Les écologistes et l’anticapitalisme. Une réponse à Hugues Le Paige.

Ouvrir le débat et relever le défi de l’alternative écologique et sociale
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Hier, Nicolas Hulot dénonçait dans Brisons cet ordre cannibale “La fraction des acteurs économiques organisés  pour contourner l’impôt et ne pas contribuer au budget commun” et concluait “Osons dire que la violence capitaliste a colonisé tous les cercles du pouvoir”.
À la veille des élections belges et européennes du 26 mai dernier, Hugues Le Paige – réalisateur et journaliste, membre du collectif éditorial de la Revue Politique, publie dans Le Vif une analyse  sur le positionnement politique et idéologique d’Écolo sous le titre “Écolo, le capitalisme et la gauche”.
Jean De Munck a immédiatement réagi à l’article d’Hugues Le Paige, car s’il partage certaines de ses approches et critiques, il arrive à une conclusion opposée à ce dernier qui, lui, doute d’un réel ancrage à gauche d’Écolo.
En France, c’est Noël Mamère, ex-candidat à la présidentielle française de 2002 qui, dans Le Monde, met en garde Yannick Jadot contre son projet de tenter d’ignorer les autres forces de gauche, plutôt que de profiter de son succès électoral pour tenter de les rassembler sur un projet à dominante écologique et sociale.
Nous souhaitons développer sur notre site de POUR ce débat et relever le défi de l’alternative écologique et sociale. Nous appelons donc à une contribution d’idées à ce débat des plus importants pour la période.
Nous publions aujourd’hui, avec son autorisation, l’article de Hugues Le Paige et la réponse de Jean De Munck.

Jean-Claude Garot


À la veille des élections du 25 mai 2019, un article court et incisif a été publié par le magazine « le Vif »[1], intitulé « Écolo, le capitalisme et la gauche ». Il est signé par Hugues Le Paige, intellectuel renommé, protagoniste de nombreux combats au sein de la gauche francophone belge. Ce texte pose frontalement la question de l’ancrage à gauche d’Écolo. Instruit et intelligent, nuancé mais ferme, il résume beaucoup de questions que se posent des citoyens, et en particulier des militants qui se situent volontiers à gauche, décontenancés par la tournure de la recomposition politique en cours. J’ai lu cet article avec d’autant plus d’intérêt que, quoique je partage avec son auteur beaucoup de constats et valeurs, je débouche pour ma part sur une conclusion tout à fait opposée. Je voudrais donc essayer de clarifier ce qui nous distingue.

Dans son papier, Hugues Le Paige souligne et salue le « rôle historique » du parti écologiste dans l’imposition de la question environnementale sur la scène politique. Mais il pose la question de savoir si le parti se situe clairement à gauche, ou bien cherche à constituer un nouveau centre. Le nœud gordien de ce débat tient, selon lui, dans le positionnement du parti à l’égard du capitalisme. Pour lui, le cœur de la gauche est l’anticapitalisme égalitariste. Seul ce critère s’avère, au bout du compte, déterminant pour savoir si un parti se situe à gauche ou au centre. Soumis à ce test, le parti Écolo apparaîtrait, selon lui, très ambivalent (le mot est faible) : le programme écologiste est ambigu sur la question du marché, qu’il ne condamne pas vraiment ; le parti rassemble des personnalités qui vont de la gauche radicale au centre mou ; il est peu nuancé dans son appréciation du communisme et joue souvent, tel un Macron vert, le « ni- ni » qui permet tous les enfumages. Bref, conclut l’article, « Écolo qui sera peut-être demain la principale force politique progressiste devra choisir entre la construction d’un nouveau centre ou celle d’une nouvelle gauche ». Mais l’auteur ne cache pas sa crainte qu’Écolo n’ait déjà choisi (pour le centre !), justifiant ainsi sa propre préférence pour la gauche radicale, c’est-à-dire le Parti du travail de Belgique, « la seule force qui affirme radicalement son anticapitalisme ».

