L’énergie (durable) du désespoir

Au cours de la décennie écoulée, la communauté scientifique s’est montrée presque unanime pour reconnaître l’origine essentiellement anthropique des changements climatiques. Dans le même temps, nombre d’institutions se sont emparées de ce défi, du Fonds monétaire international à l’Organisation internationale du travail en passant par la Commission européenne. On ne compte plus les rapports et ouvrages pointant la nécessité d’enclencher au plus vite une transition écologique de manière à limiter la hausse des températures. Et les recommandations sont d’autant plus pressantes que se multiplient les signaux d’une fonte des glaces, d’une détérioration des écosystèmes et d’une disparition des espèces plus rapides que ce qui était anticipé alors que l’insuffisance des actions prises par la communauté internationale et par les pays pris individuellement saute aux yeux.

Guillaume Pitron est la petite voix qui crée de la dissonance dans ce concert. Dans La guerre des métaux rares (Les Liens qui Libèrent, 2018), le journaliste-réalisateur met en garde contre une acceptation béate d’une transition « techno-portée ». Il modifie les termes du débat en remettant en question le mode de développement des pays riches qui depuis le début de la Révolution industrielle a reposé sur le brûlage des combustibles fossiles, lequel est à l’origine d’une insoutenable émission de gaz à effet de serre. Ce faisant, il invite à une forme de sobriété tandis que les partisans de la lutte contre les changements climatiques font trop souvent le pari que les technologies viendront aux secours de l’Humanité, que l’Homme puisera au fond de sa créativité les ressources lui permettant de surmonter ce choc planétaire et d’améliorer toujours plus son niveau de confort, et donc de consommation. C’est notamment le cas de Jeremy Rifkin, prospectiviste de réputation mondiale, qui synthétise bien la vision que ces techno-optimistes se font du monde de demain dans La nouvelle société du coût marginal zéro (2014)., il projetait que la décentralisation et la dématérialisation permise par les nouvelles technologies (TIC, imprimantes 3D, réseaux intelligents, réseaux sociaux, internet des objets, etc.) mises au service de « communaux collaboratifs » réduiront à zéro les frais de stockage et de distribution, voire de production. Ce nouveau paradigme « se matérialisera par ces milliards de capteurs disposés sur les ressources naturelles, les chaînes de production, implantés dans les maisons, les bureaux et même les êtres humaines, alimentant en Big Data un réseau mondial intégré, sorte de système nerveux planétaire. » Rifkin est persuadé que ce paradigme est la clé du verdissement et de la décarbonisation de nos sociétés : « L’infrastructure Internet des objets offre un espoir réaliste de remplacer rapidement l’énergie fossile par l’énergie renouvelable et de ralentir le changement climatique. » (p.433)

 L’impasse du consumérisme

Pitron tempère sobrement mais méthodiquement les prédictions de Rifkin semblent suivre le cours de l’Histoire[1] : « Le digital nécessite l’exploitation de quantités considérables de métaux : chaque année, l’industrie de l’électronique consomme 320 tonnes d’or et 7.500 tonnes d’argent, accapare 22% de la consommation mondiale de mercure (soit 514 tonnes) et jusqu’à 2,5% de la consommation de plomb. La fabrication des seuls ordinateurs et téléphones portables engloutit 19% de la production globale de métaux rares tels que le palladium et 23% de cobalt. » Or, « au rythme actuel de production, les réserves rentables d’une quinzaine de métaux de base et de métaux rares seront épuisées en moins de cinquante ans ; pour cinq métaux supplémentaires (y compris le fer, pourtant très abondant), ce sera avant la fin de ce siècle. » Enfin, Pitron relève que « la seule fabrication d’une puce de 2g implique le rejet de 2kg de matériaux environ, soit un ratio de 1 à 1.000 entre la matière produite et les rejets générés. »

