la civilisation ; et enfin, le régime syrien doit payer au prix fort l’utilisation de telles armes contre sa population. Le message se devait d’être clair : les armes chimiques ne peuvent être tolérées, et leur utilisation ne peut être acceptée et doit donc être sanctionnée. Certes, les fortes sanctions qui avaient été envisagées au début de la crise, au mois d’août 2013, n’ont pas été appliquées et ont été réduites à un simple démantèlement de l’arsenal chimique syrien et son transfert à l’étranger pour destruction. Mais, a minima, les victimes de l’utilisation des armes chimiques par le régime syrien ont été immédiatement reconnues par la communauté internationale, ce qui n’a pas toujours été le cas par le passé, et notamment en ce qui concerne les victimes de l’Espagne lors de la guerre du Rif.
- 1 Voir à ce propos le communiqué officiel du Premier ministre espagnol, « España condena enérgicament (…)
2En effet, alors qu’il se refuse toujours à reconnaître les victimes des armes chimiques utilisées par l’Espagne lors de cette guerre coloniale, le gouvernement espagnol a condamné « énergiquement » l’utilisation des armes chimiques par les autorités syriennes et a appelé de ses vœux « une réponse ferme » des Nations unies. Il a également rappelé « l’universalité de la Convention pour l’interdiction des armes chimiques »1.
3Nous souhaitons ici revenir sur les ambigüités de ce double discours sur les normes, la moralité et le devoir d’agir, en nous intéressant à l’utilisation d’armes chimiques par les autorités coloniales espagnoles au Maroc contre une population civile. Les évènements se sont déroulés dans les années 1920 dans la région montagneuse du Rif et sont, selon plusieurs sources concordantes, historiquement incontestables.
- 2 Balfour S., Deadly Embrace. Morocco and the Road to the Spanish Civil War, Oxford, Oxford Universit (…)
- 3 de Madariaga M. R., Lazaro Avila C., « La guerre chimique dans le Rif (1921-1927) : état de la ques (…)
4La colonisation du Maroc par l’Espagne et la France s’est heurtée à une longue résistance armée, surtout au Nord, supposé être sous contrôle espagnol, et en particulier dans le Rif. La résistance armée du Rif, sous le leadership d’Abdelkrim el Khattabi (connu des Marocains sous le nom d’Abdelkrim), avait causé plusieurs déboires à l’Espagne, à commencer par la défaite de l’armée espagnole lors de la bataille d’Anoual le 21 juillet 1921. Les victoires militaires initiales des forces d’Abdelkrim avaient ouvert la voie à une expérience politique originale, fondée sur une Constitution et appelée République du Rif. Cette résistance tenace à la colonisation par les Rifains d’Abdelkrim aurait, selon toute vraisemblance, incité l’Espagne à recourir aux « grands moyens » pour infliger une déroute militaire aux résistants et asseoir son autorité dans le Rif. Si nous nous montrons prudents dans cette assertion, c’est parce que l’utilisation par l’Espagne d’armes chimiques (gaz moutarde inclus) n’a jamais été officiellement reconnue par l’Espagne. Cependant, cette utilisation est attestée par de nombreuses recherches marocaines et européennes, y compris espagnoles, ainsi que par des organisations non gouvernementales marocaines. Des historiens espagnols tels que Rosa Maria de Madariaga, l’une des principales autorités en matière d’histoire coloniale espagnole au Maroc en général, et sur la guerre du Rif en particulier, Carlos Lazaro Avila, Angel Viñas ou encore Sebastian Balfour confirment tous, preuves à l’appui, l’utilisation de ces armes chimiques par l’Espagne2. De Madariaga et Lazaro Avila ajoutent même qu’en 1925, la France avait fait usage d’armes chimiques dans la région de Fès pour venir à bout d’une rébellion armée qui s’était déclarée dans cette zone3. La recherche de Madariaga et Lazaro Avila est basée d’abord et surtout sur l’étude d’archives officielles, et notamment celles du Service historique militaire espagnol, du ministère espagnol des Affaires étrangères ainsi que du Foreign Office britannique.
