Mobilité de la main d’œuvre et stratégies syndicales au principe d’une conflictualité différenciée dans les entrepôts italiens et français.

Enquêtes ouvrières en Europe – 29

 

Warehousing consent?

Mobilité de la main-d’œuvre et stratégies syndicales au principe d’une conflictualité différenciée dans les entrepôts italiens et français
Résumé
Grâce à la comparaison entre deux études de cas situées en Italie et en France dans le secteur de la logistique, cet article étudie les effets de la précarisation de l’emploi sur les mobilisations collectives et les formes actuelles de résistance au travail. À Padoue comme à Sénart, le secteur logistique est générateur d’une précarité professionnelle importante : en France, par la segmentation de la main-d’œuvre par l’intérim, recrutant les fractions disqualifiées du salariat subalterne ; en Italie, par la sous-traitance de la main-d’œuvre ouvrière à des coopératives recrutant principalement des travailleurs immigrés. Mais, alors qu’au cours des dix dernières années, l’Italie a vu émerger dans les entrepôts du nord du pays, notamment à Padoue, une mobilisation d’ampleur, dont les travailleurs immigrés ont été les protagonistes, les rares épisodes conflictuels en France sont des conflits défensifs qui ne dépassent pas le cadre d’un établissement. En s’intéressant aux pratiques de mobilité professionnelle de la main-d’œuvre et aux jeux syndicaux locaux, l’article montre que la captivité de la main-d’œuvre et les relations d’interconnaissances sur lesquelles s’appuient les stratégies syndicales jouent un rôle central dans la mobilisation collective à Padoue, alors qu’à Melun-Sénart, la mobilité des travailleurs restreint la conflictualité à un petit groupe de militants syndicaux du segment stable de la main-d’œuvre.
***

Ces dernières années, et en particulier depuis la crise de 2008, dans un contexte de précarisation du travail, d’augmentation du recours à la sous-traitance et de fragmentation croissante des relations d’emploi, la sociologie des mobilisations s’est intéressée à la fois à l’affaiblissement des formes classiques d’organisation syndicale – mis en évidence par exemple par les taux de syndicalisation stables ou en baisse dans la plupart des pays occidentaux – et aux nouvelles modalités et stratégies de mobilisation au travail liées à ce qui est parfois appelé le « renouveau syndical » (Frege, Kelly, 2004 ; Nizzoli, 2017a).

Carlotta Benvegnù et Lucas Tranchant« Warehousing consent? »Travail et Emploi [En ligne], 162 | 2020, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 08 avril 2025URL : http://journals.openedition.org/travailemploi/10134 ; DOI : https://doi.org/10.4000/travailemploi.10134

Bibliographie

Des DOI (Digital Object Identifier) sont automatiquement ajoutés aux références par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition.
Les utilisateurs des institutions abonnées à l’un des programmes freemium d’OpenEdition peuvent télécharger les références bibliographiques pour lesquelles Bilbo a trouvé un DOI.

Alberti G. (2014), “Mobility Strategies, ‘Mobility Differentials’ and ‘Transnational Exit’: The Experiences of Precarious Migrants in London’s Hospitality Jobs”, Work, Employment and Society, vol. 28, no 6, pp. 865-881.
DOI : 10.1177/0950017014528403

Alimahomed-Wilson J.Ness I. (eds.) (2018), Choke Points: Logistics Workers Disrupting the Global Supply Chain, London, Pluto Press.
DOI : 10.2307/j.ctt21kk1v2

Ambrosini M., Panichella N. (2016), « Immigrazione, occupazione e crisi economica in Italia », Quaderni di Sociologia, no 72, pp. 115-134.
DOI : 10.4000/qds.1578

Belkacem R., Kornig C., Nosbonne C., Michon F. (2014), « Mobiliser, défendre les intérimaires. Les difficultés de l’action syndicale », La Revue de l’Ires, no 83, pp. 3-28.
DOI : 10.3917/rdli.083.0003

Benvegnù C. (2019), « Fractures ouvrières et contestations dans la crise : les travailleurs migrants dans les entrepôts de logistique de Padoue », in Arborio A.-M., Bouffartigue P., Lamanthe A. (dir.), Crise(s) et mondes du travail, Toulouse, Octarès Éditions, pp. 147-157.

