Financer un autre monde : la possibilité d’un secteur bancaire socialisé

Parler de banque provoque souvent une forme d’aversion, de répulsion, ou de crainte. En tous cas, c’est encore bien souvent un angle mort des propositions de transformation sociale. Il y a plusieurs explications tout à fait légitimes à cela : le langage technique, impénétrable, qui semble nous signifier que nous ne sommes pas aptes à nous exprimer sur le sujet et donc à participer à cette discussion, la violence de ce qu’on nous inflige au nom des crises financières et le dégoût face à l’impunité des crimes financiers et autres évasions fiscales, nos relations personnelles souvent compliquées avec le banquier et la banque, là encore, une source potentielle de conflits, voire de violence et d’exclusion.

Pourtant le constat est largement partagé : il y a un problème avec les banques, la finance, et ce problème est de taille. Les multinationales du secteur (banques, sociétés d’assurance, fonds d’investissement…) font – osons le dire – n’importe quoi : financement d’entreprises et de projets industriels destructeurs des écosystèmes et générateurs d’injustices sociales criantes[1], facilitation de l’évasion et de l’optimisation fiscale[2], pression sur les législateurs à travers des pratiques de lobbying agressives[3], spéculation sur le prix de l’eau, des aliments de première nécessité[4]… Les charges ne manquent pas et il semblerait que les tentatives de greenwashing et de socialwashing[5] n ‘y changent pas grand-chose.

Il existe bien sûr d’autres modèles que ce modèle dominant mais, précisément, ces alternatives sont encore minoritaires dans des pays comme la Belgique et la France : des coopératives bancaires aux monnaies locales en passant par les plateformes de financement participatif, de nombreuses initiatives fleurissent et rencontrent un certain engouement, ce dont on ne peut que se réjouir, d’autant qu’elles témoignent d’une volonté d’appropriation des enjeux liés à la finance et aux banques. Cela dit, nous ne pouvons pas nous limiter à créer des alternatives à côté du système financier existant (même s’il est bien entendu souhaitable de créer de telles alternatives) : il nous faut aussi nous attaquer au gros du problème.

S’encourager et oser regarder la bête en face

Il est vrai que l’on manque de temps pour s’embarquer dans ce sujet : le temps nécessaire pour faire ce premier pas qui nous permettrait de nous sentir suffisamment outillé∙es et légitimes pour nous exprimer. N’oublions pas que les choses sont rendues complexes par des termes et des « innovations » qui complexifient et mettent à distance, mais en réalité, elles ne le sont pas tant que cela. Bien sûr, des pas sont faits: au sein de l’ESS, la participation de nombreux syndicats et associations, incluant la SAW-B, à la plateforme Belfius est à nous et l’implication de très nombreuses organisations dans le projet de banque coopérative New-B en sont des exemples. Mais pourquoi ne pas aller plus loin ? Ces quelques mots ne doivent en aucun cas être compris comme un reproche à l’adresse des associations et autres organisations qui promeuvent et font l’économie sociale, mais plutôt une invitation à se questionner.

On se posera donc ici la question du devenir des banques qui dominent aujourd’hui le secteur financier, et on formulera une proposition : celle d’envisager la transformation des banques existantes et de se les réapproprier pour les mettre au service de la population. Ce genre d’outil (une banque qui serait propriété publique, sous contrôle citoyen) n’est-il pas une condition nécessaire à nous donner les moyens de dépasser la position marginale dans laquelle nous nous trouvons maintenu·e·s ?

L’économie sociale cristallise certains désirs de changement et, si cet ensemble assez disparate est l’objet d’une attention politique et médiatique croissante, c’est notamment du fait des entreprises à finalité sociale qui se déploient dans de nombreux secteurs : agriculture, distribution alimentaire, services financiers, soins de santé, médias… Mais le déploiement de ce modèle d’organisation et de production, encore marginal, suppose un double mouvement : d’une part, le recul des modes de production destructeurs qui dominent aujourd’hui et, d’autre part, des sources de financement suffisamment importantes pour encourager la multiplication de projets fondés sur une organisation et une production qui place le respect de l’humain et des écosystèmes au centre de ses préoccupations. Le système financier actuel, ses institutions, et les fortunes au service desquelles il se met, empêchent cette transformation, des deux côtés[6] : d’une part, il finance des projets qui lui ressemblent (extraction de valeur, maximisation des profits, même lorsqu’il s’agit de « transition » ou de soi-disant lutte contre le réchauffement climatique[7]) et soutient donc la domination d’un modèle destructeur à grande échelle ; d’autre part, il n’est pas adapté aux projets qui ne lui ressemblent pas (objectif de pérennité plutôt que de rentabilité financière, finalité sociale et/ou environnementale…) dans la mesure où les financements proposés sont soit trop chers (par exemple, le crédit bancaire), soit tendent à favoriser un certain type de projets « verts » ou « sociaux »[8].

