Comme convenu, ce matin très tôt, un collègue est venu me chercher pour m’amener à l’aéroport d’Antofagasta afin de prendre l’avion qui devait m’amener à Bruxelles. Nous avons traversé le centre-ville où les premiers rayons du soleil laissaient paraître les vestiges d’une bataille qui a eu lieu cette nuit. Cette bataille est menée par les forces de l’ordre, les carabiniers et l’armée chilienne contre son peuple. Les murs de la place centrale suintent le gaz lacrymogène, les pneus incendiés laissent échapper encore de la fumée et la pharmacie-supermarché du centre a complètement été vidée par les manifestants… A cette heure-ci on ignore tout sur les morts, les blessés… Par contre on sait tout sur les magasins pillés, transports publics et privés perturbés et autres dégâts matériels.
Arrivé à l’aéroport on me signale que tous les vols ont été annulés à cause de l’état de siège, sans fournir aucune autre explication. En écoutant les journalistes dans différents médias chiliens ils ne donnent aucune explication non plus… Comme si c’était évident, comme-ci une catastrophe naturelle était arrivée, chose si fréquente dans ce pays. Aucun message de la compagnie aérienne… Pourtant aucune barricade n’est érigée sur le macadam de l’aéroport, aucun pneu d’avion ne brûle, aucun saccage de magasin duty free n’a été signalé… Je continue à écouter les médias chiliens et je me rends compte qu’aucun journaliste ne pose la question pourtant basique du « Pourquoi ? »
Les médias officiels se focalisent sur le « chaos » généré par les « délinquants », les « vandales » et les « pilleurs » de magasins. Le climat d’insécurité dont les médias se font la principale caisse de résonance conduit à la demande logique de plus de répression et plus de budget pour les militaires.
Ce sera la deuxième fois dans l’histoire du pays que les militaires sortent des casernes pour s’attaquer à sa population. Le 11 septembre 1973, ils ont agi en mercenaires à la solde des États-Unis pour instaurer un nouvel ordre économique… Aujourd’hui ils sortent pour préserver le système néolibéral que le peuple chilien rejette.
Les médias officiels dépolitisent cette colère, identifient les « insectes » à tuer et préparent psychologiquement le terrain à l’action des militaires. Les protestations iront crescendo, la répression aussi. Dans les médias, de temps en temps, un citoyen interviewé au hasard pour témoigner sur les dégâts occasionné réussit à placer certaines vérités… Ainsi j’ai pu entendre des messages émis entre les lignes, juste avant que le journaliste retire son micro : « …et je salue mon peuple en lutte ! Qu’il ne s’arrête plus jamais ! ». Une autre dame qui montait dans le bus : « Les perturbations ne me dérangent pas ; j’ai juste moins de courage que ces valeureux jeunes qui vont aux barricades ! ». Ou plus clair encore : « Je n’appelle pas ça du pillage, les pilleurs ce sont les entreprises et le président ! »
Messieurs les journalistes, les racines de la colère chilienne sont à chercher du côté de la privatisation de l’eau, de l’éducation et de la santé, de la hausse des prix des médicaments, du métro, des péages sur la route, des terribles inégalités économiques, du déboisement des forêts, de la pollution des terres, de la mer, des aliments, la corruption généralisée d’une classe politique liée à des multiples « affaires », des multiples trahisons opérées par les gouvernements successifs, d’une gauche officielle ayant perdu son identité…
Hier j’ai vu des vieillards munis d’une bombe aérosol en train d’écrire des graffiti sur les murs : « Pour un nouveau système de pensions ! ». Plus loin un autre graffiti : « Élites puissantes et pilleurs du pays depuis 40 ans, les esclaves ne veulent plus de vos miettes ! ». Dans les regards des gens qui manifestaient hier, j’ai perçu une force de décision qui nous disait clairement qu’ils n’allaient pas arrêter de lutter.
En direct du Chili, votre dévoué, Ronnie Ramirez