Professeur émérite de politique internationale et d’histoire contemporaine à l’IHECS, Paul Delmotte réalise un ‘feuilleton’ en plusieurs épisodes sur l’Asie-Pacifique. Vous pourrez en retrouver les différentes parties en cliquant sur les liens ci-dessous.
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La « Nation innocente »
Jusqu’à la veille de la guerre hipano-américaine (1898), note Melandri[1], les États-Unis ont pu se poser en « Nation innocente » du crime impérialiste et de « l’aberration colonialiste » en invoquant leur propre passé d’anciennes colonies britanniques. Une posture facilitée, nous l’avons vu, par le fait que les États-Unis n’ont eu jusqu’à cette époque que des « activités internationales limitées ». Ce qu’explique entre autres le Gilded Age, l’Âge doré, qui vit, après la Guerre de Sécession les États-Unis se replier sur eux-mêmes. Rappelons que la Guerre de sécession avait causé la mort de 620.000 soldats américains, du Nord et du Sud, c.-à-d. entre 38 à 40% des effectifs[2], un nombre supérieur aux pertes américaines dans tous les conflits qui ont suivi[3]. Jusqu’au milieu des années 1890, écrit Melandri, les États-Unis « abrités derrière leurs deux océans », protégés des divisions européennes par la suprématie navale britannique et considérant la politique étrangère comme « un mal toujours moins nécessaire »[4], se consacreront à leur industrialisation. Au demeurant, poursuit l’historien, les flottes commerciale et militaire américaines étaient alors « quasi inexistantes ». C’est qu’en 1883 encore, la marine de guerre états-unienne n’est que la douzième au monde. Sept ans plus tard, elle sera la sixième[5]. C’est avec la décennie 1890, estime B. Vincent[6], que se posera le problème de « l’inexistence d’une [réelle] flotte marchande étasunienne et de la médiocrité de la marine de guerre ».
Il s’agit donc d’éviter de percevoir la politique asiatique américaine tout au long du XIXe siècle à travers le prisme de périodes ultérieures : c’est au tournant du siècle, sous les mandats des présidents républicains McKinley (1897-1901) et Théodore Roosevelt (1901-1908) que les États-Unis se lanceront dans une véritable stratégie impériale. Ce n’est qu’avec la Seconde Guerre mondiale qu’ils deviendront puissance hégémonique dans l’océan Pacifique.
L’« innocence » et l’« anti-impérialisme » des États-Unis ne les empêcha toutefois pas, dans la dernière période de la révolte des Taïping, de répondre à l’appel à l’aide des troupes britanniques en vue d’évacuer leurs nombreux blessés lors du siège des forts de Taku, à Tsientsin, ni de mener une brève intervention armée à Shanghai, ni de signer avec la Chine, à Macao, le 3 juillet 1844, le traité de Wanghia. Valable pour 12 ans, celui-ci n’en était pas moins tout aussi « inégal » que ceux imposés à l’Empire du Milieu par les autres puissances. Il entendait répondre aux récriminations des négociants américains, exprimées dès la fin de la première Guerre de l’opium auprès du président Tyler (1841-45), qu’indisposait la prédominance britannique en Chine. L’accord prévoyait pour les États-Unis des tarifs fixes sur les échanges des ports ouverts au commerce étranger par le traité de Nankin, le droit pour des ressortissants états-uniens d’acheter des terrains dans ces derniers et d’y édifier des églises et des centres de santé. Il incluait aussi le droit pour les étrangers d’apprendre le chinois, ce qu’interdisait jusque-là une loi chinoise… Enfin, les États-Unis obtenaient le statut de la nation favorisée, ce qui les plaçait sur pied d’égalité avec d’autres puissances telles que la Grande-Bretagne.
De façon édifiante, le traité de Wanghia illustrait cependant le souci des Américains de se démarquer des puissances « impérialistes » décriées : il déclarait illégal le commerce de l’opium et Washington s’engageait à remettre les contrevenants aux autorités chinoises…
La tentation du Japon
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(à suivre)
Paul Delmotte,
Professeur émérite de politique internationale et d’histoire contemporaine à l’IHECS
[1] Op. cit., pp.147-148.
[2] Hobsbawm, 1978, p.114.
