Comme annoncé dans ma précédente chronique qui portait sur le caractère « intenable » du modèle économique (néolibéral) dominant, je propose ici de commencer à nous intéresser à la prétention « scientifique » de ce même modèle, qui se drape de capacités de mesurer, chiffrer, quantifier, prédire… en mathématisant à outrance son discours. Je tenterai de rendre le plus direct, simple et accessible possible, une analyse qui touche à des considérations qui, au premier abord, peuvent sembler rebutantes ou trop complexes. J’y consacrerai plusieurs chroniques. Bien que l’éventail des choix quant à savoir « par où commencer » cette analyse-déconstruction soit passablement vaste, je choisis de débuter par les balbutiements de la prétention de l’économie au statut de science. Les efforts en ce sens, soit de mathématisation à tout prix de l’analyse économique, sont issus de la dite École de Lausanne, berceau de ce qui deviendra l’économie néo-classique, dont les piliers théoriques dominent jusqu’à nos jours. Le fondateur de cette École de Lausanne est incontestablement Léon Walras (1834-1910)[1].
De la philosophie sociale au pseudo scientisme : l’École de Lausanne
Je me suis toujours demandé si le fait que Lausanne, cette terre de Suisse, déjà sorte de centre financier européen,[2] ait été le berceau des premiers efforts de « scientifisation » de l’économie, ne soit pas dû à l’influence des milieux d’argent qui y régnaient. Milieux qui, plus que n’importe quels autres, en ces temps (encore) de culpabilisation chrétienne envers l’usure, les « vices » de l’argent et du commerce, l’enrichissement personnel[3]… avaient tout intérêt à ce que l’économie devienne une « science » aussi indiscutable que la physique ? Toujours est-il que, fondamentalement, afin de convenablement justifier ce nouvel ordre de domination de l’argent (dorénavant « scientifiquement » soutenu par le discours de l’économie) accompagnant les bouleversements post-Révolution industrielle, il devenait indispensable de débarrasser le vocabulaire économique de tous ses relents moraux et éthiques, qui l’encombraient avec les « classiques » (Smith, Stuart-Mills, Marx notamment). En effet, jusqu’aux Walras père et fils, des questions comme la pauvreté et ses causes, les origines de l’enrichissement des uns et pas des autres, le caractère moral, éthique, juste ou non… de tant d’enrichissements inédits étaient des questions centrales de ce que l’on considérait encore comme une « philosophie sociale ». En tous cas certainement pas comme une « science économique ».[4] Dès lors, il devient aisé d’admettre que riches maîtres d’industrie et prospères commerçants – banquiers… de la région Suisse-Lyon, soient particulièrement sensibles à un tel changement de statut et de vocabulaire. Exit la morale et l’éthique, exit la question de savoir « pourquoi et comment» on devient riche, exit celle de l’existence et des sources de la pauvreté, exit celle des sources des inégalités et injustices… Tout cela doit être remplacé par une « science » qui, telle la physique, décrit et rend compte, mesure et quantifie, constate et enregistre. Et surtout s’abstient de tout jugement. Il ne viendrait en effet à nul physicien l’idée de se poser la question de savoir si cela est juste ou non que la Lune soit plus petite que la Terre, ou qu’elle soit dénuée d’atmosphère ! En bon « scientifique », il doit se contenter de décrire, constater, observer, rendre compte. Point !
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Omar Aktouf
[1]C’est entre 1870 et 1890, à l’université de Lausanne, que se met en place cette pensée alternative (dite néoclassique et / ou aussi marginaliste) à la pensée économique classique. Elle est associée à Léon Walras et Vilfredo Pareto, et aussi à l’apparition de deux autres ouvrages : The Theory of Political Economy de l’AnglaisWilliam Stanley Jevonsen 1871, la même année que les Grundzätze de l’Autrichien Carl Menger. Elle donnera l’ossature de ce que sera depuis, l’économie dite « scientifique », néoclassique, marginaliste, aujourd’hui néolibérale.
[2]Depuis la Route de la Soie qui passe à proximité (Lyon) dès le XVesiècle, puis l’essor industriel qui s’en est suivi avec son apogée au XIXesiècle.
[3]Ainsi, un Molière fait-il dire à une soubrette du Bourgeois Gentilhomme, lors de la visite d’un homme fortuné à son maître : « Combien d’hommes a-t-il donc pu tuer pour s’être rendu si riche ? »
[4]Smith, par exemple, émaille ses analyses de formules telles que “juste prix”, “juste salaire”. Quant à Marx, il détestait qu’on le traite d’économiste ! Il préconisait de « réserver ce vocable aux… valets du pouvoir »
[5]Ces hypothèses dépassent de loin en incongruité et invraisemblance celles de la « concurrence pure et parfaite », de « l’atomicité infinie des producteurs et consommateurs », de la « parfaite substituabilité des produits et services », de la « disponibilité totale-instantanée de l’information »… choses sur lesquelles nous reviendrons.
[6]Nous verrons dans une prochaine contribution comment et pourquoi cette formule, utilisée à peine deux ou trois fois dans toute l’œuvre de Smith a eu un tel écho, et ce jusqu’à nos jours.
[7]J’invite le lecteur intéressé par plus de détails et de précisions, à se référer à mon livre La stratégie de l’autruche.
[8]Nous verrons dans de prochaines contributions jusqu’à quel degré de « folles abstractions mathématisées » aura pu conduire cette obsession de scientificité en économie !
[9]En de prochaines chroniques, nous reviendrons plus en détails sur les mécanismes plus précis de ces prétentions de « calculabilité ».
[10] On inventera même des taux de chômage dits « naturels »…
[11]J’invite néanmoins le lecteur à songer au nombre d’indices, d’indicateurs, de « chiffres du jour », de taux, de statistiques, de « signes d’humeur des marchés »… dont on l’abreuve à longueur de journaux télévisés, de discours dits politiques, de colonnes entières de presse écrite.
[12]On verra plus tard comment le rôle des business schools est, in fine, de remplir ce rôle en alliant casuistique (méthode des cas) et chrématistique (faire de l’argent pour l’argent).