Ces dernières années, et en particulier depuis la crise de 2008, dans un contexte de précarisation du travail, d’augmentation du recours à la sous-traitance et de fragmentation croissante des relations d’emploi, la sociologie des mobilisations s’est intéressée à la fois à l’affaiblissement des formes classiques d’organisation syndicale – mis en évidence par exemple par les taux de syndicalisation stables ou en baisse dans la plupart des pays occidentaux – et aux nouvelles modalités et stratégies de mobilisation au travail liées à ce qui est parfois appelé le « renouveau syndical » (Frege, Kelly, 2004 ; Nizzoli, 2017a).
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2Les recherches ont ainsi étudié les efforts mis en œuvre, dans des contextes nationaux variés, par les militants ou par les directions syndicales, afin de faire face aux mutations du marché du travail. Ces travaux, qui se sont penchés sur des situations conflictuelles dans des emplois précaires habituellement réputés peu propices à la mobilisation des salariés, montrent comment des dispositifs généralement considérés comme des freins à l’action collective peuvent parfois être transformés en ressources pour la mobilisation (Collovald, Mathieu, 2009). Les recherches qui se sont intéressées à ces luttes ont mis en lumière comment la condition migrante, elle-même habituellement jugée comme un frein à la mobilisation des salariés, peut devenir un support subjectif pour l’engagement (Milkman, 2011 ; Nizzoli, 2015). Elles insistent également sur la manière dont les stratégies syndicales s’adaptent aux entraves mises à l’action revendicative classique (Denis, 2009), en mettant en évidence le fait que la remise en cause de cette représentation syndicale traditionnelle est d’autant plus forte que le secteur offre peu de perspectives de stabilisation à la main-d’œuvre (Bouffartigue, 2008).
- 1 En étendant le modèle proposé par Albert Hirschman (1970) sur les comportements que des clients ou (…)
3Malgré ce renouveau des formes d’action syndicale, les trajectoires de désyndicalisation concernent de nombreux secteurs d’activité précaires de la sous-traitance ou du commerce. La précarité professionnelle reste le plus souvent un facteur de limitation de la conflictualité et de l’engagement syndical (Jansen et al., 2017), qu’elle soit la cause d’une conflictualité bridée (Béroud, Bouffartigue, 2009) ou la source d’un arbitrage entre exit et voice1(Godechot, Salibekyan, 2013). Mais la mobilité professionnelle et le turnover peuvent parfois se lire comme une résistance non conflictuelle ou l’expression d’un « conflit latent » entre salariés et directions (Smith, 2006) : les immigrés employés dans le secteur des services à Londres changent d’emploi pour fuir des conditions de travail dégradées et ce faisant, démontrent qu’ils ont le pouvoir d’être mobiles (Alberti, 2014).
4Notre article propose de poursuivre l’analyse des conditions d’émergence de la conflictualité dans les secteurs d’activité précaires. En prenant appui sur les recherches qui étudient les différents mécanismes qui concourent à la fabrique du consentement (Burawoy, 2015), nous nous interrogeons sur les processus qui renforcent ou défont ce consentement dans le secteur logistique. Comment s’articulent mobilité professionnelle et engagement syndical ? S’agit-il de logiques opposées ou peuvent-elles se combiner ? Quels rôles jouent la condition d’immigré et les configurations locales dans cette articulation ?
5Notre analyse porte sur la logistique, secteur du tertiaire fortement marqué par l’emploi précaire, étudié dans deux contextes nationaux distincts, la France et l’Italie, à partir de deux enquêtes de terrain à Melun-Sénart et à Padoue (encadré 1). La logistique est en effet particulièrement intéressante car elle est à la fois un vecteur important de précarisation des travailleurs dans les économies se caractérisant par des dynamiques de désindustrialisation, et un secteur de renouvellement de la conflictualité (Alimahomed-Wilson, Ness, 2018). Mais alors qu’au cours des dix dernières années l’Italie a vu émerger dans les entrepôts du nord du pays, notamment à Padoue, une mobilisation d’ampleur, dont les travailleurs immigrés ont été les protagonistes, les rares épisodes conflictuels en France relèvent de luttes défensives qui ne dépassent pas le cadre d’un établissement. La confrontation de deux études de cas situées permet de mettre en lumière les facteurs de démobilisation dans le cas français, et de mobilisation dans le cas italien.
Encadré 1
Méthodologie
- 2 Pour le terrain français, les entreprises ont été anonymisées. Pour les deux enquêtes, les noms de (…)
Cet article repose sur deux enquêtes de terrain menées par les auteurs dans le cadre de leur travail de thèse dans deux sous-ensembles du secteur de la logistique distributive : la messagerie et la grande distribution, respectivement en Italie (à Padoue) et en France (à Sénart).
Le travail de thèse de Carlotta Benvegnù porte sur deux entrepôts de messagerie appartenant à la même entreprise (TNT, aujourd’hui TNT-FedEx), en France, en région parisienne, et en Italie, dans la ville de Padoue. L’enquête, menée entre 2016 et 2018, s’appuie sur des observations participantes à découvert en entrepôt (par le biais de stages), pendant des grèves et des manifestations, ainsi que sur une série d’entretiens biographiques (30) avec des salariés et des syndicalistes. Les données mobilisées dans cet article concernent l’entrepôt de TNT d’Interporto Padova, une plateforme intermodale située à la périphérie de la ville de Padoue et dans laquelle travaillent environ 3 000 personnes, les ouvriers non qualifiés représentant plus de 70 % de la main-d’œuvre.
Le travail de thèse de Lucas Tranchant est lui centré sur les ouvriers travaillant dans l’agglomération de Melun-Sénart, en grande couronne de la région parisienne, qui concentre un grand nombre d’entrepôts dans lesquels travaillent près de 5 000 personnes, dont trois quarts sont des ouvriers peu qualifiés. L’enquête, menée entre 2015 et 2017, a consisté en plusieurs observations participantes en tant qu’intérimaire dans trois entrepôts : Interlog, sous-traitant d’une marque de soda, ST Logistics, entrepôt prestataire gérant des produits de l’industrie agroalimentaire, et Multimag2, filiale logistique d’un des principaux groupes de la grande distribution en France. Ces observations ont été complétées par 25 entretiens avec des salariés (permanents et intérimaires) des trois établissements et 5 avec des syndicalistes de l’union locale CGT (Confédération générale du travail) et d’autres sites.
- 3 C’est parce que les entrepôts étudiés ont une main-d’œuvre presque intégralement masculine que nou (…)
- 4 Celle-ci était de toute façon impossible, tant en raison de la démarche ethnographique retenue, qu (…)
6L’intérêt de la comparaison réside dans les ressemblances entre les deux configurations locales. Les deux terrains ont connu une expansion récente et rapide du secteur logistique, à travers le développement d’entrepôts dans des zones concentrées à proximité de grandes agglomérations. Dans les deux cas, la main-d’œuvre employée est majoritairement racisée, masculine3, et peu qualifiée. Les principales différences liées au contexte national concernent les systèmes d’emploi et la conjoncture économique. Mais plus qu’une comparaison terme à terme4, la méthode retenue consiste à étudier chacun des cas comme un tout, en le réinscrivant dans son contexte régional et national, pour faire ressortir des configurations spécifiques (Nizzoli, 2015). Parmi la multitude de facteurs susceptibles d’influer sur le processus de mobilisation, nous nous intéressons à deux éléments en particulier : les pratiques de mobilité professionnelle de la main-d’œuvre, et les jeux syndicaux locaux. L’article montre ainsi que la captivité de la main-d’œuvre et les relations d’interconnaissances – sur lesquelles s’appuient en grande partie les stratégies syndicales – jouent un rôle central dans la mobilisation collective à Padoue, alors qu’à Melun-Sénart, la mobilité des travailleurs restreint la conflictualité à un petit groupe de militants syndicaux.