Par ailleurs, les moyens que nous nous offrons face à ce système sont presque dérisoires :

  • La banque Crédal avait en 2017 un en-cours de 35 millions € de crédits qui financent des projets à finalité sociale en Belgique ;
  • Le financement participatif (crowdfunding) a permis de collecter (tous types de projets confondus) 11,5 millions € sur les années 2016-2017 en Belgique[9];
  • En 2017, la Région de Bruxelles lançait un appel à projets et offrait un total de 0,5 million € à des projets à finalité sociale sous forme de subsides;
  • Le groupe SRIB qui soutient l’entreprenariat en Région bruxelloise, y compris l’entreprenariat social, a investi 8,5 millions € en 2017, tous projets confondus.

Cette liste n’est pas exhaustive, mais elle a pour but de nous donner une échelle. A titre de comparaison, voici les montants qu’engagent les banques « traditionnelles » :

  • La banque Belfius a un encours d’environ 90 milliards € de crédits (90.000 millions) qui financent pour environ 1/3 les pouvoirs publics et le secteur social, 1/3 les entreprises privées et 1/3 les particuliers.
  • L’ensemble du secteur bancaire belge a un encours total de 375 milliards € de crédits (375.000 millions).

Il y a donc bien un problème de proportions: les centaines de milliards avancent vite et dans une telle configuration, ce ne sont pas des dizaines de millions qui nous permettrons de les faire reculer. Alors que faire ? Il ne s’agit pas de faire basculer en totalité les centaines de milliards investis dans l’économie extractive vers une économie sociale et solidaire : vu la logique poursuivie par la plupart des banques (et donc des crédits qu’elles octroient), ce gigantisme est plutôt dommageable. Si une réelle reprise en main des banques s’opérait, beaucoup de financements disparaîtraient car ils sont destructeurs ou purement et simplement inutiles et la taille des banques s’en verrait nettement réduite. Il s’agit plutôt de reposer la question des critères que les banques utilisent pour octroyer des crédits: maximisation du profit ou de l’intérêt général ? Cette question est loin d’être anodine tant les critères utilisés pour déterminer qui aura accès au crédit, et à quelles conditions, peuvent contribuer à changer la face de notre économie et de notre quotidien. En cela, une banque peut devenir un puissant outil au service de la population, pour peu qu’elle soit sous son contrôle[10].

Penser la reprise en main du système bancaire et faire les premiers pas

Un modèle économique, s’il requiert des financements, des capitaux, a besoin d’un système bancaire qui lui ressemble : une économie à finalité sociale ne saurait être financée par un système bancaire guidé par la maximisation du profit, ou par des individus dont les capitaux ont été accumulés selon cette même logique. De même, un modèle économique dont l’objectif premier est la maximisation des bénéfices au profit d’une minorité de la population ne saurait être financé par un système bancaire guidé par un impératif de justice sociale et environnementale et sous contrôle citoyen.

Alors que faudrait-il changer aux banques d’aujourd’hui pour les mettre au service d’une transformation de notre société ? Beaucoup de choses, mais c’est principalement sur quatre dimensions qu’il nous faudrait jouer :

