Growth, baby, growth!

Une tempête de dérégulation, des mesures contre les écologistes, un relâchement de la lutte contre l’optimisation fiscale, le feu vert aux expansions aéroportuaires… Au Royaume-Uni la droite en rêvait, les Travaillistes le font.

« La façon dont [Rachel Reeves] s’est exprimée ces dernières semaines ressemble davantage à celle d’une chancelière conservatrice. » J’ai déjà plus ou moins énoncé la même chose (notamment dans mon livre L’effet Starmer), mais ici, c’est Laura Kuenssberg, célèbre ancienne rédactrice politique de la BBC et actuellement en charge de l’interview politique hebdomadaire du dimanche matin sur la télévision publique, qui l’écrit dans son son édito de dimanche dernier. La revue Politico la compare même à Liz Truss, la très libérale et éphémère (44 jours à l’automne 2022) Première ministre qui déclencha une mini-panique sur les marchés financiers.

Bien qu’Angela Rayner, la vice-Première ministre, arrive après Keir Starmer dans l’ordre protocolaire, c’est bien Rachel Reeves, en tant que Chancelier de l’Échiquier (équivalent du ministre des Finances), qui est la deuxième figure forte du gouvernement. Un duo qui rappelle Tony Blair et Gordon Brown sous les précédentes mandatures travaillistes, ou encore David Cameron et George Osborne chez les Conservateurs à partir de 2010. C’est elle qui tient les cordons de la bourse d’une main de fer – et jusqu’à présent, sans le moindre gant de velours.

Elle « sait comment diriger une économie prospère » selon ses propres mots. La raison ? Elle a travaillé pendant 6 ans, à la fin de ses études, comme analyste pour la Banque d’Angleterre, a-t-elle expliqué. Lors de la campagne électorale, après le chaos du Brexit et l’instabilité des gouvernements conservateurs successifs, l’enjeu était de se présenter comme le parti du sérieux fiscal et budgétaire. C’est essentiellement Reeves qui a façonné la ligne économique du Labour.

Le début de 2025 s’est toutefois révélé plus ardu que prévu : montée des taux d’intérêt sur la dette publique, livre sterling secouée par les turbulences du marché, croissance anémique et critiques virulentes des milieux d’affaires sur ses annonces budgétaires de l’automne dernier. Pourtant, au forum économique de Davos (événement réunissant chaque année en Suisse les acteurs de la mondialisation), Rachel Reeves affiche sa satisfaction. Selon elle, le Royaume-Uni est désormais « remis en ordre », ou en tout cas est proche de l’être .

L’objectif et maintenant de stimuler la croissance. La croissance à n’importe quel prix, a-t’elle laissé entendre, en déclarant :

« Quand nous disons que la croissance est la mission numéro un de ce gouvernement, nous le pensons, et cela signifie qu’elle l’emporte sur le reste. »

Comprenez : la lutte contre la pauvreté, la réduction des inégalités, la politique environnementale… tout cela passe après. Pour envoyer un signal fort aux entreprises, le gouvernement a même contraint Marcus Bokkerink, président de l’Autorité de la concurrence et des marchés, à la démission (une manoeuvre digne de Trump, selon le quotidien de gauche The Guardian). Cerise sur le gâteau, devinez qui le remplace ? Nul autre que l’ancien patron d’Amazon UK, Doug Gurr, « dans le but de stimuler la croissance et de soutenir l’économie » , indique le gouvernement, laissant donc entendre que ce n’était pas le cas auparavant. Sous l’autorité de Bokkerink, l’Autorité avait d’ailleurs récemment lancé des enquêtes sur les pratiques anticoncurrentielles de Google et autres géants de la Tech. Reeves, depuis Davos, tranche sans ambiguïté :

« Je pense que [les régulateurs] ajoutent aux problèmes et se superposent aux autres contraintes auxquelles les entreprises sont confrontées »

Si vous pensiez que la dérégulation était l’apanage des gouvernements de droite, vous pouvez tirer ici vos propres conclusions.

