L’esclavage dans la Rome et la Grèce antiquesL’économiste et sociologue marxiste égyptien Samir AMIN[1] (1931-2018) rappelle que le mode de production (MdP) esclavagiste généralisé – c. à d. lorsque l’essentiel de la production est assurée par une main d’œuvre servile – est une «exception historique» et reste particulier à la Grèce et à la Rome antiques ainsi qu’aux colonies européennes d’Amérique et au sud des Etats-Unis. Dans tous les autres cas, le MdP esclavagiste s’avéra peu développé (quasi toujours limité au domaine domestique) et, le cas échéant, « associé » – et subordonné à un autre MdP dominant. Ce que confirme Roger Goddin : « Sumer, l’Assyrie, Babylone ou l’Egypte se sont épanouies sans guère faire appel à l’esclavage. Les captifs étrangers étaient affectés essentiellement à des tâches domestiques »[2]. Il en ira de même dans l’Empire arabo-musulman, le Califat. Et dans la Chine ancienne, où les esclaves formaient moins de 10% de la population[3]. Goddin souligne aussi le fait qu’une société « ne se souciant nullement de rendre plus productif le travail humain » – le travail physique étant considéré comme méprisable et « infrahumain », ce qui n’induit « aucune motivation à développer la technologie, à améliorer le travail, à en hausser le rendement » – n’a qu’une possibilité d’accroître sa richesse : la conquête. L’acquisition, par voie coloniale ou militaire, de terres nouvelles, de butin, de tribut et d’esclaves » Et Goddin précise : « Il n’est nullement exagéré de dire qu’à partir du moment où Rome a arrêté d’étendre son empire (au IIe siècle de notre ère), son sort était scellé ». Selon Moses I. Finley[4], il y avait à Sparte quelque 600.000 hilotes (= serfs) dominés par 30.000 hommes libres. A Athènes les esclaves formaient au Ve siècle av. JC, plus de la moitié de la population[5] et sur +/- 5 millions d’habitants de la Grèce antique, plus de 3,5 millions étaient des esclaves. Alors que dans la Chine impériale, le nombre d’esclaves n’atteignait que 10% de la population totale. Pour ce qui est de Rome, c’est à partir de la deuxième Guerre punique – contre Carthage (218-202 av. JC) – que des masses considérables d’esclaves commencèrent à affluer en territoire romain. Ils furent affectés au travail dans les grandes propriétés agricoles (oliveraies, vignobles…) d’Italie centrale et méridionale et en Sicile, où, parqués dans des ergastules (des casernes d’esclaves), leurs conditions de vie s’aggravèrent nettement. L’afflux de main d’œuvre servile bon marché modifia en profondeur un esclavage resté jusqu’alors principalement familial et domestique, ce qui expliquait l’absence de dispositifs de surveillance et de répression des esclaves. Rien d’étonnant donc, même si des révoltes d’esclaves éclatèrent à Rome bien antérieurement[6], à ce que les grandes Guerres serviles aient éclaté un peu plus d’un demi-siècle seulement après la chute de Carthage (202 av. JC). Et que ce soit dans ces mêmes régions de grandes propriétés foncières qu’elles se déclenchèrent. Giusto Taina écrit qu’après les victoires de Rome en Méditerranée orientale, des dizaines de milliers de captifs affluèrent vers l’Italie. Trafic qui fit d’ailleurs la fortune des pirates crétois et ciliciens[7]. Et Jean-Luc Lamboley[8] rappelle que la Guerre des Gaules (58-51 av. JC) amena à Rome entre 400.000 et 1 million d’esclaves. Selon Catherine Salles[9], il est significatif que les armées d’esclaves révoltés contre Rome atteignirent 200.000 combattants lors de la révolte en Sicile (139-132 av. JC)[10] et quelque 120.000 hommes pour la révolte de Spartacus (73-71 av. JC). Rien d’étonnant non plus à ce que, lorsque des réformes agraires multiplièrent les domaines de moyenne importance – et que les mesures répressives gagnèrent en efficacité au cours du Ier siècle av. JC, la menace de soulèvement des esclaves se soit atténuée. |
La République romaine (509-44 av. JC) connut de nombreuses révoltes d’esclaves, dont les plus importantes furent appelées Guerres serviles[11] : la première de 140 à 132 av. JC., menée en Sicile par un chef d’origine syrienne, Eunus, d’où le nom de « Royaume des Syriens » donné à l’Etat qu’édifièrent autour de la ville d’Enna les révoltés sur une partie de l’île. Le territoire contrôlé par ce royaume traversait la Sicile en diagonale, d’Agrigente à Taormina. La seconde (104-100 av. JC), également en Sicile, vit des petits paysans et des bergers s’associer aux esclaves et donna également lieu à deux royaumes insurgés dans l’ouest de l’île, dont celui de Salvius, dit Tryphon, aligna jusqu’à 30.000 combattants[12].
