Ils en ont vu de toutes les couleurs

Malheureux

Un bon match est comme un bon roman, il développe une histoire attrayante, il se termine de manière parfois dramatique et laisse un goût amer ou délicieux, c’est selon. Depuis le début de la compétition, il ne s’est pas passé un jour sans connaître un événement, un fait de match, qui pousse à l’émotion forte, au respect, à la tristesse, voire même qui crie vengeance contre l’injustice du monde.

Aziz Bouhaddouz est un défenseur de qualité, possédant une bonne technique et capable de résister à des assauts très organisés tels qu’il les connaît en deuxième division allemande, dans l’agglomération de Hambourg. Le match contre l’Iran se déroule à l’avantage des Marocains, qui se montrent vifs, entreprenants, convaincants, même si une certaine fougue nuit parfois à leur efficacité. Ils enchantent s’ils ne rassurent pas. Les Iraniens, de leur côté, sont plus âpres, ils sont soudés et jouent crânement leur match. On s’achemine vers un match nul, et l’arbitre a déjà donné le temps complémentaire. Une longue balle arrive du flanc gauche iranien, Aziz, pour assurer, part en plongeon pour mettre sa tête et éviter le danger. En plaçant un but remarquable… contre son camp, il enfonce toute sa troupe, son pays et sa diaspora dans une peine ineffaçable.

Mehdi Taremi se souviendra toujours de son pied gauche frappant le ballon vers le gardien portugais en toute fin de match. Il est à deux doigts de passer à la postérité en Iran. S’il marque, le Portugal du sérénissime Cristiano Ronaldo est éjecté de la compétition. La phase de jeu est rapide, les Portugais sont dépassés, Mehdi est un tout petit peu trop décalé sur sa gauche, frappe bien et fort, mais à gauche du but. Ici aussi, on se situait dans les arrêts de jeu. Comment reverra-y-il ces images ? Toute l’équipe a quitté le stade en larmes non feintes. Et pourtant, le gardien Alireza Beiranvand avait arrêté un penalty de Ronaldo et, pourtant, ce dernier aurait dû être exclu. Sorts étranges pour ces deux Iraniens, puisque le premier développe sa carrière dans les Émirats, ce qui n’est pas toujours bien vu dans son pays, et que le second a fui sa situation de berger des montagnes pour aller à la ville, laver des voitures, faire des pizzas, ramasser des poubelles et finalement trouver sa place au club de Persepolis. Le chemin de la honte pour l’un, le non chemin de la gloire pour l’autre.

Jimmy Durmaz est un défenseur suédois. Comme ses parents, il reste fidèle à ses racines araméennes et orthodoxes. Il se sent à la fois Turc, Libanais et Syrien par ses antécédents familiaux, Suédois par son lieu de naissance et Français par son travail puisqu’il joue dans l’équipe de Toulouse. L’entraîneur suédois le fait monter en cours de match contre l’Allemagne qui doit absolument gagner si elle veut poursuivre sa vie dans le tournoi. Forcément, férocement, inlassablement, les Suédois défendent et défendent encore. Ils se sont fait rejoindre dès le retour des vestiaires, tout le monde frissonne pour eux. Dans les arrêts de jeu, une fois encore, Jimmy Durmaz commet une faute à proximité du rectangle. Et les Allemands profitent de leur ultime chance sur le coup franc expédié par Kroos. Un tonnerre raciste contre Jimmy va déferler sur les réseaux sociaux, des charges de haine émanent de supporters ébouillantés. Philosophe, et avec toute son équipe solidaire, Jimmy va calmer tout cela et ramener le foot à sa juste dimension. Dans son malheur, il a marqué un but contre la haine.

Carl Ikeme est gardien du Nigeria. Il conduit sa carrière dans diverses formations en Angleterre. Hélas pour lui, ce n’est pas sur les terrains de foot qu’il doit continuer à se battre car il est atteint d’une leucémie. Ce sont les adversaires islandais du Nigeria qui auront le plus beau geste envers lui en lui adressant collectivement un message d’encouragement. L’entraîneur du Nigeria doit aligner un teen-ager à sa place, Francis Uzoho. Contre l’Argentine, il fait un match propre, sans fioritures. Son équipe tient la route, même si elle a commencé le tournoi en demi-teinte pour progresser ensuite et battre… l’Islande. Il reste le temps complémentaire à jouer quand un Argentin qui ne marque jamais un but, qui n’occupe jamais une position avancée, qui n’a pas de technique d’attaquant, place un coup de canon inespéré pour les favoris sud-américains. Uzoho ne pouvait strictement rien faire sur ce coup-là.

Des histoires comme celles-ci, il s’en passe dans toutes les coupes du monde, avec des destins qui sont parfois sordides, et d’autres qui sont plus heureux ou plus chanceux. Le football a ceci de particulier qu’il permet à des dramaturgies de s’exposer à la face du monde. Des fjords des Vikings, des montagnes méconnues d’Asie centrale, d’Afrique, des villes surpeuplées d’Afrique de l’Ouest, du rif marocain aux banlieues européennes et des bords du Parana, fleuve immense d’Argentine, émergent des visages, des hommes et des équipes nouant des drames insoupçonnés.

Gérard Lambert