Déjà pendant la campagne, Reeves multipliait les gages à la City : non seulement un gouvernement travailliste n’augmenterait pas l’impôt sur le revenu (y compris sur les 5 % les plus riches), mais ne changerait pas non plus la taxation des plus-values, ni les seuils d’imposition sur les profits immobiliers. Début 2023, elle prévenait que les fonds prévus pour les projets écologiques ne seraient finalement pas immédiatement disponibles, mais étalés sur toute la mandature. Quelques mois plus tard, elle précisait que cela dépendrait bien sûr de la croissance du PIB – une manière habile d’enterrer discrètement toute ambition.

Si certains électeurs ont pu croire qu’une fois au pouvoir sa posture s’adoucirait, on ne peut vraiment accuser Reeves d’avoir caché ses positions. À l’automne, elle annonce au Parlement la suppression de l’aide au chauffage pour la plupart des retraités dès cet hiver. Auparavant, elle avait refusé de revenir sur la suppression du plafonnement des aides sociales mises en place par les Conservateurs, une mesure d’austérité qui, de l’aveu même du Labour, plonge des centaines de milliers d’enfants dans la pauvreté. L’annonce, fin octobre, du gel des aides au logement pour les deux prochaines années, dans la droite ligne des politiques conservatrices, va encore aggraver la situation des ménages les plus précaires.

Ce qu’elle appelle de la « responsabilité fiscale » n’est ni plus ni moins que de la « rigueur budgétaire » en novlangue. Lors de son programme électoral, le Parti travailliste n’avait prévu quasiment aucune nouvelle recette significative. Les quelques milliards supplémentaires envisagés (7,4 milliards de livres, pour être précis) devaient principalement provenir de l’abrogation d’un statut fiscal pour les non-résidents appelé non-dom (une réforme déjà amorcée par les Conservateurs) et de l’application de la TVA aux écoles privées.

Le principe du statut de non-domicilié, ou statut de non-dom, est une classification fiscale permettant à une personne résidant au Royaume-Uni mais ayant son « domicile » dans un autre pays de ne pas payer d’impôts britanniques sur ses revenus étrangers, sauf si elle les rapatrie au Royaume-Uni. Contrairement à la « résidence » fiscale, le « domicile » peut correspondre au pays de naissance ou au lieu de vie des parents par exemple. Ce statut peut offrir des avantages fiscaux significatifs pour les personnes fortunées ayant des revenus ou des actifs substantiels hors du pays. Selon certaines estimations des autorités britanniques, environ 83 000 personnes bénéficiaient de ce statut ces dernières années, faisant perdre plus de 10 milliards de livres (12 milliards d’euros) par an à l’État.

Les Conservateurs avaient déjà annoncé une réforme du statut. Avant les élections, le ministre des Finances, Jeremy Hunt, estimait que cela rapporterait 2,7 milliards. Mais à l’époque, les Travaillistes avaient critiqué le projet, le jugeant insuffisant et trop lent, affirmant que leur propre réforme pourrait générer jusqu’à 5,2 milliards de livres. Finalement, Rachel Reeves a fortement rétropédalé il y a quelques semaines, en s’alignant sur le projet présenté par les Conservateurs : une exemption de quatre ans pour les nouveaux arrivants, des facilités pendant 10 ans pour les anciens résidents. Reeves va même plus loin que son prédécesseur en prolongeant la période de transition de deux ans (sous les Conservateurs) à trois ans maintenant. Au final, le gouvernement ne prévoit plus que 2,5 milliards de livres par an de recettes supplémentaires.

