Entre 2011 et 2015, l’entreprise mondiale du ciment Holcim est soupçonnée d’avoir financé des organisation terroristes afin de maintenir l’activité de son usine en Syrie. En octobre 2022, elle est condamnée à une amende de 778 millions de dollars pour financement du terrorisme aux Etats-Unis. Après avoir intenté de nombreux recours, le cimentier franco-suisse Holcim (anciennement Lafarge) a été officiellement mis en examen le 16 janvier 2024 par le Parquet National Antiterroriste de Paris pour complicité de crimes contre l’humanité, une première pour une entreprise. En Belgique, la décision de prononcer un procès est toujours en suspens et devrait être communiqué courant avril 2024
Lafarge, le géant du ciment français qui déclarait un chiffre d’affaire à hauteur de 24,5 milliards d’euro en 2020, devenu LafargeHolcim en 2015 suite à la fusion avec le groupe suisse, puis simplement Holcim en 2021, est dans le viseur de la justice de plusieurs pays depuis bientôt 8 ans. En effet, en 2016, une enquête du monde révélait l’improbable partenariat commercial établi en 2013 et 2014 entre l’entreprise française (via son usine de Jalabiya dans le nord de la Syrie) et l’Etat Islamique (EI) ainsi que Al-Nosra, une branche d’Al-Qaeda.
Ce « partenariat » permit à Lafarge de bénéficier d’un laissez-passer pour ses employé·es et ses marchandises, et, d’autre part, d’obtenir la taxation et le blocage par l’EI des concurrents directs du cimentier français qui importait du ciment moins cher de Turquie. Les sommes versées à l’EI et à Al-Qaeda seraient de 5,4 millions d’euros selon la justice américaine, ce qui est significatif pour l’EI (bien que ce soit peu en comparaison avec les 680 millions investies dans la rénovation de la cimenterie syrienne).
A. Deswaef, avocat proche du dossier, rappelle que cet apport financier important intervient 1 an avant les attentats terroristes perpétrés à Paris en novembre 2015 et à Bruxelles en mars 2016. Il a largement contribué à la structuration et l’opérationnalisation de l’EI. Plus localement, la poursuite de l’activité de l’usine Lafarge à Jalabiya dans le contexte de guerre civile s’est organisé après avoir rapatrié les employé·es français·es, exposant le personnel syriens à des conditions de travail épouvantables et mettant en danger leurs vies.
Alors, pourquoi rester, quand le groupe Total, par exemple, autre multinationale implantée en Syrie, décidait de quitter le pays en 2011, décision déjà jugée tardive ? Pour deux raisons étroitement liées : le profit, et la fusion en vue avec Holcim. Le groupe Lafarge, mal en point prévoyait de fusionner avec le groupe suisse Holcim dirigé par l’industriel Thomas Schmidheiny, dans le but implicite de devenir le numéro du béton mondial, devant leur concurrent principal, le conglomérat chinois Anhui Conch.
L’usine de Jalabiya venait de bénéficier d’un plan de rénovation de 680 millions, dont,129 millions d’euros d’emprunts bancaire. Pour ne pas faire de perte, l’usine devait continuer à tourner, et ce malgré les risques mortels pour le personnel, la possibilité que Bachar Al Assad nationalise l’usine, où que l’EI s’empare des infrastructures.
Devant l’ampleur du scandale et pour anticiper l’orage médiatique et judiciaire à venir, Lafarge avait décidé de montrer patte blanche afin de garder le contrôle sur la situation. Pour démontrer sa « bonne foi », le groupe commande lui-même un rapport d’enquête interne par un cabinet américain spécialisé : Baker Mackenzie. Les résultats tombent en avril 2017, 7 cadres opérationnels ayant organisés les échanges avec l’EI sont pointés du doigts. L’histoire est bien ficelée, et, à l’époque, la plupart des médias et la justice ne questionnent pas le rapport.
Cependant, ce rapport contient nombre de zones d’ombres. Comme le pointe Philippe Engels, certaines personnes sont absentes du rapport : les actionnaires majoritaires de Lafarge, et en première ligne, le fond d’investissement belge « Groupe Bruxelles Lambert » (GBL), premier actionnaire de Lafarge, dirigé au moment des faits par Albert Frère, première fortune du royaume.
Selon l’enquête de Blast, il est fort probable que le rapport Becker Mackenzie a été rédigé sous contrôle des administrateur·ices afin de les préserver de toutes conséquences. De nombreux éléments soutiennent cette idée. Après un accord de coopération signé entre le Belgique et la France, le siège du groupe GBL est perquisitionné, ainsi que la résidence d’un de ses principaux administrateurs, Gérard Lamarche. Malgré tout, au bout de deux d’enquêtes, ce qui est peu pour une affaire de cette ampleur, un non-lieu est requis par le parquet fédéral belge.
Les dirigeants mis en examen ont tenté de dénoncer le mensonge des actionnaires sur leur prétendue ignorance des accords avec l’EI et Al Nosra, mais aucun élément n’a été jugé significatif pour le moment pour inquiéter les actionnaires. Les actionnaires et les dirigeants-fusibles n’ont jamais été confrontés. La décision du conseil judiciaire de Bruxelles s’étant réuni en janvier 2024 n’a pas encore été rendu, il reste techniquement encore une chance pour que les marionnettistes de l’affaire Lafarge-Daech ait à rendre des comptes.
Sources :
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- : LafargeHolcim : chiffre d’affaires dans le monde | Statista
- : Le groupe LafargeHolcim enterre Lafarge et devient Holcim (bfmtv.com)
- : Syrie : les troubles arrangements de Lafarge avec l’Etat islamique (lemonde.fr)
- : FINANCEMENT DU TERRORISME : RÉVÉLATIONS SUR L’AFFAIRE LAFARGE / DAESH (youtube.com)
- : Les fantômes de l’affaire Lafarge #1 : Ceux qui vont s’en tirer (blast-info.fr)
- : Total quitte enfin la Syrie – L’Express (lexpress.fr)
- : Thomas Schmidheiny – Wikipedia
- Les fantômes de l’affaire Lafarge #2 : Les écoutes téléphoniques inédites qui accusent (blast-info.fr)
- Stopper Lafarge et l’industrie du béton : une question de survie (reporterre.net)
- Le béton est une source majeure du réchauffement climatique (reporterre.net)
Source : Bruxelles Dévie
Illustration : Photo par Chad Davis (source) / CC BY 2.0