A l’image de Rifkin, les enthousiastes de la révolution numérique comme clé de la transition écologique sont victimes d’un aveuglement collectif qui conduit l’Humanité dans une impasse : « Ils n’ont rien voulu savoir, parce qu’un monde connecté est contre préférable à une planète propre. » A cet égard, une transition énergétique qui n’interrogerait pas nos besoins énergétiques prend du plomb dans l’aile au fil des pages du livre. « La seule production d’un panneau solaire, compte tenu en particulier du silicium qu’il contient, génère plus de 70kg de CO2. Or, avec un nombre de PV qui va augmenter de 23% par an dans les années à venir, cela signifie que les installations solaires produiront chaque année 10 gigawatts d’électricité supplémentaires. Cela représente 2,7 milliards de tonnes de carbone rejetées dans l’atmosphère, soit l’équivalent de la pollution générée pendant un an par l’activité de près de 600.000 automobiles. » Les exemples s’enchaînent. Globalement, « soutenir le changement de notre modèle énergétique exige déjà un doublement de la production de métaux rares tous les 15 ans environ, et nécessitera au cours des 30 prochaines années d’extraire davantage de minerais que ce que l’humanité a prélevé depuis 70.000 ans. » (p.25)

Pitron ne se prive pas de lancer le pavé des inégalités dans la mare de la transition écologique. Bien que la lutte contre les changements climatiques fasse de régulières apparitions dans les débats publics, ses aspects potentiellement redistributifs sont toujours passés sous silence, par méconnaissance. Or, « la transition énergétique et numérique est une transition pour les classes les plus aisées : elle dépollue les centres-villes, plus huppés, pour mieux lester de ses impacts réels les zones plus miséreuses et éloignées des regards ». Au niveau mondial, « dissimuler en Chine l’origine douteuse des métaux a permis de décerner aux technologies vertes et numériques un certificat de bonne réputation. C’est certainement la plus fantastique opération de greenwashing de l’Histoire. »

Les défenseurs de la filière nucléaire ne se réjouiront pas longtemps de cette critique de la transition car Pitron ne les épargne pas en pointant que l’uranium ne fait pas exception à la raréfaction croissante des ressources : « Pour la même quantité d’énergie dépensée, les groupes miniers extraient aujourd’hui jusqu’à 10 fois moins d’uranium qu’il y a 30 ans ; et c’est vrai d’à peu près toutes les ressources minières. La situation est si critique qu’un gisement recelant les mêmes teneurs en minerais que dans les années 1980 est dorénavant considéré, dans le monde minier, comme une ’’perle rare’’. » A cela, il faut encore ajouter le risque d’approvisionnement géopolitique car à part le Canada et l’Australie (2ème et 3ème producteurs mondiaux cumulant une part de marché de 32%), les huit plus grands producteurs mondiaux concentrant 95% de la production mondiale ne sont pas des pays politiquement stables ou fiables (Kazakhstan, Niger, Namibie, Russie, Ouzbékistan, Chine).

En conclusion de ce volet, à l’heure où beaucoup se disent « citoyen.ne.s du monde » ou se réfugient dans un protectionnisme naïf ou hypocrite, le livre de Pitron est une tentative d’ouvrir les yeux de la population de sorte que celle-ci assume pleinement les conséquences de leurs choix de société et de leurs styles de vie. « Rien ne changera radicalement tant que nous n’expérimenterons pas, sous nos fenêtres, la totalité du coût de notre bonheur standard. La mine responsable chez nous vaudra toujours mieux que la mine irresponsable ailleurs. Un tel choix serait profondément écologique, altruiste, courageux et conforme à l’éthique de responsabilité prônée par de nombreuses associations environnementales. » C’est notamment par cette contrainte qu’un alignement de notre modèle économique avec les valeurs que l’on brandit à travers notamment les Objectifs pour le Développement Durable sera enfin envisageable.

Une lecture complémentaire de la désindustrialisation

Alors que 2 emplois industriels sur 3 sont passés à la trappe depuis le début des années 1970, les regards accusateurs se tournent essentiellement vers la mondialisation et le progrès technologique. Pitron retrace comment la Chine sous la férule d’ingénieurs (« Sur les six derniers Présidents et Premiers ministres, à l’exception du Premier ministre actuel [Li Kegjang], juriste, tous reçurent une formation thématique d’ingénieur : électricité, hydro-électricité, géologie, chimie des procédés ») a mis en place une politique de siphonage des industries des pays riches. Son atout : ses ressources naturelles. En 1992, Deng Xiaoping annonçait la couleur : « Le Moyen-Orient a le pétrole, nous avons les terres rares ». Pendant longtemps, ces minerais ne connurent que des applications anecdotiques. L’invention des aimants de terres rares en 1983 changea profondément la donne car ils permirent une amélioration significative des performances des produits équipés d’un moteur électrique.

