« Les sentiments du prince Charles »

Il est de ces ouvrages que l’on regrette, parfois, de ne pas avoir eu plus tôt entre les mains. Certains livres, plus qu’une lecture distrayante, posent un certain regard sur la société qui amène, de facto, une remise en question personnelle.
« Les sentiments du prince Charles » de Liv Strömquist fait indubitablement partie de cette catégorie de récit.

Il est judicieux, je pense, de préciser que cet article a été écrit par un homme hétérosexuel cisgenre. Loin d’être expert de la question, cette recension n’a aucune autre prétention que de partager les apprentissages tirés de la lecture d’un magnifique ouvrage.

Écrit en 2012 par Liv Strömquist, journaliste suédoise et diplômée en sciences politiques. Autrice d’une dizaine de bandes dessinées de vulgarisation sociologique. L’autrice s’intéresse dans chacune de ces B.D à une thématique différente. Dans  « L’origine du monde », par exemple, porte sur le regard posé par la société sur les menstruations et l’image, souvent tabou, du sexe féminin. Ou encore « Grandeur et décadence» qui lui s’attarde à dénoncer les affres du système néo-libéral.

Pour « les sentiments du Prince Charles », ce sont les conséquences du patriarcat dans les relations amoureuses hétéronormées qui seront, cette fois, questionnées. Comme dans le reste de ces ouvrages, Liv Strömquist s’arme d’un solide bagage de références bibliographiques et autres documentations. Des références à de nombreux autres travaux sont présents et donnent une toute autre valeur morale, un poids certain à la légèreté et l’humour dont use Liv Strömquist pour dépeindre une situation alarmante.

L’humour et la culture au service du militantisme

Cependant, les références ne sont pas uniquement scientifiques. Et c’est sans doute là un attrait très intéressant de ce roman graphique : un nombre conséquent de symboles de la culture populaire y est analysé. Et l’on comprend mieux les processus d’intériorisation en œuvre dans le patriarcat, tous sexes confondus.
Ainsi, l’exemple récurrent est Carrie Bradshaw, l’héroïne de la série Sex and the City et sa quête d’amour et d’approbation auprès d’un homme « émotionnellement inaccessible ». S’appuyant sur les travaux de Nancy Chodorow, Jessica Benjamin et Lynne Layton ; l’autrice nous dénote deux perturbations possibles chez les filles ayant grandi dans des familles hétérosexistes. Le premier est de se percevoir comme « l’unique objet dans un monde rempli de sujets » ce qui amène à construire son estime personnelle par le biais des relations intimes. Là où les garçons ayant grandi dans ces mêmes familles hétérosexistes se verront plus facilement comme : «l’unique sujet dans un monde rempli d’objets.[1]

 

Ce qui conduit, plus tard, les hommes ayant grandi dans ces familles hétéronormées à avoir des difficultés dans les relations intimes, voire avoir peur de celles-ci. La distance émotionnelle permettant à « l’homme » de garder ses caractéristiques virilistes.

Le constat est le suivant : les relations des familles hétéronormées s’ancrent dans des schémas binaires de genre. Ainsi, les caractéristiques « féminines » comme l’écoute de soi et des autres s’opposent aux caractéristiques « masculines » bien plus souvent associées à l’indépendance, et les enfants apprennent bien tôt à se catégoriser dans un camp ou dans l’autre.
Ce qui conduit, plus tard, les hommes ayant grandi dans ces familles hétéronormées à avoir des difficultés dans les relations intimes, voire avoir peur de celles-ci. La distance émotionnelle permettant à « l’homme » de garder ses caractéristiques virilistes.