Béroud S., Bouffartigue P. (dirs.) (2009), Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, Paris, La Dispute.

Berselli L. (2015), « Dove va la cooperazione ? », Inchiesta [en ligne], no 188. http://www.inchiestaonline.it/lavoro-e-sindacato/luciano-berselli-a-cura-di-un-dossier-su-dove-va-la-cooperazione/, consulté le 9 juillet 2021.

Bologna S. (2013), « Lavoro e capitale nella logistica italiana : alcune considerazioni sul Veneto », Communication au colloque pour le 40e anniversaire de Interporto Padova SPA, Université de Padoue, 15 mars.

Borzaga C.Bodini R.Carini C.Depedri S.Galera G.Salvatori G. (2014), “Europe in Transition: The Role of Social Cooperatives and Social Enterprises”, Euricse Working Papers, no 69-14.
DOI : 10.2139/ssrn.2436456

Bouffartigue P. (2008), « Précarités professionnelles et action collective. La forme syndicale à l’épreuve », Travail et Emploi, no 116, pp. 33‑43.

Brugière F. (2017), La Sous-Traitance en piste. Les ouvriers de l’assistance aéroportuaire, Toulouse, Érès.

Burawoy M. (2015 [1979]), Produire le consentement, Montreuil, La Ville brûle.

Chauvin S. (2010), Les Agences de la précarité. Journaliers à Chicago, Paris, Seuil.

Collovald A., Mathieu L. (2009), « Mobilisations improbables et apprentissage d’un répertoire syndical », Politix, no 86, pp. 119-143.
DOI : 10.3917/pox.086.0119

Cuppini N., Pallavicini C. (2015), « Le lotte nella logistica nella valle del Po », Sociologia del lavoro, no 138, pp. 210-224.
DOI : 10.3280/SL2015-138013

Denis J.-M. (2009), « “Dans le nettoyage, on ne fait pas du syndicalisme comme chez Renault !”  Implantation et stratégies syndicales dans le secteur du nettoyage industriel », Politix, no 85, pp. 105-126.

Faure-Guichard C. (1999), « Les salariés intérimaires, trajectoires et identités », Travail et Emploi, no 78, pp. 1-20.

Fellini I.Fullin G. (2016), “The South-European Model of Immigration: Cross-National Differences by Sending Area in Labour-Market Outcomes and the Crisis”, in Ambrosetti E., Strangio D., Wihtol de Wenden C. (eds.), Migration in the Mediterranean: Socio-Economic Perspectives, London, Routledge, pp. 32-56.

Frege C. M.Kelly J. E. (eds.) (2004), Varieties of Unionism: Strategies for Union Revitalization in a Globalizing Economy, Oxford, Oxford University Press.
DOI : 10.1093/acprof:oso/9780199270149.001.0001

Galossi E., Ferrucci G. (2014), « Lavoro e immigrazione nei sistemi logistici in Italia », 10e Congresso nazionale FILT CGIL, Rimini, 3 avril.

Godechot O.Salibekyan Z. (2013), “Should We Clash or Should I Go? The Impact of Low Wage and Bad Working Conditions on the Exit-Voice Trade-off”, Maxpo Discussion Paper, no 13-3.

Hirschman A. O. (1970), Exit, Voice and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge (Mass.), Harvard University Press.

Jansen G.Akkerman A.Vandaele K. (2017), “Undermining Mobilization? The Effect of Job Flexibility and Job Instability on the Willingness to Strike”, Economic and Industrial Democracy, vol. 38, no 1, p. 99-117.
DOI : 10.1177/0143831X14559782

Marino S.Penninx R.Roosblad J. (2015), “Trade Unions, Immigration and Immigrants in Europe Revisited: Unions’ Attitudes and Actions under New Conditions”, Comparative Migration Studies, no 3-1. https://doi.org/10.1007/s40878-015-0003-x
DOI : 10.1007/s40878-015-0003-x

Milkman . (2011), “Immigrant Workers, Precarious Work, and the US Labor Movement”, Globalizations, vol. 8, no 3, pp. 361-372.
DOI : 10.1080/14747731.2011.576857

Moulier Boutang Y. (1998), De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé, Paris, Presses universitaires de France.