7Dans un premier temps, nous décrirons les systèmes d’emploi qui caractérisent le secteur sur les deux terrains (l’intérim en France et la sous-traitance aux coopératives en Italie), puis nous analyserons les pratiques de mobilité (ou d’immobilité) dans chacun des contextes. Alors que les intérimaires de Melun-Sénart peuvent utiliser leur mobilité entre entrepôts pour éviter des conditions de travail dégradées, les travailleurs embauchés par les coopératives à Padoue n’ont qu’une très faible marge de manœuvre et sont le plus souvent contraints de rester dans le même établissement. Dans un deuxième temps, nous analyserons les freins à la mobilisation collective et les ressources auxquelles font appel les travailleurs des deux terrains pour se mobiliser malgré tout. Nous déduisons de la comparaison que c’est la situation même de relative captivité vécue par les travailleurs immigrés à Padoue dans un marché du travail fortement segmenté qui a pu être transformée en ressource pour la mobilisation à travers le « contre-usage » des réseaux migrants. À l’inverse, à Melun-Sénart, la segmentation statutaire de la main-d’œuvre limite la présence syndicale dans les entrepôts et la répression isole les militants syndicaux défendant une pratique conflictuelle.
8Le développement des activités logistiques en Europe participe de l’éclatement des réseaux de production à l’échelle mondiale et de leur fragmentation le long de chaînes de sous-traitance. Les entrepôts sont généralement exploités par des prestataires logistiques ou de messagerie qui font face à des contraintes de coûts importantes imposées par leurs clients. Cela se traduit par l’externalisation d’une partie de la main-d’œuvre, génératrice de précarité professionnelle, mais selon des formes différentes en fonction du pays : alors qu’en France les entrepôts font un usage massif de l’intérim, en Italie les emplois logistiques subalternes sont principalement sous-traités aux coopératives.
- 5 Le droit du travail limite le recours à l’intérim aux cas d’« accroissement temporaire de l’activi (…)
9En France, le secteur de la logistique fait un recours massif au travail temporaire, avec près d’un quart des effectifs ouvriers en intérim, auxquels s’ajoutent 10 % de contrats à durée déterminée (CDD) (Tranchant, 2018). La majorité de la main-d’œuvre de certains entrepôts est même en intérim : c’était le cas de 90 % des ouvriers de ST Logistics. Dans les deux autres établissements étudiés, un tiers des ouvriers avait un statut d’intérimaire. Illégal vis-à-vis du Code du travail, le recours régulier à l’intérim s’appuie sur un détournement des motifs légitimes de recours au travail temporaire5. Or une telle pratique est structurelle dans les entrepôts parce qu’elle permet aux employeurs d’ajuster la durée de mobilisation de la main-d’œuvre au plus près de leurs besoins : elle se traduit généralement par des contrats hebdomadaires, renouvelés d’une semaine sur l’autre, avec un simple changement de motif. Un intérimaire peut travailler jusqu’à dix-huit mois dans la même entreprise, devenant alors un « intérimaire permanent ». C’est cette flexibilité qui conduit les entreprises à recourir à l’intérim, davantage qu’une limitation directe des salaires : les intérimaires sont en effet rémunérés suivant la même convention collective que les salariés permanents de l’entreprise utilisatrice. De plus, à la rémunération de base s’ajoutent les congés payés (10 %) et les indemnités de fin de mission (10 %), ainsi qu’une commission prélevée par l’agence d’intérim.
10La « souplesse » de l’intérim, pour reprendre le substantif employé par un directeur d’entrepôt rencontré, se manifeste dans les multiples possibilités que les employeurs peuvent utiliser pour révoquer un travailleur à tout moment, presque sans condition, en mettant fin à sa mission. En raison de la courte durée des contrats (souvent à la semaine) et des motifs variés dont disposent les entreprises pour les interrompre, les intérimaires voient constamment planer sur leur tête la menace de la fin de mission. Celle-ci peut arriver pour des raisons aussi diverses qu’une faute commise dans le cadre de leur travail, une baisse d’activité, mais également un arrêt maladie ou un comportement d’insubordination face à un chef. Lorsqu’un intérimaire disparaît du collectif, il est souvent difficile de savoir quelle en est la raison. Ainsi, dans l’entrepôt ST Logistics, une information circulait selon laquelle un intérimaire avait été « mis en fin de mission » parce qu’il demandait trop souvent à décaler ses jours de pause, un autre parce qu’il réclamait à un chef d’équipe des heures de travail non payées. L’important n’est pas que cela ait été vrai, mais que tout le monde l’ait cru vrai.
11Comme dans d’autres secteurs (Brugière, 2017), l’intérim est, dans les entrepôts, la principale voie d’accès à l’emploi stable et permet de conditionner la titularisation en contrat à durée indéterminée (CDI) à l’engagement intense des intérimaires dans le travail. À Multimag, pour espérer rester longtemps dans l’entrepôt, a fortiori se voir proposer une future embauche, les intérimaires doivent atteindre un certain niveau de productivité qui est supérieur à celui demandé aux salariés en CDI. L’intérim limite par ailleurs l’organisation des travailleurs, puisque ces derniers ne sont pas représentés dans les instances représentatives du personnel. De plus, la syndicalisation en intérim ne concerne que les aspects liés à la relation entre l’intérimaire et l’agence dont il dépend, laissant hors champ les relations avec l’entreprise utilisatrice.
- 6 Article 7, paragraphe 4, du décret-loi no 248/2007 (loi no 31/2008).
12En Italie le recours aux agences d’intérim est très restreint, car les entreprises de logistique sous-traitent généralement le travail de manutention en entrepôt à des coopératives. Dans le cas de l’entrepôt étudié, qui appartient à la multinationale TNT, l’ensemble de la main-d’œuvre ouvrière (une centaine de personnes) est fourni par une organisation extérieure à l’établissement. À l’inverse, les employés des bureaux, moins nombreux, sont tous embauchés directement par TNT. Dans la majorité des coopératives opérant dans la logistique, les ouvriers sont généralement embauchés sous le statut de « travailleurs associés ». Bien qu’en principe ces derniers disposent de droits et protections équivalents à ceux des salariés6, des cas de contournement systématique de la loi sont rapportés par les organisations syndicales et l’inspection du travail, ce qui a amené à parler du phénomène des « fausses coopératives » (encadré 2). Par ailleurs, le système de sous-traitance fait que les « travailleurs associés » ne sont pas protégés de la précarité même s’ils sont embauchés en CDI, car leur réembauche n’est pas garantie lors des fréquents renouvellements de contrat. Ainsi, comme souligné par Cristina Nizzoli (2017b, p. 137), le statut de « travailleur associé » permet aux donneurs d’ordres d’opérer des « réajustements d’effectifs sans pour autant devoir s’en tenir à la réglementation prévue par le droit du travail ». L’externalisation en cascade a, quant à elle, pour effet de diluer la responsabilité de l’entreprise sous-traitante envers les « travailleurs associés ».
