Retour sur la transition démocratique en Espagne - 2/2.
Comment un pays peut-il changer de régime politique de manière totalement pacifique ? Comment une nation peut-elle sortir de plus de trente-cinq ans de dictature sans violence ni désordre ? Existe-t-il réellement un modèle de transition démocratique totalement pacifique ? C’est à ces questions que tente de répondre le livre de Sophie Baby, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne, en étudiant le cas espagnol. La transition démocratique espagnole a-t-elle été aussi pacifique et exemplaire qu’on a bien voulu la présenter jusqu’ici ? Telle est en effet la question centrale de cet ouvrage intitulé Le mythe de la transition pacifique. Violence et politique en Espagne (1975-1982), résultat d’une thèse soutenue en 2006 après une dizaine d’années de recherches en Espagne.
2Sophie Baby ne s’attaque pas seulement ici à un modèle, mais à un mythe fondateur : celui d’une transition démocratique espagnole « pacifique » et consensuelle, menée sans heurts ni violence. L’historiographie espagnole, anglo-saxonne et française a jusque-là très majoritairement présenté le passage de la dictature de Franco à la monarchie démocratique de Juan Carlos comme un modèle de transition « en douceur », de la loi à la loi, dans le respect de la légalité, sorte d’« apothéose démocratique » pour reprendre l’expression de l’ancien président du gouvernement espagnol récemment décédé (23 mars 2014), Adolfo Suárez. Cette vision, qui est surtout celle des acteurs politiques et témoins, a longtemps prévalu ; elle s’est centrée sur une analyse avant tout politique et institutionnelle, sur l’action des élites et a salué une transition caractérisée par la recherche du dialogue et du compromis. Tout au plus a-t-on parlé de réforme ou de « rupture pactée ». Ces changements sont d’autant plus spectaculaires qu’ils ont concerné un pays – l’Espagne – dont l’histoire contemporaine est marquée par une succession de guerres civiles, coups d’États et autres soulèvements militaires. Une culture du consensus aurait donc succédé à une culture du conflit et du « pronunciamiento » ; l’image d’une Espagne en proie au chaos, traversée par des périodes de violence politique extrême aux xixe et xxe siècles aurait laissé la place à celle d’une Espagne réconciliée, apaisée et non violente.
3Depuis une décennie néanmoins, de nombreux ouvrages tentent de nuancer ces impressions en insistant sur le caractère idéaliste et mythique de la transition. L’ouvrage de Sophie Baby s’inscrit parfaitement dans cette démarche. L’auteur a d’abord constitué une base de données répertoriant plus de 3 200 actes de violence et 714 individus tués pour des raisons politiques entre novembre 1975 et octobre 1982, un niveau de violence comparable à celui des « années de plomb » en Italie. Sont ainsi recensés et distingués très schématiquement, dans une classification personnelle et discutable, des formes de violence (violences d’État, violences contestataires, sociales), et des niveaux de violence (violence de basse intensité, violence terroriste).
4Dans une première partie, Sophie Baby évoque à juste titre un « cycle de violences protestataires » dont l’apogée se situerait dans les années 1978-1980. Ces violences émanent des nombreux groupes politiques minoritaires qui s’opposent au processus de démocratisation et à l’ordre social établi : extrême droite nostalgique du franquisme, gauche révolutionnaire, notamment anarchiste, mouvements nationalistes radicaux comme les indépendantistes canariens du MPAIAC ou les terroristes basques de l’ETA. La chronologie proposée de ce cycle de violences et l’étude de ces acteurs de la violence politique figurent parmi les pages les plus réussies de l’ouvrage. Ainsi, après deux années de violence de « basse intensité », on observe que les groupes minoritaires vont radicaliser l’usage de la violence au fur et à mesure que la démocratie s’enracine dans le pays, comme le montre l’exemple des militaires putschistes en février 1981 ou des terroristes basques.