Ces révoltes tirèrent aussi profit de périodes de crises. Que ce soient des crises internes, notamment les conflits de classes – patriciens contre plébéiens – qui agitaient Rome : à plusieurs reprises, les couches romaines les plus défavorisées s’allièrent aux esclaves insurgés.
POUR lance un “Dossier décolonisation” au sein duquel nous analyserons, durant plusieurs mois, le fonctionnement de nos sociétés occidentales sous le prisme décolonial. Chaque mercredi, nous vous proposerons un nouvel article ou vidéo qui participera à approfondir ce sujet plus que jamais d’actualité. |
[1] In La Nation arabe (Ed. de Minuit, 1973) et Le développement inégal (Ed. de Minuit, 1982)
[2] 2000 ans d’Histoire en 140 pages. De l’Antiquité romaine aux Révolutions bourgeoises, Contradictions / L’Harmattan, 2001, pp. 7-9
[3] O. Pétré-Grenouilleau, Et la France devint une puissance négrière, in L’Histoire, n°353, mai 2010
[4] Démocratie antique et démocratie moderne, Payot, 1976
[5] Raymond Descat, L’Histoire, n°280, octobre 2003
[6] Comme en 501 et en 500 av. JC. Ou en 460, lorsque les insurgés occupèrent le Capitole, ou encore en
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[7] Giusto Taina, Guerres serviles, le modèle antique, in L’Histoire, n°415, septembre 2015
[8] Lexique d’histoire et de civilisation romaines, Jean Luc Lamboley, Ellipses, 1998
[9] Spartacus et la guerre des gladiateurs, in L‘Histoire, n°110, avril 1988
[10] G. Taina parle lui de 20.000 hommes dans les rangs d’Eunus…
[11] De servus = esclave en latin, mot qui a donné serf en français. Notre mot esclave provient de l’arabe saqaliba qui désignait les populations slaves, également victime de la traite
[12] G.Taina, art.cit.
[13] Ainsi, quelque trois mille esclaves et quatre mille de leurs alliés se révoltèrent lors de la 1ère Guerre punique (264-241) et, suite à la victoire d’Hannibal à Trasimène (217 av. JC), une nouvelle tentative de révolte servile fut déjouée à Rome. Ensuite, les esclaves de Sicile furent tentés de se soulever lorsque les troupes de Spartacus envisagèrent de traverser le détroit de Messine pour passer dans l’île. Enfin, en 198 av. JC quatre ans après la chute de leur ville, des prisonniers de guerre carthaginois s’allièrent aux esclaves de plusieurs villes du Latium, et s’emparèrent de façon éphémère de Setia/Sezze…
[14] Région située à cheval sur la Bulgarie et la Grèce actuelles – Enrôlé dans les troupes auxiliaires de l’armée romaine (composées de non-citoyens romains), il aurait déserté pour devenir brigand avant d’être pris et réduit en esclavage. Ce qui l’amena dans une école de gladiateurs de Capoue. C’est cette formation militaire et une origine supposée aristocratique qui, selon les historiens, expliquerait ses qualités de stratège
[15] Région de Foggia, Pouilles
[16] Eric Teyssier, Spartacus. Entre le mythe et l’histoire, Perrin, 2012
[17] La tragédie Spartacus de Bernard-Joseph Saurin fut représentée pour la 1ère fois en 1760 à la Comédie-Française (G. Taina, art. cit.)
[18] Ecrivain et réalisateur américain (1905-1976), interdit de travailler pour le cinéma jusqu’en 1960, il porta à l’écran en 1971 son roman Johnny s’en va-t-en guerre (Johnny Got His Gun) écrit… en 1938