- 4 Plusieurs associations publient régulièrement, dans la presse ainsi que dans des livres, des argume (…)
5En 2005, un groupe parlementaire catalan de gauche (Grupo Parlamentario de Esquerra Republicana) a présenté devant le Parlement espagnol un projet de loi visant à reconnaître l’utilisation « systématique » des armes chimiques par l’Espagne pendant la guerre du Rif ainsi que sa responsabilité, mais a été débouté en 2007 au sein de la commission constitutionnelle du Parlement espagnol, et ce, grâce à un vote massif des deux grands partis du pays : le parti socialiste, au pouvoir à l’époque, et le parti populaire, dans l’opposition. Au Maroc, des historiens et des associations de la société civile ont également cherché à obtenir cette reconnaissance. Ces dernières font valoir que la population civile du Rif a longtemps souffert des conséquences de l’utilisation de ces armes, y compris de nombreux cas de cancers dans la région, et réclament par conséquent à l’Espagne non seulement des excuses mais aussi des réparations4.
6Si l’utilisation d’armes chimiques pendant la guerre du Rif ne fait guère de doutes, l’ambiguïté demeure lorsque la discussion porte sur ses conséquences, qui suscitent des réflexions de trois ordres. Tout d’abord, le fait qu’un pays européen ait utilisé des armes chimiques contre des civils sans jamais avoir accepté de reconnaître les torts infligés à la population et les responsabilités qui en découlent remet en question les termes de l’actuel discours qui oppose un Occident donneur de leçons et prêt à condamner ceux qui ont recours aux armes chimiques d’un côté, et des pays, bien souvent non occidentaux, mis à l’index par la communauté internationale pour avoir eu recours à ses armes de l’autre. C’est là tout le paradoxe de ce discours : les victimes syriennes des armes chimiques méritent une action solidaire immédiate alors que les victimes rifaines attendent reconnaissance et réparations depuis les années 1920 sans être entendues. Ensuite, l’établissement de normes internationales et leur internalisation par l’Espagne sont ici remis en doute. Enfin, le fait que le gouvernement du Maroc n’appuie pas les revendications de la société civile marocaine à ce sujet révèle la dichotomie État/population, alors que la discipline des relations internationales considère l’État comme une unité fermée et homogène, qui représente nécessairement sa population.
- 5 Protocole concernant la prohibition d’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires (…)
7Certes, l’Espagne n’est pas la seule puissance coloniale à ne pas avoir respecté les peuples colonisés ou sous protectorat, ni à avoir utilisé des armes chimiques contre des civils, mais la résistance de l’Espagne à reconnaître ses actes en dit long sur la fragilité de sa position. Si l’on peut spéculer que l’Espagne campe sur ses positions pour ne pas avoir à octroyer des réparations aux populations victimes, et s’il est vrai que le Protocole de Genève sur les armes chimiques n’était pas encore en vigueur à l’époque de la guerre du Rif5, la dimension morale ne peut être négligée. En effet, l’Espagne, qui s’empresse aujourd’hui de condamner ceux qui utilisent les armes chimiques contre une population civile, ne peut admettre ses propres forfaits en la matière. L’Espagne perdrait l’ascendant moral et la légitimité de sa position de donneur de leçons dont elle jouit aujourd’hui.
- 6 Plusieurs théories constructivistes discutent l’importance des normes dans les relations internatio (…)
- 7 Price R., « A Genealogy of the Chemical Weapons Taboo », International Organization, vol. 49, n° 1, (…)
- 8 La Porte P., “‘Rien à ajouter’: The League of Nations and the Rif War (1921-1926)”, op. cit.
