Jumelles de Godelieve Ugeux

Godelieve Ugeux dont vous pouvez trouver des dizaines d’articles sur notre site vient de publier un livre au titre de Jumelles. Ayant lu son livre ce n’est pas par copinage, mais parce que cet ouvrage est réellement passionnant et passionné que j’ai pris grand plaisir de vous en faire la recension.

Ça commence un peu comme un thriller. En quelques phrases courtes, efficaces, le lecteur se trouve plongé dans un récit qui laisse deviner que l’on sera vite happé par une histoire qui vous donnera envie de découvrir le mystère qui s’ébauche et qu’il vous sera difficile de lâcher le livre. Une jeune femme amnésique au nom de Victoire quitte un foyer oppressant et fuit dans la nuit sans savoir où elle va. Je ne vous en dirai pas plus sur les rebondissements du récit, car ce serait vous priver du plaisir du dévoilement progressif de l’intrigue. Les chapitres qui alternent entre deux époques, 1973 et 1989, permettent au lecteur de comprendre l’évolution des personnages et de tenter de deviner quels sont ces secrets qui, ces événements passés que l’on cache à Victoire, pour son bien pense son frère, mais qui en fait attisent sa souffrance.

Le décor, la toile de fond du roman est majoritairement la Provence et plus précisément les magnifiques rives de l’Ouzève, du côté de Buis-les-Barronies. Ces lieux sont longuement décrits, pas de manière abstraite, mais à travers les yeux des protagonistes du récit et des sentiments et des émotions que leur procurent ces lieux décrits avec précision. On devine que l’auteur connaît bien la région, les endroits où se déroule une histoire dramatique. La visite de l’abbaye de Sénanque est par exemple l’illustration de cette habileté qu’a l’auteur pour nous faire voir les lieux nimbés des sentiments de ceux qui les traversent.

Sentiments et émotions sont le fil rouge qui traverse toute l’œuvre. En effet le récit, passionnant en lui-même, n’est que le prétexte de l’exploration des sentiments profonds des personnages attachants qui vivent des moments cruciaux de leur vie, des choix qu’ils doivent faire face à des événements dramatiques. Cela réussit à faire rebondir notre curiosité d’en savoir plus.

L’expérience accumulée par Godelieve Ugeux tout au long des septante années au cours desquelles son engagement associatif lui a permis d’écouter les femmes et de connaître en profondeur les difficultés qu’elles vivent et la diversité de leurs choix de vie. Le roman est écrit d’un point de vue féministe assumé. Les questions au cœur de l’œuvre sont la gémellité et les relations entre les femmes et les hommes. Ces derniers sont parfois traités durement dans les propos des femmes qui expriment leur détresse et parfois leur colère :

Les hommes se complaisent dans leur univers borné et leur non-avenir en proposant aveuglément les mêmes solutions boiteuses et agressives aux divers problèmes et conflits sur la planète.
On retrouve aussi la fibre écologiste de Godelieve Ugeux quand elle dit joliment  :
La Terre est suspendue dans l’univers comme une bombe au bout d’un pendule. Elle risque d’exploser à cause de la malveillance des hommes.
On trouve là la vision engagée de l’auteure sur les problèmes du monde, mais c’est une exception, car c’est l’intimité des cœurs des personnages qui est le centre de l’intérêt du livre. Ainsi les deux jumelles s’expriment :
Neuf mois de cohabitation serrée dans une chaleur douce, écrasante ou écrasée, cela suffit pour sceller l’alliance, traverser le tabou de chair et de sang.  […] Elles se battraient ensemble. Elles avaient un compte à régler avec le monde des hommes avant de pouvoir se vivre comme unies, certes, mais aussi distinctes. Elles avaient de la colère de femme plein les poings. À deux elles devaient pouvoir effacer l’intolérable violence et chacune séparément rependre son chemin de femme libre.
La liberté est la quête de ces femmes face à des hommes trop souvent dominants :
Elle voulait aimer sans limites, se donner le bonheur pour boussole et porter, doucement rebelle, la bannière de la liberté et du désir qui, a priori, ont le droit d’être exprimés et reçus. 
Pour combien de temps encore son amie banalisera-t-elle son existence en se livrant aux instincts masculins considérés a priori comme légitimes ou de bon droit et dont son amie juge infondé de se protéger.
Un viol permet d’exprimer la solidarité des femmes, leur compréhension profonde de la détresse et de la colère de celles qui en ont été victimes :
Le silence qu’elles s’imposaient créait comme un lien intérieur avec toutes les femmes violentées. 

Ces quelques passages ici mis en exergue ne doivent pas donner à penser que le livre ferait croire que les relations entre les femmes et les hommes sont seulement conflictuelles. Il y a aussi de l’amour, de la passion, de la complicité entre sexes, malgré la difficulté d’arriver à des relations d’égal à égale. Elles ne supportent donc plus les rôles traditionnels que la société imposait par le passé :

Que transgressons-nous ? N’était-ce pas le sempiternel rôle prétendument naturel d’épouse obéissante, de mère dévouée et de ménagère parfaite imposée aux femmes au nom de la nécessaire reproduction de l’espèce. 
Trop souvent le désir des femmes est négligé :
[mon désir] de lui ouvrir trop grand les bras et de m’accrocher à son corps. Tout mon être assoiffé de tendresse aspirait à la jouissance. 
Parfois pourtant les êtres s’accordent :
Tous deux découvraient la passion, cette étrange brûlure, cruelle, provocante, qui fait se sentir plus vivant. Car la passion c’est l’amour mis en drame. 
L’amour de chair avait trouvé sa place, sa signification et son axe. 

Ces extraits ne doivent pas faire croire que tout le livre est seulement centré sur ce sujet des relations entre femmes et hommes. C’est aussi un hymne à la nature, à la beauté des paysages provençaux, à la communion des humains avec les éléments qui les entourent, à la joie de voir les enfants grandir. On découvre aussi la réalité du travail des cueilleurs de fruits, de cerises ou d’abricots qui, le temps d’un été, viennent effectuer le dur labeur de la cueillette.

Parsemé de pensées profondes  le récit se poursuit. Les mystères s’éclaircissent peu à peu et l’on comprend enfin quel est le voile qui a provoqué l’amnésie de Victoire. Si bien des drames éclatent trop souvent au long du récit, la résilience des protagonistes fait que l’ouvrage est un hymne à la vie.

Alain Adriaens 

 

Jumelles

Godelieve Ugeux

Éditions M. Dricot, 2021

198 pages, 18 euros