En citant Layton, elle conclut que : « le modèle comportemental où un couple reste ensemble alors que la femme n’obtient jamais l’intimité qu’elle recherche et l’homme essaie désespérément de se soustraire à cette exigence d’intimité serait l’expression de stratégies visant à échapper aux sentiments de perte et de déception ressentis aussi bien par les femmes que par les hommes. Au lieu de leur permettre de s’épanouir en tant qu’êtres humains, notre société les emprisonnerait dans un modèle ‘masculin’ ou ‘féminin’ »

“Au lieu de leur permettre de s’épanouir en tant qu’êtres humains, notre société les emprisonnerait dans un modèle ‘masculin’ ou ‘féminin”

Selon Anna G. Jonasdottir, politologue, le patriarcat tire sa force, pour persister dans notre société occidentale, en se nourrissant, justement, de la relation amoureuse entre l’homme et la femme. Selon elle, l’amour est inexorable à l’être humain : « par l’amour, les femmes et les hommes se créent mutuellement ». Seulement, l’égalité n’est pas assurée dans les relations hétérosexuelles et hétéronormées. Ainsi, selon Jonasdottir, les hommes ont tendance à phagocyter la force des femmes, représentée socialement par le ‘care’ à savoir la capacité à prendre soin et aimer son partenaire. En effet, le patriarcat pousse, bien souvent, ces femmes à accepter de s’abandonner totalement dans la relation et d’assumer seule ce fardeau, au point d’en souffrir personnellement. C’est en bénéficiant de ce don de soi des femmes, que les hommes peuvent bénéficier d’une estime de soi et d’une puissance qui leur permet ensuite de dominer la sphère publique. Les femmes, elles, sont aliénées dans cette relation amoureuse. Jonasdottir scinde l’amour en deux états : « le care » et « l’extase ». Dans cet amour hétérosexuel instutionnalisé : « les femmes expriment l’amour via un ‘travail de soin’ tandis que les hommes l’expriment via ‘l’extase’ ». [2]
Il faudrait être capable, pour les hommes, de faire preuve du même intérêt émotionnel à prendre soin de l’autre, mais bien souvent, d’après elle, les hommes s’y rechignent, voyant ceci comme une contrainte, une perte de temps.
La politologue élargit même cette théorie dans différentes sphères, qu’elles soient privées ou publiques. De manière générale, selon elle, « les femmes font preuves d’un dévouement bien supérieur à celui des hommes».

 

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Des origines de l’amour libéral

L’autrice retrace les différentes étapes de l’évolution des relations amoureuses et maritales en Europe occidentale à travers les âges. Avant le 19ème siècle, les familles arrangeaient les mariages qui n’étaient, dès lors, que rarement des mariages d’amour. Là où historiquement, les hommes ont bien plus souvent eu le droit à plusieurs épouses, l’inverse fut rarement vrai.
Avec l’avènement de l’ère industrielle et l’urbanisation qui ternit les traditions séculaires familiales (comme les mariages arrangés), le « libre marché » conduit aux mariages « d’amour » et donc de choix libre. C’est à ce moment-là qu’amour et droit de propriété furent inextricablement attachés l’un à l’autre. De cette époque puritaine, naquit le tabou de la prostitution.


L’autrice l’explique comme suit : des individus « libres » pouvaient désormais choisir de se mettre ensemble. Seulement, la liberté n’était pas la même pour les hommes ou les femmes. Dans une société patriarcale, seuls les hommes ont accès à l’héritage et au marché du travail, eux seuls pouvaient donc avoir le contrôle de l’argent. Quelle monnaie d’échange restait-il pour ces femmes ? Le sexe, qui n’était accessible pour les hommes qu’après le mariage. Ce même mariage allait apporter stabilité aux femmes qui en étaient privées dans cette société patriarcale. Selon Liv Strömquist, cette explication permet également de mettre à mal la fameuse théorie de la libido débordante des hommes face à celle discrète des femmes. Historiquement parlant, les hommes n’ont jamais eu de contrainte à leurs désirs sexuels, étant donné qu’ils contrôlaient l’argent. Là où les femmes ont dû faire preuve de retenue pour monnayer leur place.