[3] 114.000 soldats US tués lors de la Première Guerre mondiale, 300.000 lors de la seconde, 33.630 dans la Guerre de Corée, 57.000 au Vietnam.
[4] Melandri, op. cit. p. 149.
[5] Puis la 3ème en 1906 et la 2ème, après la Royal Navy, en 1907 (Melandri, p. 150).
[6] Op. cit., p.154.
[7] Grade en cours dans les forces navales britannique, canadienne, australienne et états-unienne, supérieur à celui de capitaine de vaisseau mais inférieur à celui d’amiral.
[8] Appelés ainsi par les Japonais du fait de leur coque goudronnée ou de la couleur de leurs fumées.
[9] L’archipel des Ryukyu et donc Okinawa ne furent annexés au Japon qu’en 1879.
[10] Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis. De 1492 à nos jours, Agone, p.343.
[11] Avec déjà un litige quant à l’éventualité de l’envoi au Japon d’un consul américain : la version japonaise de la convention précisait que la désignation d’un consul répondrait à une acceptation conjointe des deux pays, la version américaine qu’elle dépendrait de la seule décision de Washington.
[12] Benedict Anderson, 2002, 104
[13] Cf. Karoline Postel-Vinay, L’Occident et sa bonne parole. Nos représentations du monde, de l’Europe coloniale à l’Amérique hégémonique, Flammarion, 2005, p.55
[14] Ibid.
[15] Gérard Vindt, 1900, la première mondialisation, in Alternatives économiques, n°253, décembre 2006.
[16] Transcrite de façon erronée comme « Kigoshima » sur la carte ci-dessous.
[17] Fief de grands féodaux, le Choshu correspond grosso modo à l’actuelle préfecture de Yamagushi, à l’extrême sud-ouest du Honshu.
[18] Qui, à l’extrême-sud-ouest du Honshu, commande le détroit de Kanmon.
[19] Marc Ferro (dir.), Le Livre noir du colonialisme. XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, Laffont, 2003, p.408.
[20] Régine Serra, in Alternatives Internationales, n°34, mars 2007.
[21] Non sans à-propos d’ailleurs : Roberts était un prospecteur patenté des opportunités commerciales qui s’offraient aux Etats-Unis: de Zanzibar à l’Afrique occidentale, du Brésil à la Cochinchine, du Siam aux Philippines.
[22] Sauvetage et rapatriement via la Chine de naufragés américains, visite de l’USS South America à Pusan (1866).
[23] Avec la Grande-Bretagne (1883), l’Allemagne (1883), l’Italie (1884), la France (1886), l’Autriche-Hongrie (1892), la Belgique (1901) et le Danemark (1902).
[24] Après 1850, il ne fallait plus « que » 80 jours pour aller d’Angleterre en Australie contre plus d’un an en 1837.
[25] Charles-André Julien, Histoire de l’Océanie, PUF, coll. Que sais-je?, n°75, 1946, pp.104-106.
[26] La Nouvelle-Bretagne (New Britain), située entre la Nouvelle-Guinée et la Nouvelle-Irlande, est la plus grande des îles de l’archipel Bismarck. Elle porta le nom de Nouvelle-Poméranie. Autre île de l’archipel Bismarck, la Nouvelle-Irlande fut nommée, en allemand, Neu-Mecklenburg.
[27] Pour ce qui suit, voir Julien, op. cit., pp.77 à 109.
[28] Avec e. a. les expéditions de Freycinet (1817-20), de Bougainville (1824-26) et Dumont d’Urville (1826-27).
[29] Elles seraient annexées par la France dans les années 1880.
[30] La Nouvelle-Calédonie comptait alors 2.000 forçats auxquels viendraient s’ajouter les déportés de la Commune de Paris (Julien, op. cit., p96).
[31] Op. cit., p.100.
[32] Ou noix de coco dont huile pouvait être utilisée dans l’alimentation, la fabrication de savon ou de cosmétiques. Dès 1857, une firme hambourgeoise s’était implantée aux Samoa, monopolisant le commerce de coprah.
[33] Savai’i et Upolu.
[34] Tutuila, Aunu’u, Ofu-Olosega, Ta’u et Swains.
Illustration: Signature du traité de Nanking à bord du HMS Cornwallis