Évaluation des résistances et des alternatives au capitalisme néolibéral

Guy Bajoit[1] - Novembre 2018

Cette chronique aborde une question particulièrement délicate. En effet, son but est d’évaluer les chances d’efficacité des multiples mouvements d’action sociale et politique observables aujourd’hui, dans la lutte qu’ils mènent contre les effets néfastes du capitalisme néolibéral sur les consommateurs, les travailleurs et l’environnement naturel. Par « efficacité » d’une lutte, je crois qu’il faut entendre : soit qu’elle parvient à résister (donc à réduire ou à supprimer) les dommages que cause la logique néolibérale ; soit qu’elle aboutit à éliminer le capitalisme lui-même et à mettre en place un modèle alternatif de production des richesses et de gestion de la vie commune.[2] D’où le titre de ma chronique : « Résistances et alternatives ».

Si l’exercice me semble délicat, c’est pour plusieurs raisons : parce qu’il est difficile de prévoir l’avenir[3] ; parce que celui qui critique les autres, risque fort de diviser plutôt que d’unir ; parce que c’est en faisant cela qu’un chercheur présente ses préférences idéologiques personnelles comme « scientifiques » alors qu’elles ne le sont pas toujours… J’assume ces risques, convaincu que je ne détiens aucune « vérité », et suis disposé à débattre de mes analyses avec tous ceux qui en font d’autres ou qui en savent plus que moi !

1- Essai d’inventaire des luttes actuelles

Pour commencer, il faut essayer de nommer et de classer les nombreuses formes dispersées de luttes contre le capitalisme néolibéral, que l’on peut observer en ce premier quart du XXIe siècle, dans les sociétés gagnées au néolibéralisme. Pour faire cet exercice, je distinguerai ces luttes selon leurs enjeux, en me posant deux questions :

la première concerne le rapport au temps : s’agit-il d’enjeux déjà acquis dans le passé (avant les années 1970-75) et qu’il serait bon de conserver ou, au contraire, d’enjeux nouveaux, à acquérir pour construire un monde jugé meilleur pour demain ?

– la seconde concerne le rapport à la radicalité : ces enjeux proposent-ils des résistances alter-néolibérales (destinées à réformer le capitalisme néolibéral sans pour autant le supprimer), ou bien des alternatives anti-néolibérales (visant à le supprimer et le remplacer par un autre modèle) ?

En croisant ces deux variables, on obtient quatre pôles où l’on peut classer les luttes sociales et politiques d’aujourd’hui, en n’oubliant pas qu’elles ne se situent pas forcément aux extrémités de ces deux axes : elles ne sont donc pas toujours exclusives les unes des autres, et elles peuvent se combiner, avec d’infinies nuances. Voici une tentative d’inventaire (sans doute incomplet).

Les résistances au néolibéralisme   Défendre les acquis du passé

 

Préparer l’avenir 

 

 

 

Radicalité faible

Résistances alter-néolibérales

– Mouvt. ouvrier et syndical.

– Mouvt. paysan.

– Défense du rôle régulateur de l’État et des services publics.

– Lutte contre la fraude fiscale.

– Défense de la sécurité sociale et lutte contre toutes les formes d’exclusion sociale.

– Mouvt. écologiste.

– Mouvt. des consommateurs et des usagers.

– Mouvt. du secteur non-marchand.

– Mouvt. féministe.

– Mouvt. des droits humains.

– Mouvt. des homosexuels.

– Mouvt. éthique.

– Mouvt. anti-spéculation

– Mouvt. ATTAC

Degré de radicalité Radicalité moyenne – Mouvt. nationaliste « libéral-populiste ». – Mouvt. des Indignés, des Anonymous, Occupy WS, etc.

– Mouvt. alter-mondialiste

– Mouvt. anarchiste

 

 

Radicalité forte

Alternatives anti-néolibérales

– Mouvt. marxistes révolutionnaires.

