Ma femme est infirmière. Elle travaille dans l’un des grands CHU de Wallonie. Durant des années, elle est rentrée le soir complètement exténuée, au terme de journées marathon qui succédaient les unes aux autres. Très régulièrement, au cours de son service, elle n’avait eu le temps ni de s’asseoir, ni de manger, ni même d’aller aux toilettes certains jours.
Victime du manque constant de personnel dans son unité, il lui fallait prodiguer des soins à la chaîne, s’efforçant malgré tout de les administrer selon l’art de sa profession, à défaut trop souvent de ne pouvoir y ajouter ce qui fait pourtant la beauté et la dignité de ce merveilleux métier de soignant : saisir la main ouverte d’un patient en détresse, s’asseoir cinq minutes sur son lit pour le réconforter ou simplement l’écouter, s’arrêter pour rassurer des proches inquiets… Pas le temps pour le supplément d’âme. Courir. Foncer. Se hâter. Urgence à tous les étages. L’habitude avait creusé l’ornière.
Le sous-effectif chronique n’était pas l’unique gangrène du monde hospitalier mis en coupe réglée par des comptables-inquisiteurs qui avaient pour mission de contingenter la souffrance, de convertir les malades en quotas et de ramener l’humain à des formules de tableaux Excell. Non, on la forçait également à trahir le beau serment de Florence Nightingale, « …Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour maintenir et promouvoir les standards de ma profession… », en privilégiant les actes les plus rentables, en multipliant les procédures administratives débilitantes, en raccourcissant les séjours de patients poussés vers la sortie et condamnés à soigner leurs complications en ambulatoire, en fermant des services jugés non profitables. Au bout du compte, le malade payait l’addition.
Dans son jargon infirmier, tout un vocable inattendu a fait son apparition. Des termes tels que « budgetisation », « rentabilité », « polyvalence », « coûts », « ratios », « performance », « bénéfices», « clients », etc., ont peu à peu constitué le champ lexical de cette novlangue managériale que l’on parle désormais aussi dans l’hôpital public.
Le temps passant, elle était de plus en plus oppressée. C’était dû aux journées harassantes certes, mais plus encore au double carcan administratif et budgétaire sans cesse resserré autour de sa blouse blanche qui comprimait son souffle vital. Autour d’elle, les rangs s’éclaircissaient. Démissions, burn-out, dépressions, suicides. Les places laissées vacantes le restaient. Le bilan comptable avait meilleure mine et les rescapées tiraient un peu plus sur la corde pour pallier les défections. Il arrivait cependant qu’on doive procéder à de nouveaux engagements. Dans ce cas, des aides-soignantes promues à la va-vite faisaient avantageusement l’affaire.
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Chaque jour, elle repartait en « première ligne » comme l’on dit aujourd’hui du haut des balcons où l’on applaudit tous les soirs à 20h00 les « héroïnes ». La coulée de plomb qui obstruait sa gorge avait au moins l’avantage de lui épargner la faim que son temps de midi, sans cesse raboté, ne lui permettait plus de combler. Pourtant, jamais un jour de grève. Pas même un arrêt de travail. Les femmes en blanc goûtent peu les piquets, les barrages et les revendications autour des braséros. «
Mes patients ont besoin de moi », disait-elle. En psychologie, on appelle ça de la «
fatigue compassionnelle ».
Alors, elle a tenu tant qu’elle a pu. Son corps la mettait au supplice pour qu’elle arrête, mais sa tête ignorait volontairement les signaux de détresse. Un jour, tout a lâché. Grillée. Epuisée. Burn out a conclu le médecin du travail dont le diagnostic était écrit à l’avance. La clinique de l’usure avait fait une malade de plus.
Bien commun vs bien marchand
Moi, pendant toutes ces années, j’étais journaliste. J’enquêtais sur les dossiers financiers. Les coups fumants de la criminalité en col blanc. De « Clearsteam » aux « Dubaï Papers », en passant par les affaires « Kredietbank », « sociétés de cash », « Offshore Leaks », « HSBC » ou encore « Kazakhgate », parmi d’autres embrouilles mafieuses, je découvrais les circuits parallèles de la finance opaque, les réseaux de blanchiment, les procédés de dissimulation. Je voyais les milliards disparaître par tous les points aveugles de la planète financière.
Je bossais également sur la fraude sociale organisée à grande échelle, sur le dos de dizaines de milliers de travailleurs clandestins transformés en nouveaux esclaves, terrés dans la Belgique des sous-sols et des arrière-cours. Là encore, je voyais des sommes folles aspirées par le trou noir de l’économie souterraine. Et puis, il y avait l’évasion fiscale ordinaire. Celle que des multinationales, des grands patrons, de riches héritiers et des détenteurs de portefeuilles garnis parviennent à faire passer pour de l’« optimisation légale », grâce à l’enfumage réussi par leurs bataillons d’avocats, de fiscards, d’experts-comptables, de réviseurs et de sociétés de conseil, payés à prix d’or pour transformer les vessies en lanternes.
Durant tout ce temps, j’ai vu de trop rares procès se solder par la « prescription » ou le très commode « dépassement du délai raisonnable », obtenus grâce aux manœuvres dilatoires que certains appellent les « droits de la défense ». J’ai vu des enquêtes laminées, des services de police démantelés, des juges privés de moyens, des flics écœurés, des législations avortées, des commissions d’enquête parlementaires mortes-nées. Ces montagnes de fric auraient dû renflouer les caisses d’un Etat démonétisé au point qu’il ne puisse plus financer correctement l’une de ses missions régaliennes : la santé. Au lieu de ça, elles ont accouché d’une souris par la volonté (ou l’absence de volonté) d’une grande partie de ceux qui se posent en garants de cet État.
Ces jours-ci, j’entends certains responsables ventriloqués par les gourous du capitalisme financier, ânonner leur théories prêtes à penser sur l’économie de la santé. J’entends ceux qui prétendent depuis des années mettre la lutte contre la délinquance financière et la fraude organisée en tête d’un programme qu’ils n’ont jamais appliqué, s’indigner que l’on ait métamorphosé un bien commun en bien marchand. Tour à tour, ils se dédouanent de la politique d’austérité qui a conduit les hôpitaux au bord du gouffre, ils nous rabâchent que le budget de la santé a été gonflé, ils martèlent que les rangs du personnel soignant ont même grossis, ils se rengorgent en vantant les mérites de notre si merveilleux système hospitalier. En théorie, ils ont sans doute raison. Car en théorie, il est certainement possible de démontrer qu’un éléphant peut demeurer suspendu par la queue à une pâquerette.
Mais sur le terrain, à la lumière des scialytiques, personne n’est dupe. Parce que le réel ne ment jamais. Ils ont beau agiter leurs fétiches empruntés aux sorciers de la technostructure, l’illusion n’opère plus. Car on sait dans les cliniques, dans les maisons de repos, dans les institutions de soins que la culture du rendement et de la productivité dominent jusqu’à réduire l’humain (le corps médical, infirmier ou celui des patients) à sa seule dimension technique, matérielle et financière.
Puisqu’ils aiment tant les inventaires et les exercices comptables, il leur reste à faire le décompte des morts causées par l’autre pandémie : la marchandisation de la santé.
Frédéric Loore
Cet article est paru initialement sur le site d’Entre les lignes.
Photos saisies sur les pages Facebook de l’AsPeCaF et La santé en lutte