Encadré 2
Le système coopératif italien
- 7 Selon la définition du ministère du Travail italien, il s’agit de « pseudo-entreprises qui, au lie (…)
- 8 Ispettorato Nazionale del Lavoro, « Campagne di vigilanza straordinaria. Report I trimestre 2019 »
Les coopératives italiennes ont été fondées à partir du xixe siècle afin de créer des emplois et de contenir l’émigration de masse. Bien qu’à ses débuts le mouvement coopératif se soit appuyé sur des valeurs de solidarité et de mutualisme, son expansion s’est accompagnée d’une nouvelle approche managériale provoquant, dans certains secteurs, une détérioration des conditions de travail et de la démocratie interne (Sacchetto, Semenzin, 2014). C’est notamment à partir de la seconde moitié des années 1970 que l’assimilation des principes de l’économie de marché a modifié le débat interne au mouvement coopératif qui s’est progressivement structuré autour de la notion de « centralité d’entreprise » (Berselli, 2015). Au cours des années 1980 et 1990, le développement de la sous-traitance ainsi que les avantages fiscaux accordés aux coopératives introduits par la loi ont relancé l’expansion du mouvement. Mais c’est surtout depuis le déclenchement de la crise économique de 2008 que celui-ci n’a pas cessé de croître – en particulier dans le secteur des services –, le nombre de salariés des coopératives ayant atteint 1,3 million en 2011 (7,2 % de l’ensemble des salariés italiens) dont 58 % embauchés comme « travailleurs associés », les 42 % restants l’étant avec différents types de contrats (Borzaga et al., 2014). Aujourd’hui, le système coopératif s’est non seulement éloigné des principes originels mais, dans certains cas, il est aussi devenu perméable à des mécanismes de corruption et à des pratiques illégales. Le secteur de la logistique notamment, en raison de sa croissance très rapide et des profits importants qu’il permet avec des investissements relativement réduits, a été au centre de nombreux scandales liés au phénomène dit des « fausses coopératives », des entreprises qui ont recours au statut coopératif pour contourner le droit du travail et profiter des avantages fiscaux prévus par la loi7. Certaines coopératives s’en servent pour déclarer régulièrement faillite, afin de ne pas payer les salaires et les cotisations sociales des anciens « travailleurs associés », puis recréent une nouvelle coopérative avec la même direction. Selon l’inspection du travail, au cours du premier trimestre 2019, sur un total de 811 coopératives inspectées, 519 (63,9 %) étaient dans une situation d’« irrégularité », ne respectant pas le droit du travail8.
13Les conventions collectives qui régissent le secteur en France et en Italie assurent des rémunérations minimales similaires : environ 1 400 euros bruts mensuels pour l’embauche d’un manutentionnaire en France, 1 300 euros en Italie. À TNT à Padoue comme à Multimag à Sénart, en cumulant quelques années d’ancienneté et les primes, les ouvriers peuvent néanmoins atteindre des rémunérations autour des 2 000 euros par mois. Avant le cycle de grèves, le secteur logistique italien se caractérisait par des salaires plus bas qu’en France, principalement en raison des contournements systématiques du droit du travail par les coopératives. Par ailleurs, les conditions de travail étaient marquées par une moindre mécanisation et par une gestion de la main-d’œuvre largement informelle, reposant notamment sur un superviseur qui fixe les tournées et distribue les tâches au jour le jour.
- 9 Jusqu’en 2007 (décret-loi no 248/2007, loi no 31/2008), en raison de l’article no 3 de la loi 142/ (…)
14Les grèves en Italie ont réussi à imposer dans beaucoup d’entrepôts l’application de la convention collective du secteur9. Elles ont aussi, dans certains cas, entraîné la signature d’accords plus avantageux pour les salariés (cf. infra, fin de l’encadré 3, p. 60). Par ailleurs, le secteur logistique italien a encore un retard important, par rapport à la France notamment, en matière d’automatisation et de mécanisation, ce qui n’est pas sans conséquences sur les conditions de travail dans les entrepôts (Bologna, 2013). Dans le site étudié par exemple, jusqu’en 2011, le travail de tri des colis était entièrement manuel. Si l’introduction d’une ligne de tri mécanisée a réduit le nombre de tâches physiques, elle a toutefois imposé un rythme d’exécution plus élevé, augmentant la spécialisation des postes de travail devenus plus monotones.
15Si les conditions de travail particulièrement dures ont été un facteur de déclenchement des grèves à Padoue, elles ne sauraient expliquer entièrement le différentiel de conflictualité entre les deux terrains. En France comme en Italie, le secteur logistique se caractérise par une forte hétérogénéité des salaires et des conditions de travail entre entrepôts. En rester aux motifs de revendication pour expliquer les mobilisations reviendrait à en adopter une lecture nominaliste. Il est au contraire nécessaire d’introduire dans l’analyse les dynamiques à l’œuvre au sein de la main-d’œuvre ouvrière, notamment les formes de mobilité professionnelle et les stratégies syndicales.
16Le mode d’emploi de la main-d’œuvre a des conséquences importantes sur les possibilités de mobilité des travailleurs, ce qui contribue à expliquer l’engagement syndical. Alors qu’en France, le recours à l’intérim offre la possibilité aux travailleurs de fuir individuellement les conditions d’emploi les plus dégradées, en Italie la sous-traitance aux coopératives, conjointement avec les effets de la crise économique, réduit les marges de manœuvre des ouvriers pour mettre en place des stratégies de mobilité externe ou de « sortie » de l’entrepôt.
17L’intérim est un point de passage incontournable pour les ouvriers de la logistique à Sénart, les embauches directes en CDD et CDI étant très rares. L’intérim n’est pour autant pas un statut dont l’usage est limité à l’entrée dans l’entrepôt. Certains intérimaires restent pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, sous statut temporaire sans pour autant que leurs situations correspondent systématiquement à des expériences de la précarité. Pour de nombreux travailleurs, l’absence de stabilisation professionnelle découle de « stratégies de mobilité » (Alberti, 2014), puisque le changement d’entrepôt peut traduire un comportement d’exit face à des conditions de travail jugées inacceptables.
18Pour nombre d’ouvriers, le travail en entrepôt n’est qu’un emploi provisoire, permettant leur insertion sur le marché du travail français dans l’attente d’une meilleure opportunité. Cette situation concerne par exemple les étudiants ou des jeunes en insertion professionnelle, mais également les immigrés qualifiés, voire hautement qualifiés, qui expérimentent une disqualification lors de leur arrivée en France. Ce sont les conditions de travail difficiles qui poussent ces travailleurs à refuser de s’ancrer dans ce secteur d’activité, à l’instar de Claude, intérimaire de la logistique de 44 ans, né au Congo. Il immigre en France à 22 ans, pour continuer des études de biologie. Mais devant s’assumer seul, il commence à travailler comme ouvrier marbreur. Il fait ce travail pendant plus de dix ans, jusqu’au début de la crise économique de 2008 : « Y a eu carence de travail, y avait pas vraiment de travail. Je me suis dit bon il faut que je me lance dans la logistique. » En 2016, après presque dix ans en intérim dans le secteur, il refuse l’idée d’une éventuelle embauche en CDI. À cause de ses problèmes de dos récurrents, il souhaite « un travail moins physique pour l’avenir », ce qui l’amène à commencer une formation pour devenir réceptionniste dans l’hôtellerie. Si le travail en entrepôt est souvent vécu comme un point de passage dans les trajectoires professionnelles, dont il est prévu de sortir, ce passage dure donc parfois de longues années.
