Comment la perception de la sexualité a-t-elle évolué dans les Plats Pays depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale? Wannes Dupont, professeur d’histoire de la sexualité, est monté à bord de sa machine à remonter le temps pour parcourir plus de 70 années. Si les Pays-Bas et la Belgique font figure de précurseurs, la véritable libéralisation des mœurs n’y a pris son élan qu’après la Seconde Guerre mondiale.
Impossible de passer à côté aujourd’hui: les classements comparatifs sont partout. Ainsi, l’Indice mondial de la liberté morale de 2022, où genre et sexualité sont des critères de poids, classe les Pays-Bas en deuxième position, la Belgique en troisième et le Luxembourg en sixième. En outre, la Belgique se hisse sur la troisième marche du podium du Rainbow Index 2022, qui dresse le bilan des droits des personnes non hétérosexuelles, suivie par le Luxembourg en quatrième position (partagée), les Pays-Bas occupant quant à eux la neuvième place.
Si les classements de ce type ont une portée au mieux indicative, ils révèlent toutefois que les Plats Pays -à savoir la Belgique et les Pays-Bas- figurent parmi les plus libéraux au monde en matière de droits sexuels. Quoique cela ne nous surprenne plus aujourd’hui, il s’agit d’une évolution remarquable et somme toute récente sur le plan historique. Avant la Deuxième Guerre mondiale, les sociétés étaient sans conteste profondément religieuses et sexuellement conservatrices; seules de petites minorités osaient prêcher le changement.
La Belgique et les Pays-Bas figurent parmi les pays plus libéraux au monde en matière de droits sexuels
L’espace d’un instant, la Libération semble provoquer un bouleversement soudain. Les belles photos de jeunes femmes dans les bras des soldats alliés vont en effet de pair avec des statistiques alarmantes sur la propagation rapide des maladies vénériennes. La collaboration «horizontale» pendant la guerre irradie une puissante force symbolique, et il ne faut pas longtemps aux autorités belges et néerlandaises pour mobiliser la population contre la dissolution des mœurs imputée à l’occupation.
Par conséquent, la fin des années 1940 et les années 1950 sont placées sous le signe de la lutte contre la dépravation morale de la jeunesse. La hausse de la délinquance juvénile obnubile la police, les tribunaux et les responsables politiques. S’ensuit une focalisation disproportionnée sur la prostitution et l’homosexualité, deux phénomènes que l’on se plaît à imputer à la cupidité cynique d’adultes corrompus : les souteneurs et les pédérastes. Dans la pratique, ce climat de peur se traduit par une forte mise en exergue des valeurs familiales, des modèles traditionnels liés au genre et de l’autorité patriarcale.
Les années 1950: plus intéressantes qu’il n’y paraît
Il serait cependant erroné de considérer les années 1950 comme une simple crispation conservatrice précédant le progressisme des années 1960. Dans les deux pays, le mouvement humaniste libéral joue un rôle majeur dans la mobilisation pour une plus grande autodétermination individuelle, toutefois dans une mesure encore très limitée pour ce qui est de la sexualité. Les mouvements de réforme sexuelle, pourtant très proches du libéralisme, se montrent quant à eux un peu plus francs. La Vereniging voor Seksuele Hervorming (Société néerlandaise pour la réforme sexuelle), héritière d’après-guerre de la Nieuw-Malthusiaanse Bond (Ligue néo-malthusienne) fondée en 1881, prend la tête de cette mouvance. Dans un premier temps, elle s’attache principalement à proposer une éducation sexuelle axée sur la contraception, par l’intermédiaire de centres de consultation fondés à cet effet.
Dans la foulée, l’Association belge pour la réforme sexuelle voit le jour en 1955. Ces deux organisations évoluent dans un contexte de flou juridique. En effet, aux Pays-Bas, les lois morales d’inspiration religieuse de 1911 interdisent la communication «ouverte» d’informations sur la contraception. En Belgique, comme dans plusieurs autres pays européens, une loi similaire est en vigueur depuis 1923.
Dès les années 1950, un mouvement homosexuel connaît ses balbutiements dans les Plats Pays. À nouveau, les Pays-Bas jouent un rôle pionnier. De fait, le Nederlandsch Wetenschappelijk Humanitair Komitee (Comité scientifique humaniste néerlandais), branche du mouvement de dépénalisation de l’homosexualité en Allemagne mené par le médecin et activiste Magnus Hirschfeld, y a vu le jour dès 1912. Le relèvement de la majorité sexuelle pour les contacts homosexuels aux Pays-Bas par la Zedelijkheidswet (Loi sur la moralité) de 1911 n’y était pas étranger. Juste après la Deuxième Guerre mondiale, le Comité obtient l’aval pour la création du Shakespeare Club à Amsterdam, rebaptisé quelques années plus tard Cultuur- en Ontspanningscentrum (COC – Centre pour la détente et la culture). Ce titre euphémique trahit la surveillance rapprochée par la police de cette organisation aux débuts modestes, ainsi que la nécessité pour le COC d’apparaître comme un club social respectable.
Dans ce combat, la Belgique est un peu à la traîne. Cela s’explique en grande partie par l’absence explicite de criminalisation de l’homosexualité depuis la Révolution française, de sorte que, contrairement aux Pays-Bas et à l’Allemagne, il n’existait pas d’étendard défini autour duquel les personnes homosexuelles pouvaient s’organiser. Néanmoins, à la suite de contacts avec le COC, le Centre culturel belge homophile est créé à Bruxelles en 1953.
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Par Wannes Dupont, traduit par Sophie Hennuy