Selon Randall Collins, cité pour expliquer la création du concept de « relation amoureuse ». Ce dernier affirme  « que c’est la liberté même du choix de partenaire qui génère ce sentiment ‘d’amour’ » et de poursuivre : « l’amour naîtrait donc de la négociation entre les individus libres d’un contrat exclusif et de préférence permanent qui régit le droit de propriété sur le corps du partenaire ». [3]

« L’amour naîtrait donc de la négociation entre les individus libres d’un contrat exclusif et de préférence permanent qui régit le droit de propriété sur le corps du partenaire »

L’amour comme nouvelle religion

Dans cette société industrielle moderne où la foi religieuse est en perte de vitesse face à  la foi en l’amour. Cet amour érigé en quasi-religion et qui, selon l’autrice, est alimenté par les productions culturelles qui ne cessent de chanter la recherche de « l’âme sœur ». Les relations amoureuses s’ancrent ensuite dans des rites propres (les surnoms, les marques d’affections, le narratif commun). Les couples forment donc un binôme au lien intense mais privé. Et ce lien se nourrit au fil de la relation de différents symboles propres à la relation (les cadeaux, les souvenirs partagés, les plaisirs communs, etc.)
Et le centre de cette « mini-religion » est constitué par le droit de propriété sur le corps de l’autre. Si ce droit est bafoué, si une relation sexuelle avec une tierce personne se produit, alors la sacro-sainte relation est en danger.

Encore aujourd’hui, nombre de couples confondent amour et droit de propriété. Et l’on comprend pourquoi au regard de l’histoire. Il suffit de regarder combien de chansons populaires monétisent sur cet amalgame. Selon Jurgen Habermas, le « fait de vivre dans une culture capitaliste nous amène à nous considérer, ainsi que les autres comme des marchandises ». La culture consumériste nous pousserait, donc, à considérer les relations comme une consommation, quitte à considérer les liens affectifs par le prisme du bien matériel.

A travers l’histoire amoureuse de Whitney Houston, Liv Strömquist nous explique les impacts psychologiques « d’être traité d’une façon tantôt odieuse tantôt affectueuse par une même personne » qui produirait un « lien traumatique » avec cette personne. Le même genre de syndrome de Stockholm que des otages peuvent ressentir envers leurs ravisseurs.[4]
Et ce lien, poussé par une société patriarcale où les hommes sont « systématiquement plus valorisés que les femmes, ces dernières manquent souvent de confiance en elle ». Ce manque de confiance qui va chercher, bien souvent, à être compensé par l’approbation masculine puisqu’ils occupent, généralement, un statut social supérieur, nous explique l’autrice. Cette technique, est apparemment expliquée par Neil Strauss dans son livre « The Game », comme «son secret » pour séduire les femmes : les « neg hits ». Le principe est de décrédibiliser la femme en ‘portant un coup à son amour propre tout en prétendant ne pas être intéressé par elle’. [5]

Des figures historiques à critiquer

L’histoire, vue sous le prisme du patriarcat fait rapidement tomber des figures intellectuelles et artistiques masculines. « MeeToo » et autres « balance ton porc » ont dévoilé l’horreur et la banalité des agressions sexuelles d’aujourd’hui. Mais qu’en est-il de grandes figures historiques ?
Le concours des « petits amis les plus provocateurs de l’histoire » se penche sur cette question. A travers trois personnages mythiques : Marx, Einstein, Picasso.

Karl Marx avait une servante, une bonne.
Les théories de l’aliénation de Karl Marx peuvent être amenées à être questionnées par ce simple fait : Karl Marx avait une servante, une bonne. Et il n’a pas hésité à coucher avec cette dernière (prénommée Lenchen), qui est d’ailleurs tombée enceinte. Lenchen  devait également s’occuper de la femme de Marx, Jenny Marx.
Jenny en effet, était alitée. Ce qui ne l’a pas empêché de participer à la réflexion de Karl Marx, puisqu’elle est co-autrice du manifeste du Parti Communiste. Elle ne reçoit pourtant, encore aujourd’hui, que peu ou prou de crédit pour sa contribution à l’élaboration du marxisme.