19Le maintien dans l’intérim donne aux travailleurs un pouvoir de sélection de leurs conditions de travail. Par exemple Michel, cariste intérimaire angolais, explique refuser parfois des missions qu’il juge trop difficiles, comme celles de préparateur de commandes ou de manutentionnaire :
« Combien de fois ils m’ont appelé pour des missions Manpower, je suis parti, j’ai dit non. J’ai failli être embauché à Brico Dépôt. […] Ils me disaient : “Ramasse les poubelles, fais ceci, fais cela.” J’ai même travaillé juste une demi-heure, j’ai dit : “Je suis désolé, je peux pas travailler avec vous.” Je suis parti. Je suis comme ça. »
20Sidney, préparateur de commandes et intérimaire depuis plus de dix ans dans les entrepôts de Melun-Sénart, explique quant à lui qu’il décide de terminer et de renouveler autant que possible une mission d’intérim si le salaire est suffisamment intéressant. Il dit également avoir activement cherché à rentrer dans l’entrepôt Multimag, connu localement pour offrir une rémunération supérieure à la moyenne du secteur.
21L’intérim de long terme est alors un moyen que peuvent mobiliser les travailleurs pour aménager la subordination en leur permettant de « choisir » les entrepôts aux conditions de travail les moins dégradées, tout en bénéficiant du surcroît de salaire qu’apportent la prime de précarité et le paiement des congés payés. Certains travailleurs préfèrent donc refuser une embauche, à l’instar de Michel pour qui le CDI est « juste un titre » qui n’a aucun intérêt s’il s’accompagne d’un salaire au niveau du Smic (salaire minimum interprofessionnel de croissance). Au moment de l’enquête, les conditions d’indemnisation du chômage offrent aussi la possibilité aux « intérimaires de profession » (Faure-Guichard, 1999), lorsqu’ils ont suffisamment travaillé, d’être indemnisés entre deux missions, ce qui limite le risque financier induit par l’instabilité de l’emploi.
- 10 Sur l’ensemble du territoire enquêté, on dénombre près de 50 agences d’intérim qui font travailler (…)
22Le maintien dans l’intérim permet en effet aux travailleurs de négocier les missions, dans le cadre d’une « fidélisation » de la relation entre l’intérimaire et son agence. Surtout, les travailleurs sont en général inscrits dans plusieurs agences en même temps10, ce qui leur permet de bénéficier des missions plus avantageuses que l’une ou l’autre pourrait leur proposer, parfois de cumuler deux missions en même temps, et surtout de réduire les périodes de chômage. C’est le cas de Sidney qui « fonctionne avec plusieurs agences », pour prendre les missions les plus intéressantes, ou parfois pour cumuler deux missions d’intérim à temps plein (c’est le cas lorsque je le rencontre). Ce pouvoir des intérimaires de mettre en concurrence les agences leur est d’autant plus favorable que la conjoncture économique est bonne au moment de l’enquête à Sénart, où les ouvertures de plateformes logistiques se multiplient depuis la fin des années 2000. Les recruteurs des entreprises comme des agences d’intérim déplorent même un manque de candidats pour les emplois en entrepôt. La mobilité des travailleurs n’est donc pas nécessairement synonyme de précarité. Elle prend parfois la forme d’un marché professionnel où les travailleurs disposent d’une capacité de sélection de leurs conditions de travail.
23C’est principalement par voie informelle, sous le statut de « travailleurs associés » et généralement en CDI, que les travailleurs migrants sont recrutés par les coopératives dans les entrepôts de la logistique à Padoue. Ainsi, et alors qu’en France la mobilité et la possibilité d’une multi-inscription dans plusieurs agences permettent de limiter la dépendance à un seul employeur, ici la sous-traitance implique une moindre marge de manœuvre pour mettre en place des formes de mobilité autonome. Elle produit en effet une plus forte dépendance vis-à-vis de l’employeur principal : la coopérative. Elle peut toutefois être contournée par le recours à un capital social développé au sein des réseaux communautaires et mobilisable sur le marché du travail logistique pour trouver un emploi.
- 11 Il n’est pas possible d’estimer le nombre de coopératives opérant à Padoue, mais pour l’ensemble d (…)
24Avant la crise économique de 2008, quand les conditions de travail devenaient inacceptables, il était en effet courant de démissionner et de trouver un nouvel emploi dans le secteur en s’appuyant sur le capital social et relationnel fourni par les réseaux communautaires des immigrés11. Koffi, ouvrier de 30 ans de nationalité ivoirienne, arrivé en Italie en 2007, raconte :
« Quand je finissais le travail à 5 heures, je devais aussi faire le ménage en entrepôt, balayer par terre, ranger quoi […]. Le premier jour, j’étais censé terminer à 6 heures, le responsable m’a gardé en entrepôt jusqu’à 10 heures ! J’ai encaissé, mais le deuxième jour j’ai dit : “Non, ce n’est pas mon travail chef.” »
- 12 Depuis la loi Bossi-Fini de 2002 sur l’immigration, le contrat de travail est une condition nécess (…)
25Les stratégies de mobilité disponibles pour les travailleurs immigrés en Italie restent toutefois plus limitées que dans le cas français. D’une part, les possibilités d’échapper à des conditions de travail particulièrement pénibles par des stratégies individuelles de mobilité sont amoindries par l’érosion progressive de l’État social italien. Les indemnités de chômage plus faibles qu’en France, ainsi que l’absence d’indemnités spécifiques de fin de mission, ne permettent pas aux « travailleurs associés » des coopératives d’envisager une alternance entre travail et chômage équivalente à celle mise en place par les intérimaires français. D’autre part, le lien établi par la loi entre titre de séjour et contrat de travail renforce pour certains la dépendance vis-à-vis de l’employeur12.
26Le contexte économique participe lui aussi de la réduction de la mobilité externe sur le marché du travail. En particulier, le durcissement et les effets prolongés de la crise financière de 2008 ont contribué à réduire le turnover en entrepôt ces dernières années, en particulier pour les immigrés. La rotation de la main-d’œuvre dans l’entrepôt TNT s’est ainsi fortement réduite, comme l’explique Mohammed, ouvrier marocain de 50 ans travaillant dans l’entrepôt de TNT à Padoue depuis plus de dix ans au moment de l’entretien en 2016 :
« Un ami à moi m’a amené à la coopérative la première fois. Il m’avait dit qu’il y avait du travail, car à cette période, en 2003, les gens s’échappaient de l’entrepôt. Ils arrivaient, ils faisaient un mois, et ils partaient. Le gars, il arrivait, il travaillait 15 jours, une semaine, et se disait : “Mon dieu mais quel travail de merde !” et il partait. […] Avant les gens s’échappaient, en 2003, 2004, 2005, 2006, 2007. Maintenant la majorité est restée. »
27Les travailleurs immigrés, embauchés pour la plupart avec des contrats précaires et dans des secteurs très sensibles aux cycles économiques (manufacturier, du transport ou du bâtiment notamment), sont en effet parmi les premiers à avoir subi les conséquences de la crise. Alors que cette dernière n’a pas entraîné une diminution de la part des immigrés dans la population active – qui est passée de 5,2 % en 2005 à 10,3 % en 2012 (Ambrosini, Panichella, 2016) –, elle a par contre augmenté les dynamiques de dualisation du marché du travail italien, et renforcé les caractéristiques du modèle d’insertion des migrants, typique des pays de l’Europe méridionale, caractérisé par un très fort trade-off : d’un côté, le risque de chômage pour les migrants est relativement bas, et de l’autre, la ségrégation dont ils font l’objet sur le marché du travail est particulièrement forte. Ils sont par conséquent majoritairement insérés dans des postes précaires et peu qualifiés du segment du marché du travail dit « secondaire » (Fellini, Fullin, 2016).