Nizzoli C. (2015), C’est du propre ! Syndicalisme et travailleurs du « bas de l’échelle » (Marseille et Bologne), Paris, Presses universitaires de France.

Nizzoli C. (2017a), « Quel renouveau pour le syndicalisme contemporain ? », Chronique internationale de l’Ires, no 160, pp. 3-18.
DOI : 10.3917/chii.160.0003

Nizzoli C. (2017b), « Du renouveau syndical sans stratégie ? », Chronique internationale de l’Ires, no 160, pp. 130-142.

Pauvert R. (2012), « Les Cobas (Comités de base) en Italie au cours des années quatre-vingt : naissance d’un phénomène », Cahiers d’études italiennes, no 14, pp. 79-98.
DOI : 10.4000/cei.382

Sacchetto D., Semenzin M. (2014), « Storia e struttura della costituzione d’impresa cooperativa. Mutamenti politici di un rapporto sociale », Scienza & Politica. Per una storia delle dottrine, vol. 26, no 50, pp. 43-62.

Sayad A. (2006), L’Immigration ou les paradoxes de l’altérité. Tome 1 : L’Illusion du provisoire, Paris, Raisons d’agir.

Smith C. (2006), “The Double Indeterminacy of Labour Power: Labour Effort and Labour Mobility”, Work, Employment and Society, vol. 20, no 2, pp. 389-402.

Tranchant L. (2018), « L’intérim de masse comme vecteur de disqualification professionnelle. Le cas des emplois ouvriers de la logistique », Travail et Emploi, no 155-156, pp. 115-140.

Notes

1  En étendant le modèle proposé par Albert Hirschman (1970) sur les comportements que des clients ou usagers peuvent adopter à la suite de la défaillance d’institutions privées ou publiques, on peut considérer que face à des conditions de travail dégradées les travailleurs peuvent soit quitter l’entreprise (exit), soit se mobiliser (voice).

2  Pour le terrain français, les entreprises ont été anonymisées. Pour les deux enquêtes, les noms des personnes citées ont été modifiés pour préserver leur anonymat.

3  C’est parce que les entrepôts étudiés ont une main-d’œuvre presque intégralement masculine que nous privilégions le masculin plutôt que l’écriture inclusive dans la suite de l’article.

4  Celle-ci était de toute façon impossible, tant en raison de la démarche ethnographique retenue, qui implique de composer avec les possibilités d’accès au terrain, que de l’objet de l’enquête, puisqu’on ne peut pas étudier de la même façon une mobilisation et une non-mobilisation.

5  Le droit du travail limite le recours à l’intérim aux cas d’« accroissement temporaire de l’activité de l’entreprise », d’« emplois à caractère saisonnier » et de « remplacement d’un salarié en cas d’absence ».

6  Article 7, paragraphe 4, du décret-loi no 248/2007 (loi no 31/2008).

7  Selon la définition du ministère du Travail italien, il s’agit de « pseudo-entreprises qui, au lieu de poursuivre des objectifs mutualistes, agissent au mépris des droits des travailleurs et des règles d’une saine concurrence dans le seul but de maximiser les profits » : http://www.lavoro.gov.it/stampa-e-media/Comunicati/Pagine/Ministero-del-Lavoro-vigilanza-sulle-cooperative-spurie.aspx ; consulté le 5 juillet 2021.

8  Ispettorato Nazionale del Lavoro, « Campagne di vigilanza straordinaria. Report I trimestre 2019 ».

9  Jusqu’en 2007 (décret-loi no 248/2007, loi no 31/2008), en raison de l’article no 3 de la loi 142/2001, il était notamment possible pour les coopératives d’appliquer, au choix, la convention collective « transport de marchandises et logistique » ou celle « nettoyage/multi-services », toutes les deux signées par les « partenaires sociaux les plus représentatifs ». Toutefois, les rémunérations étant plus élevées dans la première, certaines coopératives ont continué à appliquer la convention collective « nettoyage/multi-services ».

10  Sur l’ensemble du territoire enquêté, on dénombre près de 50 agences d’intérim qui font travailler un millier d’intérimaires dans les entrepôts sénartais, auxquelles s’ajoutent celles des agglomérations limitrophes. Dans le quart sud-est de l’Île-de-France, environ 300 agences emploient 25 000 personnes.