Pablo Picasso, créateur du cubisme, n’a pas hésité à profiter également de sa position d’artiste, comme nombre le font encore aujourd’hui. Picasso représente assurément le principe de consommation amoureuse. Il n’a eu de cesse d’avoir des relations avec des femmes plus jeunes toute sa vie, parfois plusieurs en même temps, tout en se lassant assez rapidement de celles-ci. Sous l’égide de « muses », Picasso n’a pas hésité à se servir toute sa vie de ces femmes, au point de les détruire. Beaucoup sont tombées en dépression après l’avoir rencontré et certaines de ces femmes se sont suicidées. Sur les sept femmes officielles qui ont partagé sa vie : une se trouva dans l’extrême pauvreté (Fernande), deux se suicidèrent Marie-Thérèse et Jacqueline, deux perdirent la raison Olga et Dora Maar et Eva, la dernière, mourut très jeune. Picasso n’hésite pas à la tromper durant ses derniers moments d’agonie. Il n’eut pas vraiment de plus grandes attentions pour ses enfants, dont il ne s’occupait que très peu après avoir quitté leur mère.[6]

Et enfin, celui qui, selon Liv Strömquist, remporte la palme du petit ami le plus provocateur de l’histoire n’est autre qu’Albert Einstein. Le fameux génie qui a découvert la théorie de la relativité ne l’a pas fait seul. Et l’histoire aura tôt fait d’oublier Mileva Maric, la première femme d’Einstein.

Einstein s’appropria l’entièreté du crédit pour ses recherches que, jadis, il qualifiait comme ‘nos’ recherches.
Mileva, brillante mathématicienne, a étudié, comme Einstein, la physique théorique  à l’Ecole technique supérieure de Zürich. Un exploit certain, à une époque où les femmes n’étaient pas autorisées mais Mileva obtint une dérogation pour y étudier.
Ensemble, ils publièrent plusieurs articles et développèrent les bases de la théorie de la relativité. Quand leur couple ne fonctionna plus, Einstein quitta Mileva pour sa cousine en la laissant s’occuper de leurs deux enfants, dont un souffrait de schizophrénie. Einstein s’appropria l’entièreté du crédit pour ses recherches que, jadis, il qualifiait comme ‘nos’ recherches. Comble de l’hypocrisie, il alla jusqu’à dire que : « Les femmes n’ont pas été créées pour la pensée abstraite. Marie Curie est l’exception qui confirme la règle».
Ce phénomène de minimisation des apports des femmes dans la science a été nommé “Effet Matilda

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Pour conclure sur une note positive et encourageante, Liv Strömquist cite l’autrice féministe Bell Hooks : « Le prix effroyable que les hommes paient pour avoir le pouvoir sur nous est la perte de leur capacité à donner et à recevoir de l’amour. Là où il y a du pouvoir, il ne peut y avoir d’amour. Pour ressentir de l’amour, il faut abandonner tout pouvoir». [7]
Il s’agit, donc, pour nous, hommes, de prendre conscience de nos privilèges dans nos relations amoureuses et sociales et d’agir contre. Afin de pouvoir s’épanouir en tant qu’êtres humains, et non personnes socialement genrées.  Si cela vous intéresse, je ne saurais que trop vous recommander ardemment de vous pencher sur « Les sentiments du Prince Charles »

 

[1] L.Layton, « Who’s that girl ? Who’s that boy ?: clinical practice meets postmodern gender theory », Hillsdale (N.Y), The analytic press, 2004

[2] A.G. Jonasdottir & U. Jacobsson, « Kärlekskraft, makt och politiska interessen : en teori om patriarkatet i nutida västerländska samhällen, Göteborg, Daidalos, 2003

[3] R.Collins, “Sociological insight : an introduction to nonobvious sociology”, New York, Oxford University Press, 1982

[4] V. Enander & C. Holmberg, « Varför gar hon om misshandlade kvinnors uppbrottsprocesser, Göterborg, Kabusa böker, 2007

[5] N. Strauss, “The game : les secrets d’un virtuose de la drague”, trad. Ch Rosson, Vauvert, Au diable vauvert, 2008

[6] https://www.lexpress.fr/informations/yo-picasso_618785.html

[7] B. Hooks, « All about love. New visions », New York, Harper Collins, 2001