28La conjoncture économique des dernières années a donc augmenté la ségrégation professionnelle des immigrés en Italie, réduit leurs possibilités de mettre en place des stratégies de mobilité horizontale sur le marché du travail et, ce faisant, celle de « claquer la porte » face à des conditions de travail particulièrement pénibles. Ces salariés se trouvent ainsi très souvent bloqués dans un système qui ne leur permet presque aucune mobilité professionnelle, et donc sociale. Leur condition peut être lue à la lumière de la catégorie de « salariat bridé » élaborée par Yann Moulier Boutang (1998) afin de décrire les formes variées de mobilité « entravée » de la main-d’œuvre.
29La comparaison entre les systèmes d’emploi dans les entrepôts français et italiens met en évidence deux formes de précarité professionnelle aux effets très différents sur la mobilité des travailleurs immigrés : à Padoue, elle se traduit par un ancrage professionnel contraint, alors qu’à Melun-Sénart, elle se manifeste à l’inverse par l’absence de lien stable avec l’entreprise. À Padoue, le contexte de crise économique limite, lui aussi, les possibilités de mobilité des travailleurs, alors qu’à Melun-Sénart, plusieurs stratégies de mobilité restent envisageables. Cette différence est indispensable afin de comprendre le sens particulier que ces deux groupes de salariés précaires donnent à leur emploi et, par conséquent, à leur engagement militant : la conflictualité dans les entrepôts en France est avant tout un enjeu de la main-d’œuvre stable, alors qu’elle se construit autour des travailleurs précaires en Italie.
30Les deux terrains, qui connaissent une grande concentration d’entrepôts, ont connu des formes de conflictualité très différentes. À Padoue, le cycle de grèves dans les entreprises de logistique du nord de l’Italie a favorisé la syndicalisation massive des ouvriers de TNT et leur mobilisation dans un conflit prolongé. À Melun-Sénart, les épisodes conflictuels sont rares et ne concernent toujours qu’un seul établissement. Si les possibilités différenciées de mobilité de la main-d’œuvre sont un premier élément d’explication, il est également nécessaire de prendre en compte les relations des travailleurs, en particulier immigrés, avec les organisations syndicales.
31Pour pourvoir les postes les moins qualifiés en entrepôt, les agences d’intérim et les coopératives puisent dans le bassin de main-d’œuvre « disqualifiée », exclue de l’emploi stable (Chauvin, 2010). Cela explique la place centrale des migrants dans les entrepôts sur les deux terrains. Ils représentent à Melun-Sénart près de la moitié des ouvriers des entrepôts étudiés, et la grande majorité à Padoue. Mais leur place dans les dynamiques conflictuelles est très différente. À Padoue, la délégitimation des organisations syndicales traditionnelles et la force des réseaux communautaires ont conduit les immigrés à être au cœur du renouveau syndical. Dans les entrepôts de Melun-Sénart, la forte mobilité intra-sectorielle des travailleurs et l’hétérogénéité des collectifs rendent difficile leur intégration au sein des organisations syndicales.
32Bien qu’en Italie, la logistique soit caractérisée par une très forte fragmentation à la fois contractuelle et syndicale, le secteur a été traversé depuis 2008, et avec un pic d’intensité en 2010-2011, par un cycle de grèves « dures ». Commencé en 2008 à Pioltello, dans la banlieue de Milan, avec une grève dans un entrepôt de l’entreprise de grande distribution Esselunga, le mouvement s’est très vite étendu à plusieurs régions, en particulier à la Vénétie et à l’Émilie-Romagne. Ces grèves – qui ont demandé (et qui ont souvent obtenu) des améliorations des conditions de travail, l’application des conventions collectives et le droit de se syndiquer – se caractérisent par l’utilisation systématique du blocage et l’organisation de piquets mobiles (Cuppini, Pallavicini, 2015). C’est dans ce contexte que sur le site de TNT à Padoue, les travailleurs immigrés se sont organisés au sein du syndicalisme de base (encadré 3). En mettant en place depuis 2008 une stratégie de syndicalisation s’appuyant sur la mobilisation des réseaux migrants qui ont servi de support pour l’organisation et l’action, ce dernier a rempli le vide laissé dans le secteur par les organisations traditionnelles.
Encadré 3
Relations professionnelles et syndicats de base en Italie
- 13 Confederazione Generale Italiana del Lavoro (Confédération générale italienne du travail) ; Confed (…)
- 14 Associazione per i Diritti dei Lavoratori (Association pour les droits des travailleurs) Cobas.
- 15 En 2015, une série d’accords à portée nationale ont été signés entre entreprises de transport appa (…)
Les relations professionnelles en Italie sont caractérisées par la présence de trois confédérations syndicales majoritaires fonctionnant sur un modèle centralisé (CGIL, CISL et UIL13) et par un taux de syndicalisation très important, de l’ordre de 35 %, le nombre d’adhérents retraités étant toutefois supérieur au nombre d’adhérents actifs. Ce taux s’explique en grande partie en raison de l’offre de services (allocations, fiscalité, assistance juridique) proposée par les syndicats confédéraux.
Ce qui distingue aussi le système des relations professionnelles italiennes, c’est l’émergence, depuis les années 1980, de nouveaux acteurs syndicaux, les comités de base (Cobas), au fonctionnement fortement décentralisé. Cet univers hétérogène, qui regroupe plusieurs sigles, s’est développé dans un premier temps auprès des travailleurs de l’Éducation nationale et des Chemins de fer (Pauvert, 2012), pour s’étendre ensuite à d’autres secteurs. Dans les entrepôts de Padoue, l’organisation de base majoritaire est ADL Cobas14. N’étant pas reconnus comme « représentatifs », les syndicats de base ne peuvent pas participer aux négociations au niveau national. Leur reconnaissance fait cependant partie des revendications depuis les débuts du mouvement dans les entrepôts. Les accords signés par les trois syndicats confédéraux sont d’ailleurs souvent contestés par les grévistes. Lors des dernières négociations pour la signature de la convention collective en 2018, par exemple, les syndicats de base ont lancé un mouvement de grève afin de s’opposer à la plateforme revendicative des confédéraux et de demander notamment l’introduction dans la convention collective de la « clause sociale », qui assure la réintégration des travailleurs en cas de changement de contrat et qui avait déjà été négociée par les syndicats de base avec des multinationales du secteur, dont TNT, en 201515.