11  Il n’est pas possible d’estimer le nombre de coopératives opérant à Padoue, mais pour l’ensemble de la Vénétie en 2009, elles étaient 650 et employaient plus de 30 000 personnes.

12  Depuis la loi Bossi-Fini de 2002 sur l’immigration, le contrat de travail est une condition nécessaire pour obtenir le permis de séjour, dont la durée est identique à celle du contrat de travail.

13  Confederazione Generale Italiana del Lavoro (Confédération générale italienne du travail) ; Confederazione Italiana Sindacati Lavoratori (Confédération italienne des syndicats de travailleurs) ; Unione Italiana del Lavoro (Union italienne du travail).

14  Associazione per i Diritti dei Lavoratori (Association pour les droits des travailleurs) Cobas.

15  En 2015, une série d’accords à portée nationale ont été signés entre entreprises de transport appartenant à l’association patronale Fédération italienne des transporteurs (Federazione Italiana Trasportatori, FEDIT) et syndicats de base. Ces accords incluent des dispositifs de protection pour les « travailleurs associés », dont la « clause sociale ». Ils sont une remise en cause implicite de la distinction faite par le système de sous-traitance entre entreprises qui utilisent le travail et entreprises qui en assument la responsabilité. De plus, ils témoignent d’une évolution des relations professionnelles à travers la reconnaissance progressive des syndicats de base comme interlocuteurs officiels des entreprises.

16  Les enquêtes Istat sur l’emploi (Galossi, Ferrucci, 2014) montrent que les immigrés représentent une part d’environ 10 % de la main-d’œuvre dans le secteur du transport en 2014, inférieure à celle d’autres secteurs (services à la personne, bâtiment et travaux publics [BTP] et hôtellerie notamment). Ces chiffres cachent toutefois d’importantes disparités régionales, car la grande majorité des travailleurs immigrés sont concentrés dans les régions du centre-nord du pays (Piémont, Lombardie, Vénétie), où le pourcentage des immigrés approche 20 %. De plus, le transport englobe « toutes les activités de transport, d’entreposage, et des services associés » et ne restitue pas une image précise du secteur de l’entreposage. Les travaux qui mobilisent la catégorie professionnelle montrent, quant à eux, une part très élevée d’immigrés employés dans les postes de manutention de la logistique les moins qualifiés (39 % des salariés). Il s’agit des postes généralement externalisés aux coopératives.

17  Les autres nationalités présentes étaient, par ordre d’importance : bangladaise, nigérienne, ivoirienne, algérienne, roumaine et italienne.

18  Il est difficile de quantifier précisément la place des immigrés dans l’emploi logistique. Les données de l’enquête Emploi indiquent un taux d’environ 25 % en Île-de-France en 2016. Toutefois elles ne permettent pas de distinguer l’entreposage au sein de l’ensemble du secteur du transport et de la logistique, et elles n’intègrent qu’imparfaitement les intérimaires, ce qui suggère une sous-estimation de la part des immigrés.

19  Calculs réalisés à partir de l’enquête Conditions de travail 2016. Ce chiffre ne porte que sur les ouvriers en CDI.

20  Lors du cycle d’élections professionnelles de 2013-2016, les résultats de ces syndicats dans la branche « Transport » sont respectivement de 24 %, 24,5 % et 17 %, des pourcentages très proches de la moyenne nationale tous secteurs confondus.

Référence papier

Carlotta Benvegnù et Lucas Tranchant« Warehousing consent? »Travail et Emploi, 162 | 2020, 47-70.

Auteurs

Carlotta Benvegnù

Centre de recherche en économie de l’université Sorbonne Paris Nord (CEPN, UMR 7234) / Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa-CSU) ; carlotta.benvegnu@gmail.com.

Articles du même auteur

  • Les mondes logistiques [Texte intégral]
    Introduction. De l’analyse globale des flux à l’analyse située des pratiques de travail et d’emploi
    Logistical Worlds. From the Global Analysis of Logistics Flows to a Localised Approach of Work and Employment Practices
    Paru dans Travail et Emploi162 | 2020

Lucas Tranchant

Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis ; Cresppa-CSU ; lucas.tranchant@ensae.fr.

Articles du même auteur

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.