  • Tout d’abord, la propriété de la banque : la forme de propriété actuelle laisse les banques principalement aux mains de quelques personnes (principalement celles qui détiennent des capitaux en grande quantité et qui ne connaissent et n’interprètent donc pas la réalité comme la majorité des autres êtres vivants). Ainsi, les grandes banques qui dominent le secteur sont des entreprises privées, cotées en bourse. Or, qui sont les acteurs de la bourse ? Si l’on prend l’exemple de la Belgique, 85% des titres qui y sont échangés sont détenus par 10% de la population[11]. Si l’on veut faire valoir des intérêts qui vont au-delà de cette minorité, il nous faut donc viser une propriété collective, sous forme publique.
  • Ensuite, sa mission. Ces mêmes grandes banques qui dominent aujourd’hui sont mues par l’intérêt de leurs propriétaires, c’est-à-dire les actionnaires, dont l’objectif est l’augmentation de la valeur du titre qu’ils détiennent (rendre possible une plus-value) et des dividendes perçus chaque année. Cela signifie que la banque est tout entière dirigée dans un objectif de maximisation des revenus et de minimisation des dépenses, ce qui conduit par exemple à une diminution du nombre d’agences bancaires contre l’intérêt des populations concernées[12], à une pression sur le personnel telle que le nombre de burn-out devient alarmant, à une recherche de croissance perpétuelle qui est indissociable de l’exploitation effrénée des énergies fossiles (et donc de dérèglements climatiques irréversibles)[13], sans parler des montages fiscaux pour échapper à l’impôt, du travail de lobbying permanent pour éviter que la législation ne vienne entamer leurs profits : la liste serait encore longue. Remettre le système bancaire au service des intérêts de la population, de la réparation des écosystèmes et de la construction de nouveaux modes de production et d’échanges… suppose de modifier la mission des banques pour y inclure justement ces objectifs (et d’autres, à définir par les populations concernées).
  • La troisième dimension à prendre en compte est celle du contrôle et de la participation exercées par les personnes concernées par les activités de la banque. Garantir le respect de la mission et des principes définis pour le fonctionnement des banques supposera un contrôle permanent. Celui-ci ne saurait être laissé à des organes distants de la population, et devra être à l’image de la diversité des personnes concernées, selon des modalités à définir au cas par cas. On peut par exemple imaginer la mise en place de conseils de surveillance dont les membres auraient un mandat clair et révocable, et seraient nommés parmi les employé∙e∙s, les usagères/ers (individus et organisations), les communes et autres institutions publiques. Des professeur·e·s et autres expert·e·s aussi indépendant·e·s que possible d’intérêts particuliers pourraient y être mobilisé·e·s en tant que personnes ressources, en tant que conseiller∙ère∙s. Pour ce qui est des réseaux d’agences locaux, des comités décisionnels et des comités de contrôle pourraient être mis en place localement pour définir les orientations de la banque (financement de tel ou tel type d’activités, conformément aux objectifs fixés par la population vivant sur le territoire concerné) ou contrôler ses agissements (éviter par exemple le clientélisme). Les localités, quant à elles, devraient (dès à présent) développer des cahiers de charge minimaux que chaque institution financière active sur leur territoire devrait respecter. On le voit, le contrôle ne saurait être dissocié de la participation : il ne s’agit pas de déléguer le contrôle, mais bel et bien de s’assurer qu’il sera exercé par les personnes concernées par les activités de la banque. Là encore, les modalités sont à préciser (comme trouver le temps, comment désigner les personnes, selon quel processus, etc.).
  • Enfin la taille: la structure et les activités des banques se verront radicalement transformées du fait des transformations proposées ci-dessus : un grand nombre d’activités seront abandonnées (par exemple, celles dont la finalité est purement spéculative, les activités liées aux paradis fiscaux, le financement des activités dont l’impact social et/ou écologique est négatif, etc.) et les décisions seront relocalisées. Reprendre en main le système bancaire signifiera donc une probable division des grands conglomérats financiers en entités plus petites et ancrées dans les territoires où elles sont actives. La taille des banques est aussi un enjeu de pouvoir : les géants qui dominent aujourd’hui sont des géants politiques et ont une influence immense sur l’exercice de la démocratie – une influence qui tue l’idée même de démocratie[14].

Un autre modèle est possible

En Belgique, une des quatre plus grandes banques, Belfius[15] (ex-Dexia, ex-Crédit communal de Belgique) est détenue à 100% par la collectivité, par l’État, via la SFPI (Société fédérale de participation et d’investissement). C’est une propriété publique : voilà donc une première étape de franchie. Pour les suivantes (mission, contrôle, participation, réorganisation…) la plateforme Belfius est à nous / Belfius is van ons propose d’avancer dans l’élaboration d’une mise sous contrôle citoyen de la banque. Car une nationalisation, on le voit, ne suffit pas.

Ce serait pour commencer et cela nous assurerait une certaine sérénité en cas de prochaine crise financière[16]. Pour ce qui est des autres institutions financières, la première étape (la propriété) est plus difficile à franchir en l’état actuel des choses car peu d’acteurs envisagent l’expropriation. Mais vu qu’une crise financière est plus que probable dans les prochaines années, pourquoi ne pas s’assurer d’être prêt∙e∙s à acquérir les banques qui tomberaient en faillite pour 1€ symbolique[17] et les transformer, plutôt que payer encore leurs dettes collectivement, sans se donner les moyen que leurs activités destructrices ne cessent ?