Ma propre conviction est précisément inverse. Je pense que seul, aujourd’hui, le mouvement écologiste est porteur de nouvelles perspectives, tant sur le plan du fond que sur le plan stratégique. Le mouvement écologiste a déjà choisi son camp. Il se situe structurellement dans le camp de la gauche anticapitaliste, plus profondément encore que la gauche classique, y compris radicale. Je voudrais brièvement étayer ces propositions.

Un renouvellement d’axiomatique

Partons d’un accord fondamental : le mouvement écologiste a joué « un rôle historique » dans la prise de conscience de l’urgence écologique. Depuis les années 1970 en effet, ce sont les écologistes qui, en se détachant d’autres forces politiques, ont martelé la question environnementale, dans un scepticisme assez général et amusé au début, qui s’est progressivement mué en inquiétude et, désormais, se transforme en panique diffuse. Si on peut être d’accord sur ce point, on peut se poser la question de la portée exacte de cette transformation pour la gauche.

On peut distinguer deux réponses à ce problème. La première réponse consiste à dire que « l’environnement » s’ajoute au programme de la gauche, mais n’en modifie pas la structure fondamentale. Celle-ci reste articulée par une visée d’égalité sociale. L’environnement constitue certes une des dimensions dans lesquelles cette visée doit se réaliser. On sait en effet que les inégalités se manifestent, de manière de plus en plus visible, par des différentiels de pollution, par des inégalités d’alimentation, par des modes de production qui détruisent le paysage et les ressources des classes moyennes ou populaires au profit d’une classe possédante. Mais il est évident que l’environnement ne constitue qu’une des dimensions des inégalités, qui se répercutent aussi au plan des revenus, de la santé, des risques etc. On comprend donc que si on traite l’environnement comme une simple dimension, il devient un « chapitre » d’un programme plus vaste de lutte contre les inégalités.

L’autre réponse est beaucoup plus radicale. Elle revient à dire que la protection du vivant s’inscrit désormais non comme un chapitre, mais comme un élément du noyau de la gauche. Dans ce cas, l’écologie n’est pas une dimension de plus, mais un fondement nouveau qui présente une valeur intrinsèque. Elle ne modifie pas seulement les moyens de la lutte contre les inégalités ; elle la transforme, et en même temps la relativise, car des conflits peuvent apparaître entre les deux objectifs. En mathématique, on dirait que l’écologie politique n’est pas un théorème ajouté au système existant ; il y va plutôt d’une modification des axiomes de base, qui modifient en cascade tous les théorèmes qui en dépendent. Du coup, l’écologie n’est pas un chapitre, mais une orientation générale, qui oblige à réviser toutes les conceptions du programme de la gauche en matière politique, économique et culturelle.

La question du productivisme et du consumérisme

Hugues Le Paige choisit la première version de l’écologie. Il s’obstine à appliquer à la gauche du XXIe siècle le critère fondamental qui a défini celle du XIXe et du XXe siècles : l’égalitarisme (comme il le souligne lui-même en citant le philosophe Noberto Bobbio). C’est méconnaître le fait que l’écologie bouleverse la définition du progrès, qui après elle ne peut plus s’en tenir à ce seul critère.

L’écologie attaque directement une cible que l’égalitarisme ne met pas en question : le productivisme et le consumérisme économiques. Il n’est pas douteux en effet que la gauche traditionnelle a valorisé la croissance économique et l’augmentation de la consommation. Aujourd’hui, de louables efforts sont effectués par les exégètes fervents pour tenter de montrer que la question écologique n’a pas été ignorée par l’auteur du « Capital »[2]. Et il est vrai aussi qu’une partie de la postérité intellectuelle de Marx, qu’on classe d’habitude dans le courant du « marxisme occidental »[3], a souligné l’importance du rapport à la nature comme une dimension de l’émancipation.

