L’effet de seuil : pour demain ou pour aujourd’hui ?

Selon la chercheuse en violence politique et résistance citoyenne Erica Chenoweth et l’experte des mouvements de désobéissance civile Maria J. Stephan,  il suffirait de réunir 3,5% d’une population dans un mouvement de désobéissance civile pour qu’un gouvernement puisse être renversé. Combien pour renverser un système? On ne le dit pas dans l’article qui développe ce constat sur le site « La relève et la peste ».

Mais ce chiffre, en lui-même, est déjà un objectif pour ébranler la machine. C’est peu et beaucoup à la fois. Pour la Belgique, ça représente un peu plus de 397 000 personnes; pour la France, 2 345 000 personnes. Et même si en ce moment, la gronde/fronde monte, on est bien loin du compte.

Réfugiés-répression policière et judiciaire- pauvreté – chômage-exclusion sociale-racisme-discriminations- privatisation des ressources-évasion fiscale- climat-nucléaire-pesticides, et j’en passe: les sujets de révolte se multiplient… Mais ce sont souvent les mêmes têtes que l’on voit d’une mobilisation à l’autre.

Comment sortir de cet entre-soi, et élargir les rangs, pour reconquérir une réelle puissance démocratique? Quel élément peut faire sortir la masse silencieuse de son mutisme? Comment aider ceux qui n’y croient plus, ou ceux qui n’en ont plus la force, à se (re-)mettre debout? Qu’est-ce qui peut rendre un peu d’estime d’eux-mêmes à ceux qui pensent ne pas être assez informés ou intelligents pour se positionner sur des problèmes qu’on leur présente depuis si longtemps comme trop compliqués pour qu’ils puissent participer à trouver une solution différente de celle qui est imposée?

Vieux réflexe d’historienne, je me disais que ça valait peut-être la peine de regarder dans le rétroviseur pour tenter de trouver une réponse à ces questions… Sauf erreur de ma part, la dernière grande manifestation vécue en Belgique a été la marche blanche du 20 octobre 1996, qui a réuni plus de 300 000 personnes, suite à l’affaire Dutroux, pour protester contre la violence faite aux enfants et soutenir les familles de Julie, Mélissa, An, Eefje, Lætitia, Sabine… En France, le 11 janvier 2015, 3 700 000 personnes ont manifesté en hommage aux victimes des attentats des 7, 8 et 9 janvier et pour la défense de la liberté d’expression (entre 1 500 000 et 2 000 000 à Paris et 330 000 à Lyon). Quel est le dénominateur commun de ces mobilisations de grande ampleur? La défense du droit pour chacun, et en particulier les enfants, de vivre en paix. Et la solidarité. Ces mobilisations ont été vastes parce que des événements dramatiques avaient réveillé la sensibilité du plus grand nombre aux souffrances des autres.

Le plus gros problème que l’on a aujourd’hui, c’est que nous avons appris à développer une tolérance incroyable par rapport à ces souffrances, et aux injustices qui les génèrent. On est souvent devenus incapables de faire le lien entre perception de la souffrance d’autrui et une conviction que cette souffrance est le fait d’une injustice. C’est le “chaînon manquant” version capitaliste: une croyance fataliste que le “malheur” surgit de nulle part, sans jamais relever de réelles responsabilités. Ou que s’il a bien une cause, elle est tolérable parce que ce sont des pertes et profits, “qu’on n’a rien sans rien”. Bien sûr que la vie est un chemin plein de cailloux, mais il ne faudrait pas oublier que certains ont la possibilité de faire nettoyer et asphalter leurs routes, et qu’ils n’hésitent parfois pas à faire déverser leur gravats sur les sentiers déjà escarpés des autres.

Aujourd’hui, il faut cesser de dire que tout “peut s’effondrer” demain! Ça rend le plus grand nombre tolérant aux souffrances et injustices qui ont déjà lieu: on s’accroche à ce qu’on a en pensant que ça pourrait être pire demain. La catastrophe est déjà là: c’est maintenant qu’il faut cesser de tolérer ses conséquences et ses causes, pour que demain, on ne se contente pas d'”éviter le pire”, mais qu’on aille vers quelque chose de meilleur! Si on y parvient, il y aura au moins un effet immédiat: celui de retrouver la joie d’être ensemble (vous savez, ce truc que tant de monde adorait cet été “sambalek” autour d’un ballon rond? Ce grand rassemblement pourrait bien être la même chose, en mieux, avec un poil de désobéissance civile).

Ce samedi 8/9, des citoyens se sont mobilisés « pour le climat » partout dans le monde. En France, ces manifestations ont réuni 115 000 personnes. À Bruxelles, 1000 personnes. D’autres mobilisations sont dors et déjà prévues en octobre, novembre et décembre (lien: https://www.facebook.com/events/1471480769662887/)… On s’y retrouve pour passer l’effet de seuil ensemble ?

Isabelle Masson-Loodts