33Dans le secteur logistique du centre nord du pays, les divisions entre syndicats traditionnels et Cobas se reflètent très souvent aussi dans le profil social et le statut des adhérents. C’est le cas dans l’entrepôt de TNT à Padoue, où les Cobas sont majoritaires chez les manutentionnaires – essentiellement immigrés et embauchés par les coopératives – alors que la CGIL compte de nombreux inscrits parmi les employés des bureaux – tous d’origine italienne et embauchés directement par TNT. Au moment où l’enquête a été menée, les résultats des élections professionnelles avaient vu ADL Cobas obtenir plus de 90 % des voix parmi les manutentionnaires (le reste se partageant entre la Fédération italienne des travailleurs des transports et la Fédération des transports, les fédérations de branche de CGIL et CISL).
34Le peu d’investissement des confédérations syndicales italiennes dans le secteur logistique s’explique non seulement par les difficultés rencontrées par les syndicats traditionnels italiens à intervenir auprès des salariés précaires, mais aussi parce qu’ils se sont montrés pendant longtemps réticents à recruter des travailleurs immigrés : considérés comme destinés à retourner dans leur pays d’origine, habitués aux bas salaires et aux pires conditions de travail, trop exposés au chantage du permis de séjour, ils étaient jugés peu susceptibles de s’engager dans des actions collectives (Marino et al., 2015). Toutefois, ce qui semble avoir freiné l’engagement des syndicats traditionnels, CGIL et CISL en particulier, ce sont avant tout les liens très étroits et de longue date qu’ils entretiennent avec les directions des centrales coopératives. Une partie importante du mouvement coopératif est en effet historiquement liée au Parti communiste, une autre au monde catholique ; cette double filiation se traduit toujours par des liens entre les centrales coopératives et les principaux syndicats du pays. Cela donne lieu à des formes de cogestion diffuses du travail en entrepôt entre syndicalistes et responsables des coopératives. C’est ce dont témoigne la première expérience de syndicalisation de Marco, 38 ans, l’un des rares ouvriers italiens employés dans l’entrepôt de TNT à Padoue en tant que travailleur associé depuis 2012 :
« Je m’étais inscrit à la CGIL parce que c’était une situation différente. En gros la majorité [des immigrés] était syndiquée avec les Cobas, on n’était que quatre ou cinq à ne pas être inscrits aux syndicats de base. Alors les responsables nous ont dit : “Écoutez, inscrivez-vous à la CGIL.” L’ancien responsable, qui était un Albanais qui me faisait travailler comme un dingue, l’a proposé en disant : “Comme ça vous pouvez venir travailler pendant les jours de grève des Cobas, et comme ça la coopérative est contente, et TNT aussi est contente, qu’il y ait quelqu’un pour travailler en entrepôt.” Et voilà, nous, les jours de grève, on travaillait. »
35Ce n’est que lors des premières mobilisations dans le cadre de la fusion entre TNT et Fedex, en 2016, que Marco – face à la « passivité et à l’absence des confédéraux en entrepôt » – a pris la décision d’adhérer aux Cobas parce qu’« il fallait rester tous unis face à ce nouveau changement ».
36Les luttes des travailleurs immigrés dans la logistique dans le nord de l’Italie sont donc en premier lieu le résultat de la rencontre entre ces derniers et le syndicalisme de base, qui se caractérise par des pratiques militantes ouvertement conflictuelles, et qui a mis en place depuis une dizaine d’années une stratégie de syndicalisation favorisant la mise en valeurdes réseaux communautaires. Moins bureaucratiques et plus ouvertes que les fédérations traditionnelles, les organisations de base ont notamment laissé une marge de manœuvre très importante aux salariés immigrés, qui ont pu choisir leurs délégués syndicaux parmi les membres des communautés migrantes (Benvegnù, 2019).
- 16 Les enquêtes Istat sur l’emploi (Galossi, Ferrucci, 2014) montrent que les immigrés représentent u (…)
37Dans le centre-nord de l’Italie, les coopératives emploient très majoritairement des travailleurs immigrés (plus de 90 % dans l’entrepôt où l’enquête a été conduite), mais leur nombre dans l’ensemble du secteur reste difficile à estimer de manière précise16. Dans les entrepôts, le recrutement s’appuie en grande partie sur les liens familiaux et communautaires ou sur les réseaux d’interconnaissances des immigrés. Il s’agit en première instance de s’assurer de la « fiabilité » de la main-d’œuvre à travers un double contrôle, au travail et dans la communauté d’origine, ainsi qu’en témoigne cet ouvrier de 25 ans originaire de Roumanie, arrivé en Italie à l’âge de 18 ans et directement embauché dans un entrepôt logistique grâce à une connaissance :
« Une fois, nous sommes allés au syndicat pour demander, pour vérifier les fiches de paie et ils nous ont expliqué qu’il y avait des problèmes. Mais puisque le patron [le responsable de la coopérative] était roumain, et qu’il y avait beaucoup de travailleurs originaires de son village, ils n’ont pas eu le courage d’aller rejoindre le syndicat. »
- 17 Les autres nationalités présentes étaient, par ordre d’importance : bangladaise, nigérienne, ivoir (…)
38Ainsi, dans le site étudié, alors qu’au moment de l’enquête, la majorité des travailleurs était d’origine marocaine, les liens entre collègues – comme les divisions au sein du collectif – se créaient principalement en fonction de la nationalité17.
39La rencontre entre travailleurs immigrés et syndicalistes de base a lieu entre 2006 et 2007 et, dans un premier temps, la prise de contact se fait en dehors des lieux de travail. À cette époque, l’organisation de base présente en Vénétie, ADL Cobas, est engagée dans des dynamiques de lutte sociale en lien, notamment, avec la question du droit au logement. C’est par ce biais que les responsables syndicaux, à l’époque encore tous italiens, entrent en contact avec des immigrés salariés du secteur. Le récit de cette rencontre par un permanent syndical d’ADL Cobas met en lumière le rôle central que, dès le début, les liens communautaires ont joué dans la construction du processus de syndicalisation :
« Leur point de rencontre était la gare. Ils se connaissaient tous, par le quartier, par les liens familiaux. Les relations interpersonnelles, ou familiales, ont été très importantes […]. Parce que c’est au travers des connaissances qu’on avait d’immigrés vivant à via Anelli [quartier populaire de Padoue, désormais démoli], ceux dont on disait qu’ils étaient tous des délinquants, tous des dealers, qu’on est rentrés dans le secteur. Au fur et à mesure qu’on a commencé à enquêter pour mieux comprendre qui habitait réellement là-bas, on a découvert qu’en réalité c’était plein de travailleurs, de gens qui se levaient à 5 heures ou qui travaillaient la nuit dans les entrepôts. Ce n’était pas juste un quartier-ghetto, c’était un quartier-dortoir. »
40La majorité des travailleurs dans l’entrepôt de Padoue appartient aujourd’hui à la catégorie des « migrants permanents » (Sayad, 2006). Fortement ancrés dans le pays d’accueil, ils ont généralement un permis de séjour de longue durée et sont arrivés en Italie depuis plus de dix ans, où ils ont été rejoints par leur famille. Cet ancrage semble avoir augmenté leur propension à mettre en œuvre des stratégies sur le long terme afin d’améliorer leurs conditions de travail et de vie. Beaucoup parmi les immigrés interviewés ont en effet décrit un changement progressif dans leurs dispositions. Si, dans un premier temps, l’urgence de trouver un emploi pour pouvoir s’établir en Italie et obtenir – ou renouveler – un permis de séjour, tout comme leur peu de connaissance de la langue et des lois italiennes, les ont poussés à accepter des conditions de travail et salariales particulièrement pénibles, avec le temps, leur rapport à l’emploi a changé. Comme le souligne Koffi, ouvrier de 30 ans de nationalité ivoirienne, arrivé en Italie en 2007 :
« Quand tu arrives, la seule chose à laquelle tu penses, c’est trouver un travail […] mais après un certain temps, tu comprends que ça ne va pas, que si tu veux rester, les choses doivent changer. »
41D’un côté, leur rencontre avec les syndicats de base leur a permis d’acquérir une meilleure connaissance du droit et des lois, de l’autre, leur stabilisation progressive dans le pays d’accueil, par la régularisation de leur condition légale et les regroupements familiaux, a renforcé leur refus d’être considérés comme une main-d’œuvre « jetable » et leur détermination à obtenir une amélioration des conditions de travail. L’expérience de la migration elle-même semble donc, sur le long terme, générer des attentes croissantes fonctionnant comme autant de ressorts subjectifs favorisant l’engagement dans des processus revendicatifs. À l’instar de ce qui a été observé par Ruth Milkman (2011) à partir du cas des migrants hispaniques dans le secteur des services aux États-Unis – et à rebours de la représentation de travailleurs migrants comme moins susceptibles de prendre le risque de l’engagement en raison de leur vulnérabilité –, c’est la condition même d’immigré qui a fonctionné comme premier ressort du processus de syndicalisation. Tout cela, conjointement aux effets de la situation de relative captivité de la main-d’œuvre décrits plus haut et à l’absence de marges de manœuvre pour la mise en place de stratégies individuelles de mobilité, a permis le processus de syndicalisation et la mise en place de stratégies collectives.