Je ne doute pas de la clairvoyance de Marx et de l’intelligence de certains intellectuels de gauche, passionnants mais restés minoritaires. Nous devons cependant bien reconnaître que, dans la réalité des mouvements de gauche du XXe siècle, le productivisme et le consumérisme n’ont pas été mis en question, bien au contraire. Le communisme réel a survalorisé la production et s’est mué en technocratie insensée, dirigeant une industrialisation forcenée. L’État social-démocrate n’est devenu keynésien qu’en étendant toujours plus les marchés de la consommation, au grand profit des entreprises capitalistes qui, pendant près d’un demi-siècle, l’ont soutenu. Un programme égalitariste n’entraine pas automatiquement le refus du productivisme et du consumérisme ; il peut conduire à des conséquences exactement contraires.

Seule, l’écologie politique va vraiment au fond de la critique du capitalisme en mettant en lumière cet impensé qui, aujourd’hui, après deux siècles d’industrialisation de la planète, nous revient sous la forme de catastrophes imminentes. Les conséquences pour la gauche en sont systématiques.

Il ne s’agit plus seulement de modifier la structure de distribution des profits du travail collectif, qui reste bien entendu un objectif important dans la société salariale que nous vivons. Il s’agit surtout d’ajouter au combat anticapitaliste deux compléments.

Le premier concerne les politiques d’investissement productif, qui doivent être rendues compatibles avec le développement durable. Entendons par là que le bien-être des futures générations importe autant que celui des contemporains ; et que la protection, la diversité et l’efflorescence de la nature constituent des biens intrinsèques (donc, non instrumentaux). Le second revient à modifier les styles de vie, qui doivent ouvrir à une consommation transformée. La définition de la vie bonne, la notion de plaisir, le sens même de l’accomplissement individuel et collectif doivent donc être revus[4]. Dans ce cas, le combat politique devient culturel et même esthétique, car il concerne la formation même de la sensibilité. Voilà deux critères de progrès négligés par la gauche égalitariste, y compris la plus radicale.

La question du marché, de l’État et de l’association

Hugues Le Paige méconnaît aussi une deuxième transformation de la gauche européenne des 30 dernières années. Elle concerne le rapport au marché et le rapport à l’État. Elle concerne la construction, plus ou moins théorisée, d’une économie politique de gauche.

L’auteur voudrait rassembler la gauche sous l’étendard de l’anticapitalisme. Mais il ne nous dit pas, même brièvement, comment on sort du capitalisme ni par quoi on le remplace. Ce silence est quand même un peu gênant. En quoi l’anticapitalisme peut-il déboucher sur un système économique nouveau ? On ne comble pas ce vide par une critique facile du parti Écolo, représenté, au fond, comme un sous-marin pro-capitaliste au motif qu’il cherche à construire des alliances et des dispositifs de régulation plutôt qu’à adopter en permanence la posture de l’insurgé.

Je pense que ces reproches adressés au parti Écolo témoignent d’une méconnaissance des évolutions des débats intellectuels des trente dernières années. Les économistes non-orthodoxes ont tiré des conclusions de l’expérience communiste et de l’expérience sociale-démocrate du XXe siècle. L’idée qu’il faille tout simplement sortir du marché et instaurer un État populaire et planificateur est devenue, aux yeux de beaucoup d’économistes alternatifs, un dogme simpliste et néfaste. La sociologie critique de l’économie insiste désormais beaucoup plus sur la pluralisation des institutions économiques[5] que sur la propriété collective (étatique) des moyens de production. Elle met en avant, de façon nuancée, la complexité des constructions très différenciées des sociétés rassemblées paresseusement sous le label généralisateur du « capitalisme ». Il y a des capitalismes, et au sein de ceux-ci, des possibilités d’action différenciées.