Un quart de siècle plus tard, « l’empire du Milieu est le premier producteur de 28 ressources minérales indispensables à nos économies [dont ces fameuses terres rares qu’il réserve prioritairement à ses propre entreprises], avec souvent une part supérieur à 50% de la production mondiale. Et il produit au moins 15% de toutes les ressources minérales sauf pour le platine et le nickel. (…) A partir des années 2000, les [Chinois] ont commencé à [fixer] des quotas de métaux rares, qui ont bientôt déstabilisé les fabricants d’aimants [dont l’importance pour les nouvelles technologies vertes, numériques, médicales, de défense, etc. est soulignée dans l’ouvrage] qui avaient fait le choix de ne pas délocaliser leurs usines (et leurs secrets industriels). Ces fabricants ont commencé à manquer de terres rares et se sont vus obligés d’arbitrer entre des options aussi dramatiques les unes que les autres : maintenir leurs activités industrielles à demeure, au risque de les faire tourner au ralenti faute d’approvisionnements suffisants en matières premières, ou bien délocaliser en Chine afin de bénéficier d’un accès sans entrave aux commodités. (…) A ceux qui s’obstinaient à résister, Pékin a réservé un traitement particulièrement cruel : une distorsion des prix du minerai. »

Quant aux technophiles et autres optimistes qui estiment que la rareté crée des incitants à creuser plus loin, plus profondément et plus efficacement, deux chercheurs[2] ont établi que même en doublant les réserves de ressources, on ne gagnerait que peu de temps, une trentaine d’années. Et encore cela ne tient pas compte du fait que la réouverture ou l’ouverture d’une mine ne se fait pas en un claquement de doigt mais prend entre 15 à 20 années (en espérant que la Chine ne manipulera pas les cours des ressources pour rendre de tels projets concurrents non-rentables).

La montée en gamme de la Chine est riche d’enseignement pour les Occidentaux et Japonais. Sans sous-estimer le fait que la réalisation d’un tel projet transformateur fut facilitée par la centralisation du pouvoir à Pékin et dans les mains de quelques-uns, il fallut privilégier une stratégie de long terme qui contraste avec le court-termisme qui a fragilisé les économies des pays riches et, par extension, notre sécurité nationale/européenne et donc, souveraineté. Cela montre la nécessité de se doter en Europe d’une politique industrielle coordonnée, fondée sur un objectif partagé par tous les États membres et émancipée des exigences de rendements imposés par les marchés ainsi que d’une diplomatie commerciale pour faire valoir nos intérêts communs et s’assurer de l’approvisionnement en matières critiques.

Une nouvelle ruée vers l’or ?

L’enquête de Guillaume Pitron aborde d’autres questions qui sont hors du radar du grand public. Certains pays et entreprises particulièrement lucides quant à l’épuisement des ressources ont jeté leur dévolu sur les océans. Un des enjeux des prochaines années consistera à maîtriser ces immenses étendues d’eau qui recouvrent 71% du globe et qui sont loin d’être des déserts minéraux, au contraire. C’est ainsi que la Chine a commencé à créer des îlots artificiels ce qui lui sert de prétexte pour revendiquer le contrôle d’eaux territoriales présentant de l’intérêt sur le plan de l’extraction. Les États-Unis ne sont pas en reste puisque l’administration Obama adopta un décret d’appropriation unilatérale de… l’espace ! Le Luxembourg, lui-même, entend bien jouer un rôle de premier plan dans la conquête de ces Eldorado extra-terrestres puisqu’il a conçu un dispositif d’avantages… fiscaux pour attirer les entreprises désireuses de prendre part à la conquête spatio-extractive.

Cette nouvelle ruée vers l’or qui prend des accents futuristes n’en ignore pas moins ce que Pitron dénonçait au sujet des mines. Pour paraphraser un célèbre adage, « Loin des yeux, loin de la… responsabilité sociétale ». Autrement dit, comme personne ne semble s’attaquer frontalement au niveau de consommation ahurissant atteint dans nos sociétés et puisque l’on note une élévation du niveau de vie dans les pays en développement (l’équivalent de près de 3 planètes serait nécessaire si tous les habitants vivait comme les Européens), nous sommes probablement en train de creuser, non pas pour trouver des minerais, mais la tombe des générations et espèces futures. On ne peut dire qu’on n’était pas prévenus car les travaux de Pitron ne sont pas sans faire écho à l’équation dite I=PxAxT[3] développée par Barry Commoner, Paul Ehrlich et John Holdren ou aux travaux du Club de Rome sur Les Limites à la croissance (rapport Meadows).