42La diffusion des luttes et l’organisation syndicale ont été possibles en grande partie grâce à l’utilisation des canaux de communication internes aux communautés immigrées. Ces réseaux, qui aident les nouveaux arrivants à s’établir dans le pays d’accueil et à trouver un emploi, et qui sont ancrés dans les lieux de travail, ont été transformés par les travailleurs immigrés en instruments pour l’organisation syndicale. Il s’agit d’un aspect central de l’engagement, car c’est le recrutement sur une base communautaire, à l’origine censé assurer un double contrôle sur la main-d’œuvre (cf. supra), qui a été transformé en ressource pour l’action. À son arrivée à Padoue en 2007, Pravar, 38 ans au moment de l’enquête, originaire du Bangladesh, est parmi les premiers à s’inscrire au syndicat à TNT. Avant d’être rejoint par sa femme quelques années plus tard, il partage un appartement avec des concitoyens qui travaillent aussi dans des entrepôts de l’Interporto de Padoue. C’est par l’intermédiaire de Pravar que ces derniers rejoignent le syndicat de base :
« Je leur ai expliqué à mes concitoyens. Tellement que maintenant, j’en ai même marre d’expliquer. Et maintenant ils font même plus de bordel que moi au travail. »
43La vague de grèves qui a traversé les entrepôts de logistique dans cette région au cours des dernières années peut donc être lue à la lumière de la sociologie des « mobilisations improbables » (Collovald, Mathieu, 2009). La fragilisation des collectifs de travail par la segmentation ethnique, les statuts précaires et le chantage permis par le lien étroit entre titre de séjour et contrat de travail n’ont pas constitué un frein à l’engagement de ces travailleurs dans des mouvements de grève. Paradoxalement, des dispositifs conçus pour assurer la loyauté, en particulier le recrutement sur base communautaire de la main-d’œuvre, ont été transformés en ressources pour l’action collective.
44À la différence du cas italien, le territoire de Melun-Sénart n’est pas le lieu d’une mobilisation élargie des ouvriers dans les entrepôts. L’analyse de la presse locale permet de recenser une vingtaine de conflits sociaux ayant touché des établissements logistiques à Melun-Sénart depuis le début des années 2010. Ils concernent principalement des restructurations d’entrepôts conduisant au licenciement d’une partie de la main-d’œuvre, voire à la fermeture de l’entrepôt, et, dans quelques cas, consistent en des grèves courtes à l’occasion des négociations professionnelles. Ces conflits sont donc plus rares et plus compartimentés que ceux qui se sont déroulés à Padoue. Si la précarité et la mobilité de la main-d’œuvre intérimaire jouent ici un rôle, il faut également interroger l’intégration de la main-d’œuvre stable aux stratégies syndicales pour comprendre qu’on ne retrouve aucune des conditions qui ont permis l’émergence d’un mouvement social de l’ampleur de celui du nord de l’Italie.
- 18 Il est difficile de quantifier précisément la place des immigrés dans l’emploi logistique. Les don (…)
45Ouvrier en entrepôt est l’un des principaux emplois accessibles aux hommes immigrés à leur arrivée en France18, en particulier à un moment où le secteur du BTP est durement affecté par la crise économique. Comme l’explique Michel, cariste en intérim, né en Angola et arrivé en France en 2007 : « C’est le premier boulot que j’ai trouvé en France. » Mais si les travailleurs immigrés représentent environ la moitié des effectifs du secteur de la logistique dans la région parisienne, l’autre moitié compte des personnes issues des classes populaires locales, en grande majorité des hommes, souvent enfants d’immigrés, ainsi que des jeunes en insertion dans l’emploi ou cherchant un emploi étudiant, et des salariés plus âgés en reconversion. Cette diversité du recrutement en intérim se répercute sur la composition de la main-d’œuvre en CDI, qui en est généralement issue. Par ailleurs, l’intérim produit un recrutement où les relations d’interconnaissances jouent un rôle minime. Il est ainsi exceptionnel que deux ouvriers qui travaillent en entrepôt se soient connus sur un précédent poste.
46De plus, la segmentation de la main-d’œuvre restreint l’engagement syndical à la partie stable de la main-d’œuvre, aux entreprises où les conditions d’emploi et de travail sont meilleures et où la négociation professionnelle est la plus instituée. Des travaux ont montré qu’une proportion importante d’intérimaires rend assez difficile la syndicalisation de toute une partie de la main-d’œuvre, étant donné que la syndicalisation des travailleurs temporaires est très limitée en France (Belkacem et al., 2014), bien que les intérimaires rencontrés expriment généralement une forme de sympathie pour les organisations syndicales. Or les postes les moins qualifiés ou les plus difficiles sont plus souvent occupés par des intérimaires. Les stratégies de mobilité, par la sélection des missions et des agences d’intérim, apparaissent comme bien plus accessibles que les mobilisations collectives pour que chacun espère améliorer sa situation individuelle. Ainsi, dans un entrepôt comme ST Logistics où la totalité des ouvriers sont intérimaires, la probabilité d’émergence d’un conflit social est quasi nulle.