Quant à l’application d’une TVA de 20% sur l’éducation privée (une mesure rendue possible uniquement si le pays reste en dehors du cadre de l’Union européenne – merci le Brexit doit donc dire le Labour), elle devait rapporter 1,8 milliards de livres. Or un rapport de la Chambre des Lords indique que, selon certaines études, si plus de 15 % des élèves actuellement scolarisés dans le privé rejoignent l’enseignement public, cette mesure pourrait, in fine, coûter de l’argent au contribuable. Dans une mise à jour de ses prévisions cet automne, le gouvernement avance déjà que 35,000 élèves pourraient suivre ce chemin, soit environ 7 % des 500 000 élèves du secteur  privé. Cependant, l’IFS (Institute for Fiscal Studies, le principal institut indépendant de recherche économique au Royaume-Uni) souligne que ces prévisions restent très incertaines. Si, à court terme, le nombre de transferts reste limité, il pourrait fortement augmenter à moyen terme, de nombreuses familles renonçant à inscrire leurs enfants dans le privé en raison du surcoût.

Beaucoup moins de rentrées que prévu donc avec la réforme fiscale des non-dom et (potentiellement) la TVA sur l’éducation privée. Qui pourrait bien payer pour combler ce manque ? Les bénéficiaires des aides sociales semblent tout désignés.

Le Premier ministre l’avait annoncé en septembre, mais une réforme des aides sociales est maintenant confirmée par le gouvernement pour les prochaines semaines. Il est prévu de reprendre une partie du projet du précédent gouvernement conservateur pour lutter contre les fraudes, et de modifier les montants d’aides sociales, telles que le crédit universel et l’autonomie personnelle (PIP), dans le cadre d’une réduction des prestations sociales.

Si elle n’a pas été totalement explicite dans son discours centré sur la croissance, prononcé hier, mercredi 29 janvier, Rachel Reeves a toutefois confirmé qu’une réforme en profondeur du système de protection sociale interviendrait au printemps. Quelques jours auparavant elle avait expliqué dans le tabloïd The Sun :

« En tant que pays, nous ne pouvons pas continuer à payer la facture pour le nombre croissant de personnes sans emploi. Nous avons 2,8 millions de personnes qui ne travaillent pas en raison de leur mauvaise santé. »

Et sans donner de précisions, elle a ensuite lancé une mise en garde :

« La semaine prochaine, je dirai au pays que, en ce qui concerne notre système de protection sociale, je n’hésiterai pas à agir, comme nous l’avons fait pour rétablir les finances publiques. Cela comprend l’examen attentif du coût croissant des prestations de santé et d’invalidité. »

Ceux qui sont handicapés ou en mauvaise santé peuvent donc craindre les foudres du gouvernement travailliste !

Reeves a aussi confirmé une simplification des contraintes sur l’urbanisme (un « assouplissement », selon de nombreux observateurs). « Nous réduisons les exigences environnementales imposées aux promoteurs » , a-t-elle déclaré, ajoutant qu’en échange il leur suffira de contribuer financièrement à un fonds pour l’environnement. Pour dissiper tout doute, elle a précisé :

« Ils pourront se concentrer sur la construction et ne plus s’inquiéter des chauves-souris et des tritons. »

En leur temps, les Conservateurs ont mis en place une mesure comparable, en permettant aux promoteurs de déroger aux obligations de quotas de logements sociaux, en contrepartie d’un versement monétaire. Le pays est aujourd’hui en grave crise de logements abordables. La priorité est donnée aux promoteurs privés, avec l’autorisation de construire sur des terrains jusqu’ici protégés pour des raisons environnementales et une incitation à la densification autour des gares et des transports publics.

La croissance avant tout passe aussi par l’agrandissement des aéroports, apparemment. Peu importe que selon les experts, la construction d’une troisième piste à l’aéroport d’Heathrow ne soit pas achevée avant une quinzaine d’années au mieux. Peu importe aussi que l’observatoire gouvernemental du climat (le Climate Change Committee) a lui même recommandé de stopper les projets d’aggrandissements aéroportuaires. Parallèlement, le gouvernement a donné son accord pour l’extension de l’aéroport de Stansted à l’est de Londres et de City Airport. Dans la foulée, il a annoncé sa décision d’agrandir l’aéroport de Luton et de construire une piste d’urgence à l’aéroport de Gatwick. Il semblerait que Reeves mise sur le bio-carburant et l’électricité pour une aviation « propre ».

