La prétention de la mesure en économie : que valent ses piliers fondamentaux ?

Partie 1 : La notion de « concurrence pure et parfaite »[1]

Avec la présente chronique, je voudrais, plutôt que d’aller plus en avant et directement dans le « déboulonnement » des prétentions de statut de science et de capacités de « mesurer » en économie ; effectuer un petit détour par une analyse des piliers-fondements de la pensée néoclassique-néolibérale. Piliers que je qualifie de fondamentaux et qui soutiennent tout l’édifice théorique de la pensée économique néoclassique-néolibérale ainsi que, et surtout, la prétention de celle-ci au double statut de science et de « science qui mesure ». Il me paraît donc plus adéquat de commencer par défricher les soubassements et les conséquences de l’existence ces piliers. Ils sont passablement nombreux. Ce sont les arcs-boutants de la notion même de « système capitaliste » : depuis la dite « concurrence pure et parfaite » jusqu’à la prétendue indépendance (entre-elles) des variables indépendantes dans les équations multivariées, en passant par les postulats de « marché autorégulé », de « rareté »… ou encore de l’existence – quasi automatique – d’un « équilibre général des marchés »[2].

« Le capitalisme » : réel système existant ou « idéaltype » abstrait ?

Voilà une question[3] qui, tout au long de ma carrière d’enseignant, a plus que déstabilisé et désarçonné des générations de mes étudiants en économie-gestion. Depuis ceux de première année de licence jusqu’à ceux de doctorat. Elle consiste tout simplement à demander à la cantonade : « Pensez-vous que, ici en Amérique du nord, vous vivez dans un système capitaliste ? ». En général, les regards interloqués et les mimiques amusées rivalisent immédiatement avec les ricanements incrédules. C’est alors que je me livre à un exercice de véritable « maïeutique ». Je commence par faire admettre que sans l’existence des notions – hypothèses de « concurrence pure et parfaite » et de « marché autorégulé » (la fameuse main invisible), toute idée que l’on se fait, de nos jours, du capitalisme s’écroulerait[4]. Après quoi j’enchaîne sur les conséquences les plus logiques et évidentes du fait de postuler l’existence d’une concurrence « pure et parfaite ». À commencer par la (cauchemardesque… depuis Aristote) question de la « valeur » des biens et services. C’est-à-dire donc de leurs « prix », de la base de leurs « échanges », de leurs « coûts », des taux de « profits » qu’ils dégagent… Ainsi, pour ne retenir qu’un parmi les « classiques », Adam Smith lui-même,[5] celui-ci fait déduire (je simplifie) de l’existence de la concurrence (pure et parfaite) qu’elle enjoint automatiquement à tout nouvel entrant dans un marché d’un bien ou de service donné (disons des chaussures) d’obligatoirement vendre moins cher que ses prédécesseurs si il veut s’attirer des clients. Si on pousse le raisonnement jusqu’à la situation du énième – ultime – nouveau producteur de chaussures sur un marché donné, il est évident que celui-là, n’aurait aucun autre choix que de vendre… au coûtant ! C’est-à-dire aligner le prix de vente sur le niveau du coût de production, et donc se résoudre à ne pas faire de profits. 

Vendre au coûtant est-il synonyme de non-rémunération du « facteur » capital ?

Nous verrons plus bas que le capital est, en fait, non seulement rémunéré même en vendant au coût, mais qu’il est rémunéré plusieurs fois et sous plusieurs formes ! Poursuivons pour l’instant avec nos marchands de chaussures. Si les fabricants précédents – avant celui qui doit vendre au coût – veulent survivre, ils n’ont d’autres choix que de, également, se mettre à vendre au coût. Ce qui signifie donc que, en bout de ligne, plus personne ne devrait pouvoir dégager des profits[6] ! Or profits il y a ! Dès lors s’impose la nécessité de chercher à comprendre ce qui ne « colle pas ». Est-ce la présupposition de concurrence pure et parfaite qui fait défaut ? Est-ce le comportement réel des « capitalistes » qui fausse le jeu ? Qu’est-ce donc qui fait qu’un mécanisme qui, en toute logique, devrait conduire à l’absence de profits, génère au contraire des profits !?

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Omar Aktouf


[1] Concernant le titre “La prétention de la mesure en économie : que valent ses piliers fondamentaux ?”: Je renvoie le lecteur intéressé à plus de détails et de précisions – argumentations à mon livre La stratégie de l’autruche.
Les lecteurs sont invités à me faire part de leurs commentaires à l’adresse mail suivante: omar.aktouf@hec.ca
[2] Nous avons déjà évoqué cette notion dans une précédente chronique, où il était montré qu’elle découlerait d’une fiction introduite par le père de l’école néoclassique, L. Walras : celle de l’existence supposée d’un « crieur des prix »… qui annoncerait en toute simultanéité, l’ensemble des « prix d’équilibre » du marché.
[3] Et surtout les pistes de réponses qui la suivent.
[4] Bien entendu, il y a toujours quelques « futés » pour immédiatement brandir la « théorie du marché imparfait », ce à quoi je rétorque de patienter et de s’attendre à ce que cet argument se retourne gravement contre eux. Ce qu’on verra dans la suite, lors de l’analyse de la notion de marché.
[5] J’utilise les conséquences des arguments smithiens autour de la valeur (et effets de la concurrence) par l’exemple des célèbres cas du boulanger, du vendeur de lait ou de chaussures…
[6] Dans de précédentes chroniques, il a été discuté de ce que « profit » veut dire au regard d’autres lectures que celles de l’économie ou du management. Un retour à ces analyses aiderait le lecteur à mieux suivre ce dont il est question ici.
[7] Et de leurs professeurs « normaux » en économie, qui se voient confrontés à ce questionnement de leur part.
[8] Souvenons-nous : rien à voir avec l’étymologie aristotélicienne de « oïkos – nomia ».
[9] Il sera montré ultérieurement que non seulement le capital et le capitaliste ne sont sûrement pas les facteur-acteur qui prennent le plus de risques, et qu’il existe une différence monumentale dans l’analyse, selon que l’on parle du « système du grand capital – financier tentaculaire », ou d’une brave personne qui trime et économise toute une vie pour s’acheter une boutique ou une station d’essence ! Confusion aux conséquences immenses que l’on entretient sciemment ou non.
[10] Et quel salaire ! Lorsque l’on voit des Dg et PDG se payer à coups de millions de dollars ou d’euros !
[11] Ceci sans parler de ce que l’on dénomme « avoir des actionnaires », ou « patrimoine » : les montants résiduels après impôts et investissements…
[12] En compagnie du non moins systématique : « si on empêche ou limite les profits, les entreprises et entrepreneurs s’en iraient ailleurs »…
[13] La teneur et les conséquences de ces arguments seront discutés plus en détails lors de prochaines chroniques.
[14] C’est là toute la question de la place et du rôle de la fameuse « main invisible » dont on discutera à la prochaine chronique.


By Omar Aktouf

Omar Aktouf   M.S. Psy.; M.S. Adm/Dév. Économique M.B.A et Ph.D. Management Professeur titulaire à HEC Montréal Membre fondateur du Groupe Humanisme et Gestion Membre permanent du Comité Scientifique de l'International Standing Conference on Organizational Symbolism, ainsi que de nombreuses revues internationales. Professeur invité permanent en Europe, Afrique, Amérique latine... Conférencier et Consultant senior international en plusieurs langues.