8Par ailleurs, cette situation soulève une critique à propos des normes internationales. Ces normes, que nous pouvons définir comme des standards d’action jugés appropriés pour des acteurs qui portent une certaine identité, établissent ce qui est acceptable ou non au niveau international6. Le Protocole de Genève de 1925 interdisant l’utilisation des armes chimiques fut présenté comme le résultat des effets catastrophiques de l’utilisation de ces dernières, en particulier pendant la Première Guerre mondiale. Les dommages aussi bien immédiats que durables de l’utilisation de ces armes chimiques auraient fini par convaincre les États d’interdire leur utilisation. Il s’agissait en l’occurrence d’un processus qui n’avait rien d’immédiat ou de soudain et qui, bien au contraire, avait pris du temps pour se consolider et consacrer finalement l’interdiction de l’emploi des armes chimiques comme norme internationale. Mais comme Richard Price le montre bien, le rejet des armes chimiques est basé d’abord et essentiellement sur l’établissement d’une norme partielle et qui ne s’appliquait pas à tous. Il cite les situations dans lesquelles les armes chimiques étaient encore tolérées dans les années 1920, et les colonies faisaient partie de ces exceptions7. L’utilisation par l’Espagne de ces armes chimiques pendant la guerre du Rif, alors que « le tabou chimique » se consolidait au niveau international, va donc dans le sens de l’acceptation et la normalisation de ces exceptions. Cependant, une étude de La Porte montre qu’une entité officielle comme l’était la Société des Nations a envisagé un temps d’analyser la question de l’utilisation des armes chimiques par l’Espagne pendant la guerre du Rif. Bien qu’aucune suite n’ait été donnée, cela démontre que ces exceptions étaient tout de même contestables, même à l’époque des faits8. Il est donc possible d’affirmer qu’en utilisant des armes chimiques pendant la guerre du Rif, l’Espagne savait qu’elle enfreignait le tabou chimique. Encore une fois, d’un point de vue strictement légal (et non normatif), l’Espagne n’enfreignait aucun traité international. Pour sa défense également, ce pays est loin d’être le seul à nier toute responsabilité légale ou pénale pour des actes répréhensibles commis pendant la période coloniale. Mais rien de tout cela ne dégage l’Espagne de la responsabilité morale envers une population civile contre laquelle elle n’a pas hésité à recourir à ce genre d’armes de destruction massive. En somme, les Rifains étaient cet Autre contre lequel l’utilisation de telles armes, dans le contexte de la première moitié des années 1920, était possible et acceptable.
9On peut enfin soulever le problème de la dichotomie État/population, l’État marocain n’étant pas partie prenante des revendications de la société civile. Peut-être préfère-t-il tourner la page du passé et ménager ses relations avec l’Espagne pour atteindre d’autres objectifs jugés plus importants, comme en témoigne également le fait qu’il ne revendique que rarement Ceuta et Melilla par exemple. Mais la différence est dans le « rarement » : de temps en temps, le Maroc rappelle à l’Espagne que le dossier de ces deux villes – qu’il considère occupées – n’est pas clos, alors que l’usage des armes chimiques par l’Espagne pendant la guerre du Rif n’est jamais abordé. Quant au fait que le Roi Hassan II ne portait pas le Rif dans son cœur, qu’il avait lourdement puni cette région (en particulier pendant le soulèvement de 1958-1959) et que la monarchie n’a donc jamais eu aucun intérêt à soulever cette question, deux objections peuvent être posées : 1) depuis que le roi Mohamed VI dirige le royaume (1999), le Nord du Maroc en général et le Rif en particulier font l’objet d’un traitement privilégié, visites royales à l’appui, et l’épisode du tremblement de terre d’Al Hoceima en 2004 et de la venue immédiate du roi auprès des victimes du séisme a clairement marqué une rupture avec les politiques du passé ; et b) l’Instance d’équité et de réconciliation (IER) instaurée par Mohamed VI en 2004 et dont l’objectif était de réconcilier les Marocains entre eux ainsi qu’avec leur passé en faisant la vérité sur toutes les atteintes aux droits de l’Homme commises sous le règne de son père était l’occasion idéale de traiter ce sujet de manière officielle et définitive. En d’autres termes, les crimes commis dans la région du Rif par l’État marocain n’étaient ni tabous ni spéciaux, et furent traités par l’IER tout comme les autres crimes. Le silence des autorités marocaines sur l’utilisation des armes chimiques reste un mystère et renforce la dichotomie État/population : l’intérêt des peuples ne correspond pas forcément à celui des États auxquels ils appartiennent, et n’est pas nécessairement défendu par ces derniers. L’État marocain n’empêche pas les groupes de la société civile marocaine de porter leurs revendications à l’Espagne mais il ne les considère pas comme faisant partie de ses priorités, et encore moins de ses devoirs et obligations.
