Biélorussie/Bélarus : Une nouvelle zone d’instabilité et de tension au coeur de l’Europe

De début août dernier à tout récemment, une quinzaine de spécialistes ont débattu en ligne au sujet de la crise qui agite la Biélorussie/Belarus. L’un d’entre eux, Jean Moulin, a accepté d’en tirer des « réflexions d’étape » personnelles pour POUR, ce dont nous le remercions chaleureusement. Jean Moulin, docteur en Sciences physiques, chercheur à l’ULB jusqu’à la fin des années 1970, a travaillé de 1971 à 1974 au centre de recherche nucléaire de Doubna, une « ville scientifique fermée » en Union soviétique. Responsable de la coopération internationale sur les grands équipements de recherche au Service de la Politique scientifique fédérale belge (BELSPO), il est par la suite fréquemment retourné en URSS, puis en Fédération de Russie et a pu observer les bouleversements qu’a connus ce pays depuis 1991.

Il nous livre ici un document très instructif et pondéré sur la crise que connaît le Bélarus.

Paul Delmotte, POUR, service Monde

La Biélorussie – ou Bélarus, le nom officiel du pays depuis son accession à l’indépendance – ex-république soviétique et « État uni » à la Fédération de Russie (tout en ayant souvent réaffirmé sa souveraineté), s’est profondément divisée à l’occasion de l’élection présidentielle du 9 août. D’un côté, les partisans du président Alexandre Loukachenko, officiellement réélu avec 80% des votes. De l’autre côté, la candidate des oppositions, Svetlana Tikhanovskaïa, créditée de 10% et avec elle, une vague protestataire qui a déferlé sur le pays, et spécialement dans la capitale Minsk. Depuis le jour de l’élection, chaque samedi et dimanche, des manifestations de masse contestent les résultats, dénoncent les violences policières, et exigent le départ de Loukachenko et la reconnaissance de la victoire de sa rivale. Celle-ci a été officiellement actée par la Lituanie voisine.

Une nouvelle zone d’instabilité et de tension s’est ainsi installée au cœur de l’Europe.
Cible de critiques et de sanctions annoncées par les États-Unis et l’Union européenne, Loukachenko n’a eu d’autre choix que de chercher l’appui du président russe Vladimir Poutine, lequel l’a assuré d’aides financière et militaire, tout en se maintenant dans une prudente expectative quant à la suite des événements. Il a été rappelé, lors de la rencontre des deux présidents à Sotchi le 14 août, qu’en vertu de « l’union » des deux États, la frontière occidentale du Bélarus est aussi la frontière de la Communauté des États Indépendants (CEI) avec les pays de l’OTAN. Une nouvelle zone d’instabilité et de tension s’est ainsi installée au cœur de l’Europe.

 

Une élection insondable

L’élection présidentielle s’est déroulée il y a presque 6 semaines et nous n’en connaissons pas encore le résultat final. Le mouvement de protestation contre la falsification du comptage des voix et plus largement contre le déroulement non démocratique du scrutin et l’autocratisme de Loukachenko, lancé dès avant l’annonce officielle des résultats, nous a étonnés par son ampleur et sa détermination. Et surtout, par sa durée qui le distingue clairement des protestations similaires intervenues après les élections de 2006 et 2010, qui avaient donné sans conteste la victoire à Loukachenko. Il est impossible, au moment où j’écris ces lignes, de prédire quoi que ce soit de solide sur le devenir du pays à court et moyen terme.

Le déficit d’information est énorme, je veux dire d’information fiable, ce qui ne signifie pas nécessairement qu’elle soit neutre ou indépendante, car les sources militantes et engagées, même gouvernementales, ne sont pas de facto des propagatrices de vérités tronquées et pliées en fonction des besoins de la cause.

Nous ne pouvons décemment pas juger de la force réelle des deux mouvances qui divisent désormais la Biélorussie
Mais nous ne pouvons décemment pas juger de la force réelle des deux mouvances qui divisent désormais la Biélorussie. D’un côté, l’abondance des vidéos diffusées par les opposants via les réseaux Internet et les téléphones intelligents, présentant sans relâche d’impressionnants défilés « dégagistes » de plusieurs dizaines voire centaines de milliers de manifestants, que la répression n’a pas réussi à juguler. Au contraire. De l’autre, les efforts officiels tentant de montrer un pays au travail et soutenant le président dans sa majorité. Ajoutons que le comptage précis du nombre de manifestants est comme partout un exercice controversé, avec des chiffres variant du simple au double ou au triple, selon les estimations de la police, des médias ou des organisateurs.

 

La répression systématique des opposants

Une répression plus « maîtrisée » mais systématique a succédé au déferlement de sauvagerie aveugle des premiers jours
La répression brutale et totalement disproportionnée face à des manifestations pacifiques doit être condamnée sans ambages, qu’elle ait été délibérée de la part du pouvoir, ou qu’elle soit le résultat de luttes internes ou de provocations. Le déchaînement des forces de l’ordre (en particulier les fameux « OMON » anti-émeutes) a surpris beaucoup de gens, dans ce pays qui, à la différence de la Russie ou de l’Ukraine, n’a plus connu de grandes violences depuis la seconde guerre mondiale. La répression a, in fine, largement desservi Loukachenko, fait basculer une frange de ses soutiens dans l’opposition et mis à mal le sentiment de sécurité qu’il inspirait et dont il faisait un argument clé de sa propagande (un pays stable, sûr, pacifique). La Biélorussie n’en est pour autant pas devenue le Cambodge des Khmers rouges, les États-Unis des ghettos noirs ni même la France macronienne confrontée à ses gilets jaunes. Et, après des excuses en demi-teinte du ministre de l’intérieur pour « les blessures infligées à des personnes prises au hasard dans la rue », une répression plus « maîtrisée » mais systématique (y inclus l’emprisonnement des membres du Conseil de coordination restés en Biélorussie ou leur expulsion du pays) a succédé au déferlement de sauvagerie aveugle des premiers jours, sans grand effet apparent sur la détermination des opposants.

 

Une situation inédite