D’après The Guardian, Ed Miliband, le ministre en charge de la sécurité énergétique et de l’élimination des émissions de CO2, a averti ses collègues que l’aggrandissement des aéroports risquait de mettre le Royaume-Uni en infraction avec son objectif de zéro émission nette pour 2050. Reeves en est consciente, mais ce n’est pas sa priorité. Miliband doit probablement être en train d’avaler son chapeau ; il a boudé le parlement suite à l’annonce.

Une chose est certaine : cette décision relance la bataille juridique contre le projet, non seulement des groupes de défense de l’environnement, mais aussi de la majorité des Londoniens. Percevant bien le risque politique, le maire Labour de Londres a immédiatement réagit en se déclarant résolument opposé. On attend maintenant les contorsions des députés Labour, notamment ceux de Londres (Keir Starmer en premier lieu, mais aussi de nombreux ministres), qui ont fait campagne depuis des années contre l’expansion d’Heathrow et se retrouvent à front renversé par rapport à leur gouvernement.

La chancelière paraît plus que jamais en roue libre.

Alors que Keir Starmer lui a pratiquement abandonné l’ensemble du volet économique de la conduite du pays, elle s’est retranchée dans sa résidence de 11 Downing Street – attenante à celle du Premier ministre – entourée de conseillers aux positions résolument libérales. Elle a notamment choisi comme chef de cabinet Matt Pound, ancien organisateur de Labour First, un groupe de pression de droite au sein du Parti travailliste. Mark Carney, ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre nommé par le très conservateur George Osborne (mentionné plus haut), ne tarit pas d’éloges à son égard et l’a conseillée sur l’implication du secteur privé dans l’économie. De son côté, Jim O’Neill, ex-secrétaire au Trésor conservateur et membre de la Chambre des Lords, a contribué à une étude du Labour sur le financement des start-ups.

Rachel Reeves elle-même n’hésite pas à reprendre les slogans de la droite. En mai 2024, elle réutilise mot pour mot une expression de Theresa May, Première ministre conservatrice de 2016 à 2019 :

« There is no magic money tree » (« Il n’y a pas d’arbre à argent magique »).

De même, elle assimile les finances de l’État à « une carte de crédit » qu’il conviendrait d’utiliser avec une grande prudence, une analogie chère à George Osborne, l’architecte de la politique d’austérité du gouvernement conservateur de David Cameron entre 2010 et 2016.

Lorsque Keir Starmer s’est installé au 10 Downing Street en tant que Premier ministre, il a fait retirer le tableau de Margaret Thatcher qui trônait au-dessus de son bureau. L’a-t-il offert à Rachel Reeves, qui semble s’inspirer de la Dame de fer ? « Je ne vais pas m’excuser pour le budget, parce que même si j’entends des critiques, ce que je n’entends pas, ce sont de véritables alternatives », a martelé Reeves en Suisse. On croirait entendre l’ancienne Première ministre avec son célèbre « There is no alternative » (le fameux TINA pour « Il n’y a pas d’alternative » ).

Walter Lippmann, considéré comme l’un des pères de la théorie néo-libérale, qui prônait l’instauration d’un consensus idéologique (la pensée unique) et un gouvernement d’experts prenant ses décisions indépendamment du vote populaire, applaudirait sans doute des deux mains.

 

Vonric


* NB: Le titre de cette article est bien sûr la reprise du slogan de Donald Trump : « Drill, baby, drill! » (en français « Fore, chéri, fore ! », adapté ici à la préoccupation principale du gouvernement travailliste britannique : growth –  «La croissance, chéri, la croissance ! ».


Sourcehttps://vonric.wordpress.com/2025/01/30/growth-baby-growth/

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By Vonric

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