Bref, et ceci est assez désespérant, la démonstration de Pitron vient corroborer, chiffres et études à l’appui, les résultats de modèles conçus il y a près d’un demi-siècle et qui furent largement ignorés lorsque furent conçus les modèles toujours utilisés par les économistes et les gouvernements pour asseoir les politiques productivistes et consuméristes sur lesquels s’articule notre modèle de développement.

Et l’UE dans tout ça ?

La question des matières premières taraude les institutions européennes. Mais, l’angle choisi est essentiellement celui de la disponibilité de ces ressources qu’il faut garantir afin de préserver notre compétitivité. Et on peut le comprendre s’il est vrai que 30 millions d’emplois en dépendent directement et l’UE est tributaire du reste du monde pour presque l’intégralité des ressources qualifiées de « critiques » par un groupe d’experts attachés à la Commission européenne[4].

Dans un rapport adopté en 2017, les eurodéputés demandaient à la Commission de soulever la question de l’accès libre et loyal aux marchés des matières premières au sein de l’Organisation mondiale du commerce, « tout en respectant pleinement les restrictions par le souci de développement des pays les moins avancés (PMA). » L’abandon de toutes les mesures de distorsion commerciale conduisant à augmenter l’utilisation et la consommation de matières premières doit être un objectif majeur des accords éventuels. La Commission est invitée à négocier un accès non discriminatoire aux marchés des matières premières dans ses négociations bilatérales sur les accords de libre-échange. Les eurodéputés pointaient aussi du doigt les actions extérieures de la Chine qui cherchent à s’approprier des territoires riches en ressources auprès de pays africains.

Mis à part ce volet de la politique commerciale, l’UE met le focus sur l’économie circulaire. Plusieurs textes législatifs ont été adoptés. Ils spécifient des objectifs de récupération et de recyclage pour certaines matières mais, il faut bien reconnaître que les plus stratégiques ne sont pas couvertes. Pourtant, la marge de progression est importante. Un rapport du Programme des Nations Unies pour l’Environnement montrait que « le taux de recyclage d’un grande nombre de ressources, en particulier ceux pointé comme ‘critiques’, était extrêmement faible, inférieur à 1%. Ce pourcentage s’explique en raison de la complexité des alliages qui rend impossible (ou extrêmement coûteux sur le plan énergétique) de séparer les composants, des usages dispersifs (le titane est employé en peinture par exemple) et par un manque de conscience de l’importance du recyclage. Certaines ressources sont perdues du fait de l’exportation des déchets dont ils font partie. C’est ainsi que l’on se prive de palladium, utilisé comme catalyseurs dans les moteurs des véhicules parce que les voitures en fin de vie sont exportées. »

Complémentairement à cela, il faut signaler les tentatives encourageantes sur les plans de la lutte contre l’obsolescence programmée et la promotion de l’écoconception. L’objectif est dans ces dossiers d’utiliser le plus longtemps possible les ressources employées dans les marchandises, textiles, appareils, etc. que nous consommons quotidiennement. Cela permettra également de réduire le volume astronomique de déchets générés chaque année dans l’UE, environ 2,5 milliards de tonnes (émanant principalement des secteurs minier et de la construction), déchets qu’il faut ensuite stocker quelque part…

Ainsi, nous l’aurons compris, une multitude de législations – c’est déjà le cas pour certaines – mais plus encore de comportements tant individuels que collectifs, doivent évoluer de manière à préserver et recycler les ressources actuellement sur notre continent. Mais, ces efforts et progrès ne nous dispenseront néanmoins pas de nous interroger sur nos modes de production et de consommation tant que nous considérerons que posséder toujours plus et notamment d’objets de haute technologie est le must absolu.

Olivier Derruine
30 juillet 2018 dans Green European Journal
Publication originale de cet article par Green European Journal 


[1] Laissons de côté les incidences en matière de protection des données, du contrôle des technologies dominantes et de la réification de la Nature par faute de place et parce que l’objet de ce papier est le livre de Guillaume Pitron.
[2] Valero & Valero (2010) « Physical geonomics : combining the exergy and hubbert peak analysis for prediction mineral resources depletion » in Resources conservation & recycling, Volume 54, Issue 12
[3] Celle-ci rend compte des impacts environnementaux (I) en fonction de la démographie (P), du niveau d’affluence ou du pouvoir d’achat (A) et des technologies (T).