Les économies réelles articulent différents dispositifs institutionnels : marchés, dispositifs étatiques, associations, économies de don. La clef d’une transformation écologique et égalitariste de l’économie réside dans une combinatoire nouvelle de ces dispositifs, pas dans la promotion unilatérale de l’un d’entre eux. Dans les États sociaux-démocrates européens, on a réussi (après la guerre) à démarchandiser une bonne partie de la santé, de l’éducation, des assurances sociales[6]. Cette opération n’a pu aboutir que par le maintien de secteurs marchands peu régulés. On a obtenu aussi une régulation du marché du travail sans freiner l’innovation, au travers de l’habilitation des syndicats comme partenaires de négociations collectives. La réussite d’un modèle économique, sa valeur politique et sociale, tiennent dans un cocktail institutionnel. Plutôt que de se contenter d’une dénonciation des marchés, il nous faut trouver un nouveau cocktail (de gauche) qui intègre l’objectif écologique à l’objectif égalitariste dans des marchés régulés.

L’idée même de marché doit d’ailleurs être pluralisée. Tout dépend des types de biens (le travail n’est pas la finance, qui n’est pas la marchandise) qui se trouvent au centre de l’échange ; et surtout, des conventions institutionnelles qui permettent ces échanges. Une des idées les plus fausses de l’économie politique classique est celle qui fait du marché un mécanisme unique, qui répondrait à des nécessités immuables. Il convient donc non point de nier la pertinence du marché dans certains contextes, mais de pluraliser l’idée de marché. Après tout, l’expérience nous enseigne que le marché peut être régulé efficacement de manière à minimiser ses « externalités » et favoriser l’égalité des personnes. Il en va de même en ce qui concerne l’État. Celui-ci peut intervenir en direct ou à distance, comme un régulateur ou comme un gestionnaire, ou les deux à la fois. II peut être centralisé ou décentralisé. On a de bonnes raisons de se méfier de ceux qui prétendent être en faveur de l’État tant qu’ils ne définissent pas de quels dispositifs d’intervention publique ils se fait les champions.

Cette version plurielle de l’économie constitue une précieuse indication concernant la question des alliances que doit tisser un parti politique progressiste aujourd’hui. Il ne sert à rien de traiter le patronat comme une entité homogène, fatalement hostile à la gauche. Un simple regard sur le patronat réel nous fait apercevoir les immenses différences existant entre investisseurs financiers et chefs d’entreprises, entre petits exploitants et CEO de multinationales. Il n’est pas du tout exclu de rallier à la cause écologiste une partie du patronat agricole ou industriel qui se sent aujourd’hui écrasée par le capitalisme financier transnational. On peut faire le même type de raisonnement en ce qui concerne les classes populaires.

On doit enfin tenir compte, dans les sociétés dites « capitalistes », de la permanence des mécanismes de don et d’association, même dans les sociétés capitalistes avancées. Je ne connais pas de partis politiques qui favorisent le monde associatif comme le fait le parti Écolo (sauf peut-être, en son temps, la démocratie chrétienne, aujourd’hui terriblement affaiblie). Les libéraux se sont spécialisés dans la défense du marché ; les sociaux-démocrates leur ont répondu en gardiens (peu efficaces !) de l’État. Les deux ont tendance, du moins quand ils s’en occupent, à instrumentaliser le monde associatif. Écolo, en revanche, représente une bonne partie du monde associatif, surtout celui de création récente. Il peut en tirer un immense avantage au service de la gauche, car ce monde est capable de produire des innovations sociales indispensables à la transition. Le « tiers secteur » non-marchand, et non-étatique, a besoin de liberté, et d’un vrai espace de déploiement économique. Il constitue une composante non négligeable d’un programme politique de gauche.

Hugues Le Paige ne semble pas tenir compte de toute cette complexité. Il a probablement raison quand il dit qu’à un moment précis de l’histoire récente (1999), les écologistes belges ont laissé trop de place au marché dans le domaine, crucial, de l’énergie. Cependant, il admettra sans peine, je crois, que le monopole d’État ne représente pas une alternative très enthousiasmante. Cette formule génère des effets pervers multiples (freins à l’innovation, inefficacités bureaucratiques, clientélisme). En ce domaine donc, il importe surtout d’être imaginatif, de lier État, marché et associations, de favoriser la baisse des coûts en augmentant l’attrait pour l’innovation et la transition. La régulation est un art, pas une science. Il me semble que loin de se satisfaire de slogans anticapitalistes, le parti Écolo a appris la complexité des politiques régulatoires. C’est son atout, pas son handicap.

