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Comme le souligne un autre auteur, lors de ces événements, dans un premier moment du moins, ni l’État ni le marché ne se montrent capables de satisfaire les besoins vitaux de la population, et notamment de la partie de la population la plus démunie et donc aussi la plus frappée par la catastrophe. Or, « au lieu de provoquer un comportement égoïste, antisocial et même une situation de guerre, les faits suggèrent que, même dans des circonstances extrêmes, la plupart des gens tendent à retrouver une maîtrise de soi et à se préoccuper des conditions des autres assez rapidement. (…) Les désastres suspendent momentanément l’ordre social établi, générant des situations fluides dans lesquelles les gens souvent (sinon toujours) réagissent avec une empathie, une attention, et une préoccupation héroïque les uns pour les autres, en rompant le solipsisme qui est sans cesse encouragé par la culture capitaliste. Les désastres pourraient ainsi accorder un sursis temporaire de la vie quotidienne qui est devenue toujours plus atomisée, violente et décourageante. (…) Cela pourrait susciter un procès à long terme dans lequel une société plus juste et écologiquement soutenable, basée sur des besoins humains authentiques, commence à apparaître et devient le but de l’organisation collective »[2]
Les images de pillage et meurtre qui viennent à l’esprit lorsqu’on pense aux catastrophes se révèlent alors non pas comme l’illustration de ce que serait une nature humaine aux prises avec des situations extrêmes, mais comme la projection sur le désastre – dûment entretenue par ce qu’on choisit de raconter ces événements – de la quotidienneté violente et atomisée dans laquelle nous vivons, qui se trouve ainsi naturalisée. Cela révèle alors le caractère construit de l’anthropologie qui régit l’économie dominante, cette « nature » étant en fait bien plus « seconde » qu’on ne le croit.
Il ne s’agit bien entendu pas d’affirmer que les désastres produiront comme par magie un dépassement du capitalisme par la mise à jour d’une nature plus originelle que la « seconde nature » produite par l’inscription des individus dans un ordre social régi par le marché et l’État. Ce qu’il s’agit plutôt d’affirmer est que dans les désastres se révèle quelque chose du « communisme de tous les jours » qui, selon David Graeber, constitue la base de toute sociabilité, même celle qui soutient des rapports sociaux injustes et oppressifs : « Je définis le communisme comme toute forme de relation humaine qui repose sur le principe “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins”. J’aurais pu choisir un terme plus neutre, comme “solidarité”, “entraide” ou “convivialité”, par exemple. Mais, sous l’inspiration de Mauss, je suggère de nous débarrasser une fois pour toute de cette idée vieillotte selon laquelle le “communisme” serait essentiellement une affaire de propriété, évoquant ces temps lointains où toutes choses étaient partagées en commun et ce scénario messianique d’un retour à la communauté de propriété – ce qu’on pourrait appeler le “communisme mythique”. Au contraire, je propose de considérer le communisme comme un principe immanent à la vie quotidienne. Même s’il ne s’agit que d’une simple relation entre deux personnes, chaque fois que notre action procède de la maxime « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », nous sommes en présence du “communisme de tous les jours” (everyday communism). Chacun, ou presque, se comporte ainsi lorsqu’il coopère avec autrui sur un projet commun. Si quelqu’un répare une fuite d’eau et demande à son acolyte : “Passe-moi la clé anglaise !”, il est peu vraisemblable que ce dernier lui répondra : “Et qu’est-ce que je gagne si je le fais ?”. Même s’ils travaillent pour ExxonMobil, Burger King ou la Royal Bank of Scotland… […] C’est pour les mêmes raisons qu’à la suite de catastrophes ou de bouleversements soudains – une grave inondation, une panne d’électricité générale, une révolution ou une sévère crise économique – les gens tendent à se comporter tous de la même façon et à renouer avec une sorte de “communisme prêt à l’emploi” (rough and ready communism). Les hiérarchies, les marchés et consorts apparaissent alors comme des articles de luxe que personne ne peut s’offrir. Quiconque a vécu de tels moments peut témoigner de la facilité avec laquelle les étrangers sont alors traités comme des frères et sœurs, et en quoi la société humaine elle-même semble naître à nouveau. Il ne s’agit pas ici seulement de coopération. Le communisme est le fondement de toute sociabilité humaine. Il rend la société possible »[3].
Graber est attentif à assigner à sa proposition une fonction principalement critique : l’argument du communisme quotidien sert avant tout à critiquer la naturalisation de l’anthropologie économique dominante et à montrer que, selon les éléments que l’on choisit de considérer comme pertinents pour construire une anthropologie, on relève comme significatives certaines conventions économiques plutôt que d’autres. Cette perspective nous semble toutefois rencontrer ses limites stratégiques si elle aboutit à la révélation d’un principe moral anhistorique qui constituerait la base de toute société historique, ce qui revient à simplement remplacer une anthropologie par une autre, quand bien même celle-ci serait plus fondée empiriquement[4].
Pour dépasser ces limites, nous soutiendrons que le concept de communisme de tous les jours n’a de portée stratégique que si on le comprend comme le ressort – qui s’exprime tout particulièrement dans les situations de désastre – de la résistance constante contre la catastrophe constante qu’est, pour certaines populations, la vie sous le capitalisme. De sorte que, tout comme les riches se préparent déjà pour la catastrophe écologique, les pauvres sont aussi, dans leurs luttes quotidiennes, qu’ils le sachent ou pas, et avec les moyens dont ils disposent, en train de se préparer[5][13].
(à suivre…)
Fabio Bruschi
[1] R. Solnit, A Paradise Built in Hell, New York, Penguin Books, 2009, p.3, p.9.
[2] Ashl. Dawson, Extreme Cities. The Perils and Promises of Urban Life in the Age of Climate Change, London-New York, Verso, 2017.
[3] D. Graeber, « Les fondements moraux des relations économiques. Une approche maussienne », Revue du MAUSS, 2010/2, 54-56.
[4] Pour une critique plus développée, cf. Chr. Lotz, « The Return of Abstract Universalism. A Critique of David Graeber’s Concept of Society and Communism », Radical Philosophy Review, 18/2, 2015.
[5] Cf. H. Kempf, « Sauver les riches de la catastrophe écologique. Le devenir autoritaire du capitalisme contemporain », Analyse de l’ARC, n°8, 2019, URL : https://arc-culture.be/blog/publications/sauver-les-riches-de-la-catastrophe-ecologique-le-devenir-autoritaire-du-capitalisme-contemporain/