– Mouvt. fasciste

– Mouvt. religieux

– Mouvt. ethniques

– Mouvt. régionalistes.

– Mouvt. pour l’économie sociale solidaire

– Mouvt. pour la transition.

– Mouvt. pour la décroissance.

2- Les critères d’évaluation

Pour évaluer, il faut des critères ! Et c’est dans le choix de ceux-ci que transparaît l’opinion personnelle du citoyen-chercheur que je suis : je m’appuie sur ce que je crois, à partir de ce que je crois savoir après un demi-siècle de réflexion, d’engagement et de recherche. Je les propose donc, sans chercher à les imposer, mais… j’y crois !

Premier critère d’efficacité : s’attaquer à des enjeux stratégiques

Comme je l’ai signalé dans ma 6ème chronique (en prenant l’exemple du mouvement ouvrier), bien savoir quels sont les enjeux « stratégiques » pour la reproduction et l’augmentation de la puissance d’une classe gestionnaire est une condition essentielle pour être efficace dans la lutte que l’on mène contre elle. Une classe gestionnaire ne cède à la pression que si elle risque gros en n’y cédant pas. Se demander quels sont ces enjeux dans le cas de la classe gestionnaire du capitalisme néolibéral (la ploutocratie) est donc fondamental. Je reviendrai en détails sur cette question dans une prochaine chronique (la 9ème), mais je signale d’ores et déjà que, selon mon analyse du capitalisme néolibéral[4], pour asseoir sa puissance, la ploutocratie a absolument besoin de :

  1. savoir contrôler l’innovation technologique ;
  2. savoir manipuler les besoins des consommateurs ;
  3. savoir profiter des menaces qui pèsent sur l’environnement naturel ;
  4. savoir manipuler les marchés financiers ;
  5. savoir imposer le néolibéralisme aux États nationaux.

Tel sera mon premier critère d’évaluation : les mouvements figurant dans le tableau ci-dessus s’en prennent-ils bien à (tous ou certains de) ces enjeux-là ?