La question des multiples chemins de la critique

Il y a un troisième point, que n’évoque pas vraiment Hugues Le Paige, qui fait d’Écolo le véritable laboratoire de la gauche nouvelle. Il s’agit de sa connexion avec la multiplicité des chemins critiques pris par les mouvements sociaux au cours des 30 dernières années.

L’idée sous-jacente à la position de Hugues Le Paige me semble être que la lutte anticapitaliste constitue le combat central (insistons sur ce mot) qui doit être gagné pour que le monde aille mieux. C’est sous-estimer le fait que la domination s’abreuve à de multiples autres sources tout aussi puissantes. Je vais en donner deux exemples.

La critique de l’expertise a constitué un thème nouveau, porté dans les années 1970, notamment par la « prophétie anti-nucléaire » (comme disait Touraine). Contre le scientisme, contre le technicisme, les écologistes ont pris pour cibles les prétentions d’experts sûrs de leur science infaillible. Mais s’agit-il uniquement d’une lutte anticapitaliste ? Il faut remarquer que même dans des structures non capitalistes, ou anticapitalistes, l’abus de l’autorité de l’expert est une tentation permanente, comme en témoigne la trajectoire des pouvoirs communistes, ou de certaines associations on ne peut plus « à gauche ». L’expertocratie trouve son origine la plus profonde dans une certaine conception de la science et de la technique. Pour la combattre, il convient de procéder à une critique épistémologique et sociologique de la construction de la connaissance qui peut s’avérer indépendante de la critique du capitalisme.

L’autre exemple est celui de l’attention à la souffrance animale. La maltraitance des animaux trouve certes une cause partielle dans la concentration des industries de l’agro-alimentaire. Cependant, même dans des petites unités de production, même dans des structures coopératives, et dans des fermes autogérées, la souffrance animale est attestée. Elle résulte de préjugés culturels « spécistes ». Les croyances que l’animal n’est qu’un objet, qu’il n’a pas de conscience et donc pas de souffrance, que sa vie ne vaut rien, et encore moins son bien-être, ressortissent de répertoires culturels transmis par les mots et par les comportements plus que par la logique du capital.

Le combat de la gauche ne consiste donc pas à scier un tronc central pour les tombent les multiples branches de la domination. Il n’y a tout simplement pas de base à la domination, mais de multiples logiques éparpillées. Un projet de gauche consiste plutôt à rassembler une pluralité des luttes très différentes, menées contre des adversaires éclatés, dans un horizon commun.

Changer l’imaginaire de la gauche

L’horizon commun de l’écologie politique est celui, très nouveau en modernité, d’une réconciliation de l’homme et de la nature. Cette perspective est troublante, certes, pour des raisons qu’explicite Bruno Latour[7]. Elle prend à revers les certitudes de l’homme moderne, et surtout sa conception du progrès. Celui-ci a été pensé comme l’augmentation du contrôle de la nature (interne et externe), et comme la croissance quantitative du bien-être. Nous ne pouvons plus adhérer à cette conception sans critique, même si nous n’avons pas encore vraiment compris ce que peut signifier d’y renoncer.