Des transformations de taille sont nécessaires si l’on veut réellement changer le monde dans lequel nous vivons, transformations qui toucheront à la production d’énergie, à l’agriculture, à la production et la distribution alimentaire, au traitement des eaux, au logement, à la santé, aux transports, aux médias, à l’habillement, etc. Et c’est bien normal, vu la taille des problèmes. Ces transformations nécessitent une appropriation par les usager∙ère∙s et par les employé∙e∙s et ouvri∙er∙ère∙s de l’appareil de production qu’ils et elles font tourner quotidiennement. Elles nécessiteront aussi des financements à un moment ou à un autre et il est dangereux de ne pas les penser en amont.

Il nous appartient donc de penser un autre modèle bancaire et de l’appliquer aux banques existantes (créer de nouvelles banques, nous l’avons vu, est inspirant et nécessaire mais pas suffisant, car pendant ce temps, le système en place continue de détruire). En ce sens, gageons qu’un premier projet de banque au service de la population pourrait constituer une expérimentation encourageante et un signal fort pour une transformation de l’appareil productif.

Aline Fares, mai 2019


[1]    Voir par exemple le documentaire de Jérôme Fritel et Marc Roche Les gangsters de la finance (2017) ou celui de Thomas Lafarge et Xavier Harel BNP Paribas: dans les eaux troubles de la plus grande banque européenne (2018), ou les livres Bancocratie (Eric Toussaint, Ed. Aden, 2014) et Le livre noir des banques (Attac, La Découverte, 2015)
[2]    Idem
[3]    Voir les travaux de Corporate Europe Observatory, et en particulier, le rapport sur le lobby financier à Bruxelles, The fire power of the financial lobb, 2014.
[4]    Voir la campagne menée en 2012 par SOS Faim à ce sujet, « On ne joue pas avec la nourriture ».
[5]    Les grandes banques s’achètent une image via le sponsoring d’événements culturels, le mécénat voire la promotion de bonnes œuvres. Les montants engagés sont cependant dérisoires comparés aux engagements qu’elles prennent en tant que banques.
[6]    Ces constats sont développés dans notre article, précédent : « Financer un autre monde: une tâche impossible pour le système financier actuel », éd. en ligne Smart, 2019. +URL.
[7]    De nombreuses critiques de l’impossible « finance verte » existent. Voir par exemple le documentaire, édifiant à ce sujet, de Sandrine Feydel et Denis Delestrac, La nature, nouvel eldorado de la finance, 2014).
[8]    Voir à cet égard le nouveau créneau des investisseurs, l’impact investing, ou investissement à impact qui, pour permettre à des investisseurs d’améliorer l’impact social et/ou environnemental de leurs investissements, font entrer un nombre croissant de champs du social dans la logique managériale. Voir à titre d’exemple le cas du logement social à Bruxelles, devenu produit d’investissement bientôt coté en bourse et l’analyse du Réseau Bruxellois pour le Droit à l’Habitat (RBDH), « Le privé à l’assaut du social », 2019.
[9]    Présentation HEC Liège-KBC à propos du financement de l’économie sociale .
[10]  Plusieurs exemples seront développés dans une publication à venir, “Public finance”, Transnational Institute, à paraître en Juin 2019 (en anglais). Citons par exemple la Banca Populare du Costa Rica qui appartient et est gérée par les travailleurs et travailleuses du pays.
[11]  Selon une étude de l’université d’Anvers menée en collaboration avec la KU Leuven et l’université de Liège publiée en 2016.
[12]  Voir les réactions dans certaines villes et villages de Belgique suite à la fermeture de la dernière agence locale: par exemple à Hastière et à Beloeil:
[13]  A propos des investissements des banques dans les énergies fossiles, en Belgique et en France.
[14]  Cf note 3 à propos des travaux de l’association CEO.
[15]  Belfius prête 90 milliards € répartis à part quasi égales entre (1) le secteur public et social (2) les entreprises privées et (3) les particuliers établis en Belgique.
[16]  A travers le monde, et pas plus loin qu’en Allemagne et au Luxembourg, pour prendre des exemples qui nous sont proches, les banques publiques sont celles qui ont non seulement le mieux résisté à la crise de 2008, mais celles qui ont assuré une continuité dans le financement des entreprises, notamment des PME, premières pourvoyeuses d’emplois.
[17]  Ceci n’a rien d’une proposition fantaisiste: en Espagne, l’État a négocié (?) la vente de Banco Populare (qui était en grande difficultés) à Santander pour 1€ symbolique. Ceci ne signifie pas qu’il n’y a aucun coût à assumer ensuite pour remettre la banque sur pieds mais montre que c’est tout à fait possible.