Deuxième critère d’efficacité : la nécessité de la démocratie interne

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Guy Bajoit


[1] Professeur émérite de sociologie de l’Université catholique de Louvain. Vos commentaires seront bien venus à <guy.bajoit@uclouvain.be>
[2] Selon la métaphore de Lénine, critiquant le trade-unionisme anglais (dans Que faire ? si j’ai bon souvenir), il fallait choisir entre « tuer la bête capitaliste » ou « se nourrir de son sang » (comme font les parasites).
[3] J’ai toujours dit à mes étudiants qu’il y a deux choses que le sociologue doit se garder de faire : deviner l’avenir et dire aux acteurs ce qu’il croit qu’ils devraient faire. Et me voici en train d’essayer quand même de faire exactement cela. Bref, je me jette à l’eau et c’est notamment pourquoi je trouve l’exercice délicat !
[4] Voir ma première chronique : « La logique de fonctionnement du capitalisme néolibéral ».
[5] Voir sur ce point ma sixième chronique : «  Mutation culturelle et militantisme ».
[6] Cette conviction est très répandue de nos jours. Sans être trop catégorique et heurter de front ceux qui adhèrent à cette croyance, je dois pourtant leur faire remarquer qu’en attendant qu’ils aient fini de « se changer eux-mêmes », ceux qui dominent le monde continuent tranquillement à exercer leur domination. « Se changer » est, sans aucun doute, une très bonne chose, très utile… à soi-même ! Mais elle n’aura d’impact sur la domination sociale que si tous ceux qui le font s’unissent et s’organisent.
[7] je renvoie ici le lecteur à une bonne analyse de Nicolas Haeringer : « Organiser la spontanéité ». Texte disponible à POUR-Press.
[8] Ceux que j’appelle des « individus CCC » dans ma troisième chronique.
[9] Le mouvement ouvrier et socialiste a mis au moins un siècle avant que se soient constituées les formes  de lutte auxquelles il a mené.
[10] Il suffit pour s’en convaincre de voir ce qui se passe dans les pays qui n’ont pas su défendre ces enjeux (la Grèce, par exemple).
[11] Voir sur cette question l’excellente analyse proposée par Jean De Munck : « La tentation libéral-populiste des Européens » (chronique publiée par Pour). Les phrases entre guillemets et en italiques sont des citations extraites de ce texte.
[12] Il a même un inquiétant « arrière-goût des années ’30 » !
[13] Les néolibéraux savent fort bien s’accommoder des dictatures militaires (comme on l’a vu en Amérique Latine, notamment au Chili), ou des régimes autoritaires (comme on le voit en Chine, en Russie, dans le Monde arabe, en Afrique…).
[14] Ce qui nous apprend plus sur l’incurable immaturité de l’espèce humaine que sur le caractère illusoire de ces utopies.
[15] J.-J. Rousseau écrivait déjà, en 1762, que « la démocratie est un régime qui convient fort bien aux dieux, pas aux hommes. » (in Le Contrat social).
[16] Lire sur ces questions l’interview de Riccardo Petrella dans POUR, Spécial Climat, n°3, Nov.-Déc. 2017, Janv. 2018.
[17] Dans le langage d’Albert Hirschman, ce serait davantage un mouvement d’« exit » que de « voice ».
[18] Maxime Rodinson parlait, à propos de la France, d’un « socialisme de couvents » et à propos d’Israël, d’un « socialisme de kibboutzim ». Évidemment, ce n’est pas parce qu’il y existe des couvents autogérés, dispersés sur tout le territoire de la France, que ce pays est un exemple de socialisme autogestionnaire. Même chose pour Israël et ses kiboutzim. Même chose pour les initiatives de transition ou d’économie sociale en Belgique ou ailleurs !
[19] Comme le mouvement coopérativiste a été, depuis le XIXe siècle, et est encore une manière de montrer qu’on peut se passer du capitalisme, sans pour autant le combattre, sans le réformer, ni le supprimer.
[20] Prédire l’avenir est toujours dangereux. Mais la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine n’est-elle pas le prélude d’une guerre… tout court !
[21] Je ne prétends donc pas que ce soit ainsi partout et toujours, ni qu’il soit inéluctable qu’il en aille ainsi partout et toujours. Il n’y a pas de « lois » dans la vie sociale (pas de déterminisme absolu).
[22] Je pense même que le plus grand succès de l’idéologie néolibérale est d’être parvenue, grâce à la mutation culturelle, à convaincre les acteurs d’aujourd’hui d’abandonner une lecture de la société en termes de classes sociales. Et le comble, c’est que même les sociologues se sont laissé convaincre par cette forme contemporaine d’aliénation !


By Guy Bajoit

Guy Bajoit Guy Bajoit est né en 1937 à Mélin (Brabant Wallon) de parents ouvriers. Il est d'abord devenu ingénieur commercial, puis directeur du service financier de l'Université catholique de Louvain. Il a créé ensuite, dans la même université, un service coopération au développement (le Secrétariat du Tiers-Monde), qu'il a dirigé, tout en faisant une licence et un doctorat en sociologie. Il a ensuite été professeur associé à l'Université de Lille I, puis chargé de cours et professeur à la FOPES (Faculté ouverte de politique économique et sociale de l'UC). Il est actuellement « professeur émérite ». Son engagement politique a commencé par une solidarité avec les Palestiniens, puis avec le MIR bolivien, ensuite avec la gauche latino-américaine, en particulier avec celle du Chili. Ses recherches et son enseignement ont porté sur : le développement, l'action collective, la jeunesse, le changement social et culturel, la subjectivation de l'individu... Depuis sa retraite, il s'intéresse à la sociologie de l'histoire. Pour en savoir plus sur sa carrière académique et ses publications, voir son dossier sur Wikipédia.