On pourrait avancer qu’on assiste aujourd’hui, dans la politique de la gauche, à un changement d’imaginaire similaire à celui qui s’est produit dans la littérature. En examinant la production romanesque francophone récente, Alexandre Gerfen note ce glissement de terrain : la littérature contemporaine ne parle plus d’utopie ou de rupture, mais d’une éthique du « care », c’est-à-dire du soin et de l’empathie[8]. Elle conduit à une « clinique du monde social » plutôt qu’à sa dénonciation ou à la révolution. Ce dont il s’agit, c’est de protéger et réparer le monde, pas de le refuser ou le casser ou le réinventer. Maylis de Kerangal ou Philippe Lançon nous parlent des métiers du soin, de l’hôpital, comme des lieux paradigmatiques de l’humanité. Dans D’autres vies que la mienne, Emmanuel Carrère cherche l’empathie avec la vulnérabilité et la dépendance. Mais l’attention se porte aussi sur l’écologie, la vie des bêtes, le non-humain. La production animale devient objet littéraire chez Isabelle Sorente qui cherche un vocabulaire pour la douleur des bêtes à l’abattoir, ou Jean-Baptiste del Amo, qui réussit un roman, très dur, sur un élevage de porcs. L’interrogation des fabricants d’imaginaires contemporains porte donc sur la possibilité d’un autre rapport au vivant. Mais aussi sur la globalisation considérée comme une relocalisation multiple, comme chez Laurent Mauvignier. On chercherait en vain dans tout cela une poétisation de la lutte et de l’affrontement ; et on n’y trouvera pas trace, non plus, d’un futur radieux, cher aux progressistes de la vieille école. Il est encore, et partout, question d’une critique du monde, du social et de sa rudesse. Mais cette critique se déploie dans l’imaginaire d’un projet réparateur, et non point dans l’horizon d’une rupture. Ce qu’on appelle la gauche politique ne peut rester immune à ces cheminements souterrains, mais décisifs, des imaginaires collectifs.

En conclusion, je peux partager l’irritation de Hugues Le Paige face aux discours qui répètent inlassablement que la distinction entre gauche et droite aurait perdu sa pouvoir d’orientation. Mais contrairement à lui, je ne doute guère du fait que le parti Écolo constitue structurellement un parti de gauche anticapitaliste. Il a, mieux que la gauche industrielle, saisi que le problème du capitalisme ne se réduisait pas aux inégalités, mais qu’il concernait aussi son rapport au monde, au temps, au vivant. Il a intégré les dures leçons économiques du XXe siècle, et situe son action à un niveau suffisant de complexité pour rester pertinent dans une société très différenciée. Il ouvre le chantier d’une vraie recomposition des luttes dans un nouvel imaginaire politique. En fait, il ne s’agit d’un parti progressiste que parce qu’il est en train de changer le sens du mot « progrès ». Et cela constitue, pour la gauche, une chance inestimable. La seule qui lui reste.

Jean De Munck


[1] Hugues Le Paige, « Ecolo, le capitalisme et la gauche », Le Vif, 18 avril 2019
[2] Cf. Bellamy Foster John (2011), Marx écologiste, Paris : éd. Amsterdam. Un extrait a été publié le Monde diplomatique : Bellamy Foster J., Karl Marx et l’exploitation de la nature, juillet 2018, p. 13, https://www.monde-diplomatique.fr/2018/06/BELLAMY_FOSTER/58734
[3] Comme disait Perry Anderson. On peut classer notamment dans le « marxisme occidental » les critiques de Horkheimer et Adorno à l’égard de la raison instrumentale, ou l’œuvre de Marcuse, attentif à la réconciliation avec la nature.
[4] Cf De Munck Jean (2010), « Les critiques du consumérisme », in : Isabelle Cassiers (éd.), Redéfinir la prospérité, Paris : éd. de l’aube, 101-126.
[5] Cf. Eymard-Duvernay et al. (2006), « Valeurs, coordination et rationalité : trois thèmes mis en avant par l’économie des conventions », in L’économie des conventions. Méthodes et résultats, tome I, Paris : La Découverte, chapitre 1.
[6] Cf. Esping-Andersen G. (1999), Les trois mondes de l’Etat providence. Essai sur le capitalisme moderne, Paris : PUF (le lien social).
[7] Latour B. (2017), Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris : La Découverte.
[8] Gerfen A. (2017), Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Paris : éd. Corti (les essais).