5Dans une deuxième grande partie, l’auteur se penche sur le rapport à la violence de « l’État de la transition », un État non plus autoritaire mais qui n’en est pas moins le seul détenteur de la violence physique légitime selon la célèbre formule de Max Weber. Comment l’État espagnol réagit-il et gère-t-il la violence protestataire ? N’y a-t-il pas de la part du nouvel État espagnol une tentation d’utiliser et d’abuser de la violence ? Comment faire preuve d’autorité sans être autoritaire ? Sophie Baby distingue deux terrains d’intervention de l’État espagnol : une action « externe » lorsqu’il s’agit d’assurer le maintien de l’ordre et d’éviter que des acteurs politiques ne viennent entraver la bonne marche de la démocratisation du régime, une action « interne » dans la mesure où l’État doit aussi veiller à ce que ses propres organes répressifs (police, armée, garde civile) ne constituent pas non plus un frein à la démocratisation en cours. Devant faire face à des manifestations politiques en tout genre et au terrorisme, le gouvernement espagnol a parfois usé et abusé de la violence, comme en témoigne le chiffre encore important des victimes de bavures policières, même si le nombre de morts a tendance à décroître entre 1976 et 1982. Cela ne signifie donc pas automatiquement que l’on assiste à une recrudescence de la violence politique. Selon une loi tocquevillienne bien connue, « plus un phénomène désagréable diminue, plus ce qu’il en reste est perçu ou vécu comme insupportable ». Ainsi, la répression étatique à l’encontre des groupes terroristes croît à mesure que les attentats deviennent de plus en plus intolérables aux yeux de l’opinion publique. Mais l’État espagnol a également eu recours à la torture et aux méthodes de la « guerre sale » dans la lutte contre le terrorisme, notamment celui de l’ETA : l’épisode des Groupes antiterroristes de libération (GAL) constitue de ce point de vue un exemple édifiant de ce que l’auteur appelle avec justesse un terrorisme d’État « incontrôlé » et « mercenaire », dont les origines prouvent une continuité entre la période franquiste et la transition démocratique.
6Finalement, Sophie Baby conclut sa longue et convaincante étude en précisant qu’il faut bien se garder de caricaturer la situation politique en Espagne entre 1975 et 1982. La transition démocratique espagnole, ni vraiment pacifique ni totalement violente, se situe dans un entre-deux complexe et ambigu. S’il y a eu une culture du consensus qui s’est installée en Espagne dans les années 1970-1980 autour de la figure du roi et de la nécessité de démocratiser le régime, il n’en reste pas moins que l’Espagne post-franquiste est traversée par de fortes oppositions, et caractérisée par une fréquence des actes de violence politique et par le terrorisme. On peut donc légitimement parler, comme nous le faisions nous-mêmes dans une autre étude, d’un phénomène de superposition entre une culture du conflit et une culture du consensus. À trop vouloir la réconciliation et la paix sociale, l’Espagne en est venue à nier les faits de violence qui sont pourtant au cœur de son histoire politique contemporaine.
7Très richement documenté, comportant de nombreux tableaux et d’intéressantes et fort utiles annexes, croisant habillement les sources publiques, audiovisuelles et orales, de lecture agréable et de composition rigoureuse, le livre de Sophie Baby constitue une référence indispensable sur la transition démocratique espagnole. Cette contribution a le mérite d’apporter une vision personnelle et originale sur un thème longtemps occulté par l’historiographie et de mettre à mal le mythe d’une transition démocratique entièrement pacifique et acceptée de tous. Nous avons là un éclairage essentiel sur le thème des liens entre violence et politique en Espagne de 1975 à 1982.
Matthieu Trouvé
IEP de Bordeaux
CEMMC
Matthieu Trouvé, “Sophie Baby, Le mythe de la transition pacifique. Violence et politique en Espagne (1975-1982), Madrid, Casa de Velázquez, 2012, 527 p.”, Cahiers de la Méditerranée [Online], 89 | 2014, Online since 01 June 2015, connection on 01 November 2024. URL: http://journals.openedition.org/cdlm/7827; DOI: https://doi.org/10.4000/cdlm.7827
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