Les morts : ceux qui comptent, ceux qu’on tolère

POUR participe à l’élaboration collective d’un monde meilleur

La crise sanitaire que nous devons tous affronter par la grâce du coronavirus nous pousse à réfléchir à quelle devra être, demain, l’organisation de nos sociétés pour ne pas poursuivre comme des moutons l’actuelle logique suicidaire. Dans cette perspective, POUR souhaite publier textes et vidéos qui illustrent quelles seront les leçons que nous devrons retenir collectivement pour que « le jour d’après » ne ressemble pas aux « jours d’avant ». Nous relayons ici la réaction d’un doctorant en anthropologie qui met en évidence la double contrainte à laquelle nous sommes trop souvent soumis.

A.A.

10.000 morts, 15.000 morts, 30.000 morts, 40.000 morts, 60.000 morts… Depuis maintenant quelques semaines que le Covid-19 touche la planète, nous suivons chaque jour un décompte macabre et nul ne sait quand celui-ci s’arrêtera. De nombreux États ont pris des mesures de confinement de la population. On parle à ce jour de près de la moitié de l’humanité confinéei. Au-delà du simple confinement, la fameuse « distanciation sociale » a modifié nos comportements sociaux les plus élémentaires. Se saluer sans gêne devient un défi et même se croiser dans un magasin d’alimentation est une attitude que beaucoup tentent de proscrire. Au cœur de cette prise de distance, il y a bien sûr le respect des consignes, sans doute la peur pour soi de se laisser contaminer par un virus invisible mais surtout, à mon sens, une protection de l’autre. Beaucoup d’entre nous ont rapidement intériorisé ce souci afin d’éviter une propagation massive du virus et de préserver de ce fait de nombreuses vies humaines. Derrière cette intériorisation réside sans doute le choc médiatique causé par la propagation rapide du virus en Chine continentale et en Italie du Nord dont les images et les récits ont largement touché la population.

Mais la rapidité de la prise de conscience du danger et de la modification de nos comportements sociaux permet de s’interroger sur l’absence de mobilisation générale pour d’autres menaces. Je pourrais vous parler des 8 millions de personnes tuées par le tabac chaque annéeii, du SIDA qui a fait 770.000 victimes en 2018iii ou du paludisme qui en a causé 400.000iv. Je pourrais vous parler de la voiture qui provoque 1,35 millions de décès par an dans le mondev, de la malbouffe qui a tué 11 millions de personnes en 2017vi, ou de la faim qui cause 25.000 décès chaque jour, soient 9,1 millions chaque annéevii. J’aimerais cependant axer ma réflexion sur les crises climatique et environnementale. La pollution de l’air provoquerait annuellement la mort de 9 millions de personnes dans le monde, dont 800.000 en Europeviii. Il est par ailleurs estimé que le réchauffement climatique devrait causer selon l’OMS environ 250.000 décès supplémentaires par an entre 2030 et 2050, soit 5 millions de morts sur 2 décenniesix. Et il ne s’agit là que des morts humains. Quelques semaines avant que le coronavirus ne fasse la une de l’actualité, l’Australie était ravagée par de puissants incendies qui touchèrent 20% des forêts du paysx. Il est estimé qu’un milliard d’animaux sont morts durant ces incendiesxi qui ne constituent que la partie visible de l’hécatombe qui touche la biodiversité. Selon le dernier rapport de l’ONU, un million d’espèces sur notre planète sont menacées d’extinctionxii. Dans nos campagnes, les oiseaux communs disparaissent, la vie du sol et les insectes, dont l’emblématique abeille, sont menacésxiii. Pourtant, les incendies d’Australie n’ont pas invité à des rapides changements comportementaux, pas plus que les suffocants de la pollution, les disparus de la biodiversité et les morts potentiels et advenus du changement climatique. Vous ne verrez jamais quotidiennement dans les médias le décompte tragique s’afficher heure après heure des millions de morts combinés de tous les maux que je viens de décrire. Les morts du coronavirus auraient-t-ils plus de voix ?