- 19 Calculs réalisés à partir de l’enquête Conditions de travail 2016. Ce chiffre ne porte que sur les (…)
47Par ailleurs, y compris pour la main-d’œuvre stable, le secteur logistique en France est un « désert syndical » : le taux de syndicalisation des ouvriers du secteur logistique est de 4 %, contre 10 % pour l’ensemble des ouvriers19. Les raisons sont multiples : créations et destructions fréquentes d’établissements, petite taille de ces derniers, hostilité des directions. Par exemple, l’entrepôt Interlog, ouvert en 2013 et employant près de 100 personnes, ne dispose d’aucune représentation syndicale jusqu’à début 2017. Le coût d’une mobilisation est d’autant plus grand que les actes de répression anti-syndicale sont nombreux et variés, en particulier lorsque s’expriment des positions conflictuelles. Karim, délégué syndical CGT à partir de 2008 dans son entrepôt, subit ainsi une mutation forcée l’année suivante, ce qui l’amènera à démissionner en 2013. Ahmed, syndiqué à la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), fait partie des cinq représentants du personnel que la direction de son entrepôt souhaite licencier après une grève d’ouvriers qui, en 2014, dénonçaient les conditions de travail dégradées.
- 20 Lors du cycle d’élections professionnelles de 2013-2016, les résultats de ces syndicats dans la br (…)
48La pratique syndicale de ces deux militants, enfants d’immigrés des classes populaires stables de la région parisienne, n’est de plus pas investie de signification politique, et elle ne s’inscrit pas dans une transmission familiale du syndicalisme. Elle correspond à une démarche individuelle d’engagement progressif au sein de l’établissement, qui leur offre peu de contacts avec les organisations locales. Par exemple, Karim est désigné délégué syndical par la fédération des transports de la CGT, et il ne rencontrera les militants de l’union locale qu’après avoir démissionné de son emploi. Lorsque les travailleurs signent un CDI dans un entrepôt, ils ont alors toutes les chances de faire face à un jeu syndical interne centré sur l’établissement, institutionnalisé et peu conflictuel. Le secteur est dominé par la CGT, la CFDT (Confédération française du travail) et FO (Force ouvrière)20. Dans aucun de ces syndicats, la logistique n’occupe une place centrale dans les stratégies fédérales. Ainsi, alors qu’il existe une union locale de la CGT à Melun-Sénart, et que la logistique occupe une place importante dans les effectifs des cotisants, aucune stratégie syndicale ne porte spécifiquement sur le secteur logistique au moment de l’enquête.
49Le cas de Multimag illustre bien l’installation d’un syndicalisme gestionnaire. Cet entrepôt appartient à une filiale logistique d’un groupe français de la grande distribution, dont le taux de syndicalisation est important (plus de la moitié des ouvriers en CDI rencontrés). Pourtant, l’entrepôt situé à Sénart, créé en 2007, n’a jamais connu de conflit important. Le syndicat FO, majoritaire et détenteur de la plupart des mandats, est engagé dans un maintien de la paix sociale. Les élus CGT, qui détiennent jusqu’en 2013 la totalité des autres mandats, sont victimes de répression. Plusieurs ouvriers expliquent qu’ils ont été punis pour leur participation à un débrayage : ils se sont ainsi trouvés relégués aux tâches les plus difficiles et n’ont pu obtenir de promotions vers des postes plus qualifiés.
50Dans ce contexte, les engagements syndicaux sont moins issus d’une mobilisation collective que les produits de trajectoires individuelles qui consistent à se faire une place dans le jeu syndical. Clinton est né en 1974 et a grandi au Cameroun, à Yaoundé, dans une famille plutôt favorisée. Après des études courtes, il travaille avec des membres de sa famille comme « prestataire de services » dans les « marchés publics » avant d’immigrer en France en 1998 : « J’ai cru qu’en restant en France, j’allais gagner un peu plus. » Il travaille alors plusieurs années comme agent de sécurité, avant de se faire embaucher comme préparateur de commandes à Multimag au moment de l’ouverture de l’entrepôt en 2007. Il devient rapidement délégué du personnel sur une liste FO, ce qu’il rapporte à une vocation familiale pour « la politique » : « C’est dans le sang en fait. On a le speech, on a l’aura, on aime parler, on aime convaincre, on aime discuter, on aime écouter, on aime parler aux gens, et puis on aime aider les autres. » Déçu par des pratiques qu’il juge clientélistes, il quitte FO pour se présenter et être élu sous l’étiquette CFDT aux élections de 2014. Bien que considéré comme un « vrai délégué » par de nombreux ouvriers de l’entrepôt, il défend un syndicalisme modéré : « Je ramène un syndicat d’apaisement, de négociation, parce que la CFDT c’est ça son identité en fait. »
51Cette trajectoire illustre comment le système d’emploi dans les entrepôts modèle les formes d’engagement. Le recrutement par l’intérim contribue à sélectionner des travailleurs qui trouvent un intérêt à se stabiliser dans le travail en entrepôt. Dans le cas de Clinton, la stabilisation en entrepôt est également une forme de déclassement social par rapport au milieu d’origine, et l’engagement syndical peut alors servir de voie secondaire de promotion professionnelle. L’insertion des travailleurs immigrés dans le jeu syndical contrôlé par les organisations majoritaires et soumises à la répression patronale limite l’expression de positions conflictuelles. L’engagement syndical des immigrés dans les entrepôts étudiés se fait alors selon une logique de professionnalisation au sein des organisations syndicales modérées.
⁂
52Les régions de Padoue et de Melun-Sénart se caractérisent par un contexte commun de développement rapide et concentré des activités d’entreposage. Dans les deux cas, le secteur logistique est générateur d’une précarité professionnelle importante : en France, par la segmentation de la main-d’œuvre par l’intérim, recrutant les fractions les plus fragilisées du salariat subalterne ; en Italie, par la sous-traitance de la main-d’œuvre ouvrière à des coopératives recrutant principalement des travailleurs immigrés.
53À cette précarité commune, fondée sur des systèmes d’emplois différents, correspondent pourtant des trajectoires de mobilisation très différentes. Cela tient d’abord aux possibilités de mobilité autonome différenciées pour les travailleurs des deux pays. Alors qu’à Melun-Sénart, l’intérim fait l’objet d’une utilisation stratégique par certains travailleurs, d’autant plus que la conjoncture locale leur est favorable, les ouvriers italiens sont largement dépendants de la coopérative qui les emploie. Quand les premiers peuvent changer d’entreprise pour fuir des conditions de travail trop dégradées, les seconds sont en quelque sorte bloqués dans l’entrepôt.
54Ainsi, c’est l’ancrage en entrepôt lié à la réduction de la mobilité qui a constitué le premier facteur de mobilisation et qui, en Italie, a permis aux syndicats de base de mettre en place une stratégie fondée sur le « contre usage » des réseaux communautaires. Présents au sein des coopératives, fortement ancrés dans le territoire en dehors du lieu de travail, et utilisés au départ par les employeurs pour assurer un « double contrôle » sur les travailleurs et favoriser les divisions au sein du collectif ouvrier, ces réseaux se sont révélés des instruments puissants pour les mobilisations syndicales. À Melun-Sénart, la gestion du travail dans les entrepôts par les agences d’intérim ne permet pas, au contraire, la solidification de tels réseaux, les ouvriers étant éclatés entre les diverses agences d’intérim. La gestion concurrentielle de la main-d’œuvre a même plutôt tendance à segmenter les collectifs de travail et à limiter la présence syndicale dans les entrepôts à quelques militants isolés ou davantage engagés dans des pratiques de conciliation avec la direction.