10Le silence des États espagnol et marocain à propos de l’usage des armes chimiques par l’Espagne pendant la guerre du Rif souligne l’ambiguïté de trois frontières que beaucoup considèrent claires et rigides : la séparation entre les victimes que l’on reconnait et celles que l’on ignore sciemment, la séparation entre normes et obligations, ainsi que la séparation entre les États et leur population. L’action à l’encontre de ceux qui recourent aux armes chimiques contre des populations civiles n’en devrait pas pour autant devenir impossible, mais elle se complexifie certainement à la lumière de ces ambiguïtés.
Nizar MESSARI
Nizar Messari est Professeur de relations internationales à l’Université Al AKhawayn à Ifrane au Maroc.
Nizar MESSARI, « L’utilisation des armes chimiques pendant la guerre du Rif (1921-1926) ou de l’ambiguïté des frontières et des séparations en politique », Cultures & Conflits [En ligne], Forum, mis en ligne le 25 avril 2014, consulté le 31 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/conflits/18827 ; DOI : https://doi.org/10.4000/conflits.18827
Notes
1 Voir à ce propos le communiqué officiel du Premier ministre espagnol, « España condena enérgicamente el uso de armas químicas en Siria » 27 août 2013 (http://www.lamoncloa.gob.es/ServiciosdePrensa/NotasPrensa/MAE/2013/270813-siria.htm, consulté le 24 février 2014).
2 Balfour S., Deadly Embrace. Morocco and the Road to the Spanish Civil War, Oxford, Oxford University Press, 2002.
3 de Madariaga M. R., Lazaro Avila C., « La guerre chimique dans le Rif (1921-1927) : état de la question », in Raha R., Charqui M. et el Hamdaoui A. (eds.), La Guerre Chimique contre le Rif, Rabat, Les Editions Amazigh, 2005, pp. 9-50 (publié auparavant sous le titre « Guerra quimica en el Riff, 1921-1927 », Historia, vol. 16, n° 324, 2003, pp. 50-87).
4 Plusieurs associations publient régulièrement, dans la presse ainsi que dans des livres, des argumentaires relatifs à l’utilisation des armes chimiques par l’Espagne pendant la guerre du Rif, ses conséquences, ainsi que la nécessité de réparations. La plus active à ce propos est l’Association des victimes de la guerre chimique dans le Rif, qui essaye par plusieurs moyens de responsabiliser l’Espagne pour ce qu’elle considère comme des crimes de guerre. La presse marocaine cite aussi à plusieurs reprises une thèse de doctorat en droit qui aurait été soutenue par Mustapha Ben Cherif à l’Université de Perpignan Via Domitia mais dont nous ne trouvons trace. Le livre de Raha, Mimouni et el Hamdaoui n’est donc qu’un exemple de cette ample littérature, mais aussi l’un des exemples les plus sérieux et les plus accomplis (voir note précédente).
5 Protocole concernant la prohibition d’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques. Traité multilatéral interdisant l’emploi d’armes chimiques et biologiques, signé le 17 juin 1925 et entré en vigueur le 8 février 1928. Pour plus de détails, voir : La Porte P., “‘Rien à ajouter’ : The League of Nations and the Rif War (1921-1926)”, European History Quaterly, vol. 41, n°6, 2011, pp. 66-87.
6 Plusieurs théories constructivistes discutent l’importance des normes dans les relations internationales. Sur le rôle des normes dans les approches consttructivistes en relations internationales, voir : Kratochwil F., Rules, Norms and Decisions, Cambridge University Press, 1989. La définition que je présente ici est inspirée par le travail de Martha Finnemore et Kathryn Sikkink, “International norm dynamics and political change”, International Organization, vol. 52, n° 4, 1998, pp. 887-917.
7 Price R., « A Genealogy of the Chemical Weapons Taboo », International Organization, vol. 49, n° 1, 1995, pp. 73-103.
8 La Porte P., “‘Rien à ajouter’: The League of Nations and the Rif War (1921-1926)”, op. cit.
.
Articles du même auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.